https://www.letemps.ch/culture/livres/philosophe-pierre-steiner-pensee-une-technique-une

 

 

 

 

 

 

Pierre Steiner aborde les questions classiques de la philosophie de l’esprit par un biais inattendu: celui de la technique. Une vision des choses appelée à avoir de profondes répercussions

Pierre Steiner est un philosophe belge établi en France, encore jeune (il est né en 1980), mais dont les travaux sont pourtant connus de longue date. Actuellement professeur à l’Université de technologie de Compiègne, il suit une voie très originale, qui permet de renouveler audacieusement des problèmes très classiques de philosophie de l’esprit, laquelle interroge (depuis Platon!) les rapports de l’esprit humain au monde. Qu’est-ce que penser? Comment l’esprit est-il lié aux objets qu’il perçoit du monde? Ce sont là de vieilles et nobles questions, mais que Pierre Steiner aborde par un biais inattendu: celui d’une philosophie de la technique.

Ainsi, l’un des lieux communs les plus répandus sur la technique (y compris parmi les philosophes) consiste à dire que celle-ci serait un ensemble d’outils ou de dispositifs servant à réaliser telle ou telle fin, fixée par l’être humain. Celui-ci aurait donc des buts, et la technique permettrait de les réaliser. Les buts seraient «dans la tête», et telle ou telle technique serait le moyen de les atteindre. Qu’y a-t-il donc à redire à cette vision de bon sens?

Milieu de vie

C’est qu’elle est beaucoup trop étroite. Certes, si je veux faire un aller-retour dans la matinée entre Genève et Lausanne, je prends le train ou la voiture, parce que c’est le meilleur moyen de réaliser mon but; mais le fait même de pouvoir envisager un tel but est rendu possible par la technique. Autrement dit, «les «moyens techniques» forment en réalité un milieu de vie qui inclut, reconfigure et transforme des fins et des valeurs, si bien que toute technique est constitutive de nouveaux projets et d’une reconfiguration du champ de l’expérience».

Lire aussi: L’art englouti par la technique, le verdict de Jacques Ellul

Par conséquent, les techniques ne sont pas qu’un instrument pour agir sur le monde selon notre volonté: elles sont constitutives de cette volonté elle-même, qui ne préexiste pas à leur avènement. Pierre Steiner ajoute qu’elles sont également constitutives de la connaissance, et pour la même raison: la connaissance est elle aussi préformée par ce qui la rend possible, à savoir nos outils de connaissance.

Mais le livre du philosophe, La Fabrique des pensées, n’est pas un livre sur la technique. C’est un livre sur la pensée. La pensée comme technique. Car pour lui, la pensée, comme la technique, est aussi une certaine manière de faire, d’agir, de s’inscrire dans le monde. Penser d’une certaine manière, c’est une certaine manière d’être. Les pensées, nous ne les avons pas, au sens d’un minerai enfoui qu’il suffirait de porter au jour; nous les fabriquons, précisément, à partir de notre inscription dans le monde.

L’archer et sa cible

Il résulte de ces profondes considérations une tout autre image de la relation de l’esprit et du monde que la très classique relation sujet-objet qui accorde à la vie mentale, depuis Platon, Descartes et jusqu’à Husserl, une forme d’existence séparée du monde, comme s’il y avait d’un côté la pensée, de l’autre le monde que cette pensée doit viser. Lumineuses sont à cet égard les pages qui critiquent une conception de la pensée qui viserait son objet comme l’archer vise sa cible; car viser une cible est une action qui suppose un certain état du monde, un instrument technique, une posture du corps, sans lesquels la volonté de viser ne pourrait même pas naître. La pensée n’est ainsi pas préalable à la situation dans laquelle elle s’inscrit.

Lire également: Les lanceurs d’alerte du changement climatique avant la lettre

Une telle vision des choses est appelée, si les scientifiques voulaient bien l’entendre, à avoir de profondes répercussions, dans le domaine de l’intelligence artificielle par exemple. Elle le devrait. En tout cas, ce livre, écrit dans une langue philosophique à la fois claire et rigoureuse, représente une contribution notable sur le patient chemin de la compréhension de l’humain par lui-même.


Philosophie. Pierre Steiner, «La Fabrique des pensées», Cerf, 462 p.

Leukerbad 1951 / 2014

Serge Chauvin, Marie Darrieussecq, Teju Cole, James Baldwin

Zoe Editions, 80 p.

 

 

 

.

.

.

.

.