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Céline le médecin-écrivain, de David Labreure, Éditions Bartillat, 328 p. Bartillat

 

 

CRITIQUE - David Labreure consacre un livre au parcours de médecin de l’auteur de Voyage au bout de la nuit.

Route des Gardes à Meudon, où Céline et son épouse, Lucette Almansor, se sont installés en octobre 1951 dans une maison du XIXe siècle, une plaque de cuivre fixée sur le portail indiquait une qualité singulière du maître des lieux: «DR L.F. DESTOUCHES/ DE LA FACULTÉ DE MÉDECINE DE PARIS/ DE 14H A 16H/ SAUF VENDREDI». Les Éditions Bartillat ont reproduit cette plaque d’un généraliste qui ne travaillait que deux heures par jour, occupé par la poursuite de son œuvre littéraire, en couverture du livre que David Labreure a consacré au parcours de médecin de l’auteur de Voyage au bout de la nuit, un roman, on s’en souvient, dont Bardamu, le narrateur, est lui aussi un ancien carabin.

 

En octobre 1932, ce détail n’avait pas échappé à Léon Daudet, ancien interne des hôpitaux de Paris, lorsqu’il s’est battu comme un lion pour faire obtenir le prix Goncourt à Céline, un écrivain de 38 ans inconnu du grand public que ses commensaux de chez Drouant regardaient comme un anarchiste, sa mauvaise réputation commençant à se répandre dans les salons et les journaux, mais dans un autre registre que ce qu’elle sera après-guerre. Aux jurés qui déploraient que certains passages du Voyage attaquent violemment la patrie, Léon Daudet aurait répondu: «La patrie, je lui dis merde quand il s’agit de littérature!»

Léon Daudet, Louis-Ferdinand Céline… Ce rapprochement permet d’entrer immédiatement dans le vif du sujet qui occupe David Labreure dans son merveilleux livre et nous change du ronronnement habituel des raconteurs de Céline, à l’exception de la somme qu’ont publiée Pierre-André Taguieff et Annick Duraffour en 2017. Toute sa vie, l’ancien carabin Daudet s’est obstiné à raisonner en médecin hygiéniste, et c’est ainsi qu’il a salué en 1937 la publication de Bagatelles pour un massacre, un pamphlet atroce qui arracha à Bernanos ce cri de révolte: «Cette fois-ci, Céline s’est trompé d’urinoir.»

Les «célinistes», «célinophiles», «célinolâtres», «célinomanes» et autres «célinologues» ont du mal à l’entendre. La lecture de l’essai d’histoire littéraire de David Labreure les obligera peut-être à se rendre à l’évidence: c’est parce qu’il était un raciste hygiéniste que l’auteur des Beaux Draps est devenu un eugéniste pro-nazi. À suivre l’auteur qui a consacré sa thèse de lettres modernes à l’hygiénisme chez Céline, l’épisode africain des années 1916-1917, au cours duquel le futur romancier a travaillé comme surveillant dans une plantation au Cameroun, a été «une étape importante du devenir médical de Louis Destouches, confronté à la grande vulnérabilité, aux maladies et au manque d’hygiène» des populations locales et même d’une partie de l’administration coloniale européenne.

Scientifique, matérialiste, partisan de la génétique

Les lecteurs de Voyage au bout de la nuit se souviennent de la chaleur, de l’humidité et de l’ambiance suffocante de la ville imaginaire de Fort-Gono. De retour en Europe, Céline a passé son baccalauréat et a suivi des études de médecine de 1920 à 1924, avant de soutenir une thèse consacrée à Ignace Philippe Semmelweis, un médecin hongrois qui avait compris l’importance de l’hygiène des mains en médecine obstétrique plusieurs décennies avant la découverte de la vie microbienne par Louis Pasteur.

Publiée en 1936 sous le titre La Vie et l’Œuvre de Philippe Ignace Semmelweis, la thèse de médecine de 1924 possède des qualités dramatiques qui font d’elle une œuvre littéraire à part entière. Rééditée par les Éditions Gallimard en 2007 avec une préface de Philippe Sollers, elle mérite d’être lue par tous ceux qui cherchent à comprendre où et comment s’est noué le drame de Céline, «pauvre médecin des pauvres» qui a également été un persécuteur des juifs, aussi insensible que possible aux lois vichystes interdisant aux étrangers d’exercer en France.

L’antisémitisme de Céline n’avait rien de commun avec celui de Drieu, de Maurras ou de Morand. Lui seul se rattachait aux théories allemandes de l’«hygiène raciale». À suivre David Labreure, on découvre qu’il était scientifique, matérialiste, partisan de la génétique. Opposant la force biologique de la race à la réalité politique d’une nation française «malade des juifs», l’auteur de nombreuses publications scientifiques dans les années 1920 rêvait, avec les maîtres du Reich, d’une Europe nouvelle, «désinfectée» par le fer et par le feu. Dans L’École des cadavres, publié en 1938, il la veut débarrassée de ses miasmes délétères, de ses vagues de virulence et de ses microbes foudroyants. Toute l’eau de la mer ne suffirait pas à laver cette tache de sang intellectuelle sur l’œuvre de Céline: l’analogie mortifère entre le corps social et le corps humain.

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