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Wayne Thiebaud à la Fondation Beyeler, sortir de l’art pour entrer dans la peinture

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Les séries de tartes, de cupcakes, de montages et d’autoroutes, ainsi que les visions répétitives du peintre californien d’origine suisse, mort plus que centenaire en 2021, s’exposent à Bâle et racontent une vie passée à interroger les formes et la matière

 

Wayne Thiebaud, «Pie Rows» (Rangée de tartes), 1961. Huile sur toile. Collection de la Wayne Thiebaud Foundation. — © © Wayne Thiebaud Foundation/2022, ProLitteris, Zurich Photo: Matthew Kroening

 

Pie Rows, 1961. Des tartes sur des assiettes alignées. A la Fondation Beyeler, l’image paraît familière. Même si, visiteuses et visiteurs ignorent tout du travail de Wayne Thiebaud, peintre californien d’origine suisse – son grand-père venu de Suisse au XIXe siècle fut instituteur dans l’Indiana –, ce tableau, parmi les premiers qui leur sont présentés, semble connu. A la fois parce que ces arrangements pâtissiers se retrouvent partout, ensuite parce que cette image est largement diffusée.

Au critique d’art Jason Edward Kaufman, Wayne Thiebaud a raconté, dans la dernière interview de sa longue vie – il est né en 1920 en Arizona et mort en 2021 à Sacramento – comment il a commencé à peindre ses séries de tartes. Après une rencontre avec le peintre Willem de Kooning qui lui avait demandé pourquoi il peignait, Wayne Thiebaud se met en quête d’un art qui puisse être sien.

Bon débarras

«J’avais grandi jeune garçon mormon en Amérique, raconte l’artiste. J’avais travaillé dans des restaurants, aidé à cuire des hamburgers, fait la vaisselle, été serveur. Quel était ce monde? Y avait-il quelque chose à en tirer? […] J’ai pris la toile et tracé quelques ovales, en pensant à Cézanne – le cube, le cône, la sphère –, puis j’ai posé quelques triangles sur ces ovales et j’ai pensé, tiens, ça pourrait bien représenter une tarte sur une assiette. Je les avais vues arrangées dans les restaurants et j’ai toujours été intéressé par la façon dont elles forment de jolis motifs. Je me suis dit, voilà, je vais continuer avec ça et transformer ces triangles en tartes…» Il fait un premier tableau, puis recommence: «C’en est fini de moi comme peintre sérieux, […] me voilà sorti du monde de l’art. Et d’un certain point de vue, bon débarras.»

Ces natures mortes de gâteaux, glaces et fruits, légumes, melons, jouets en série feront le succès de Wayne Thiebaud. En 1962, il les expose à New York et toutes sont vendues. Parmi les acheteurs, le Museum of Modern Art (MoMA). Ce professeur à l’Ecole d’art de Sacramento, passé par la peinture de lettres et les studios Disney, rentre dans le monde de l’art.

Ses gâteaux pourraient n’avoir aucun intérêt n’était la matière dont ils sont faits. La peinture, le geste, se donne à voir dans ses natures mortes pleines de relief – effet encore accentué par le «halo», une série de fines lignes de couleurs, dont Thiebaud entoure ses objets. Tel est le défi de l’artiste: faire exister par la peinture, sur l’espace plane de la toile, ses gâteaux vibrants, concrets, dans toutes leurs dimensions physiques.

Mutiques comme des sculptures

Les personnages que représente Wayne Thiebaud sont aussi sages et denses que ses gâteaux. Mutiques, comme des sculptures. Légèrement inquiétants, aussi. Solitaires toujours – même lorsqu’ils sont deux sur la toile, comme dans Two Kneeling Figures (Deux figures à genoux), 1966 ou Eating Figures (Quick Snack), 1963. Ils ont l’air concentré ou absent et ne partagent rien. Thiebaud voulait que ses personnages n’aient «absolument pas d’expression, afin qu’on y trouve aucun narratif, juste une représentation directe aussi désencombrée que possible», dira-t-il à Jason Edward Kaufman, dans cette même interview qui figure dans le catalogue (en anglais).

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La volonté de projeter un espace en trois dimensions dans la peinture s’affirme encore plus dans les étonnants paysages montagneux ou urbains qui ferment l’exposition bâloise. Wayne Thiebaud invente des montagnes massives, vertigineuses (Yosemite Ridge, 1975), des villes aux autoroutes pentues (Diagonale Freeway, 1993), et lâche pour les représenter, sa palette de pastels. Le bleu, le brun, l’ocre, le vert prennent le dessus et dessinent un monde d’abîmes et de pentes insensées qui défient l’œil humain. Là encore, la solitude règne. Presque aucune trace de vie, parmi les roches, la végétation sèche, l’asphalte, les voitures et les parois des immeubles.

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Certes, il y a dans les représentations de Wayne Thiebaud une certaine idée de l’Amérique au XXe siècle, de l’humour aussi malgré l’inquiétude – comme dans sa série de «bandits manchots» anthropomorphes, Two Jackpots (2005) –, mais ce qui touche chez lui est au-delà de ces aspects anecdotiques. L’intérêt de l’exposition de Bâle, ce sont les questions que l’artiste californien – dont Bruce Nauman fut l’élève – pose à la peinture. Et in fine – du fait de l’omniprésence de la matière – sa tentation de l’abstraction. «J’admire beaucoup la peinture abstraite, disait-il à Jason Edward Kaufman, fondamentalement je suis toujours convaincu que mon travail est abstrait.»


«Wayne Thiebaud», Fondation Beyeler, Bâle-Riehen, jusqu’au 21 mai.

 

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