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Une philosophie de la guerre. Entretien avec Henri Hude

Face au risque permanent de conflit de haute intensité, la solution à la guerre ne réside pas dans une sorte d’Empire planétaire, mais dans un sursaut philosophique et spirituel. L’actualité rend indispensable une réflexion sur ce qu’est la guerre aujourd’hui et sur la façon d’appréhender la paix. 

Henri Hude est universitaire, maître de conférence et ancien enseignant à Saint-Cyr Coëtquidan ainsi qu’à l’Institut Jean-Paul II à Rome. Il est l’auteur de Philosophie de la guerre

Propos recueillis par Côme de Bisschop. 

Alors que la guerre fait son retour dans les consciences et que l’imaginaire collectif s’accorde pour la considérer comme un « mal », comment faut-il articuler la guerre et la morale ?  Qu’est-ce qu’une guerre « juste » et est-elle encore applicable dans la complexité du monde actuel ? 

Lorsque les responsables politiques doivent envisager la possibilité de recourir à la force armée dans une situation particulière, cela pose évidemment pour eux un problème fondamental de morale. Il est évident que la guerre est un « mal » puisqu’elle utilise la force, la ruse ou encore la violence. La loi morale c’est plutôt la paix, l’amitié, la justice. L’emploi systématique de la force est ainsi absolument contraire au mode de vie amical. Il est donc clair que la guerre porte en elle un caractère immoral qui amène d’ailleurs à un dilemme. En effet, d’un point de vue moral, la guerre est un « mal ». Cependant, le pacifisme absolu n’est pas non plus acceptable d’un point de vue moral, car il implique une obligation de renoncer à toute légitime défense collective devant n’importe quel agresseur. C’est donc une doctrine politique qui a pour effet de donner nécessairement le pouvoir au plus pervers, ce qui est inacceptable. Nous voilà ainsi enlacés dans un dilemme entre d’un côté l’immoralité de la guerre, de l’autre l’immoralité du pacifisme. La théorie de la « guerre juste » représente un effort pour se dégager de cette contradiction afin de pouvoir prendre des décisions qui soient équitables et prudentes. Cette notion a pour effet de faire de la paix la norme concernant la façon dont on faire la guerre. En outre, la difficulté tient aujourd’hui dans le fait que depuis 1945, la totalité de la stratégie se trouve soutenue par la dissuasion nucléaire. 

Malgré nos différences culturelles ou civilisationelles, vous insistez sur le fait qu’il existe une morale dite « naturelle ». Pensez-vous que la loi naturelle soit suffisante pour apaiser nos différences sur la scène internationale ? 

La loi naturelle est difficile à comprendre dans le cadre des concepts de l’Occident postmoderne. L’idée qu’il puisse y avoir dans ce qu’on appelle « nature » une quelconque normativité est peu recevable aujourd’hui et ceci est à l’origine de la crise identitaire actuelle de l’homme. Cependant, l’idée que la nature, en tant qu’harmonie, puisse être porteuse de normes relativement claires pour l’homme me paraît tout à fait raisonnable. Cette loi naturelle est la bonne foi et la philia, c’est-à-dire lamitié sociale. À ce titre, Aristote dans son Éthique à Nicomaque, nous dit qu’il n’y a pas de différence entre un véritable ami et un honnête homme. Or quelle que soit la culture dans laquelle on vit, on sait ce que c’est qu’un véritable ami. C’est en quelque sorte l’universel de la culture qui est lié à l’universel de l’homme. Thomas Hobbes apporte une contribution remarquable à la notion de loi naturelle. Il précise que « l’état de nature » de l’homme est paradoxalement celui de la « guerre de tous contre tous » et que la loi naturelle est celle de la paix. Ainsi, encore une fois, selon la loi naturelle, la norme de la guerre c’est la paix. 

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La guerre est-elle inscrite en l’homme et est-elle en ce sens inévitable ? Autrement dit, la paix perpétuelle, au sens kantien, est-elle utopique ?

La guerre est un phénomène qui semble universel dans l’espace et dans le temps. Elle s’enracine dans l’homme en tant qu’il est homme. Il y a donc bien quelque chose en l’homme qui l’anime à la guerre. L’idée de Hobbes selon laquelle « l’état de nature » de l’homme mène à la « guerre de tous contre tous », bien que paradoxale, est tout à fait véridique. Ceci s’explique par le fait que l’homme connait sa loi naturelle, mais son état de nature est très souvent un état qui résulte de la non-application de cette loi naturelle. C’est ce que nous dit Saint Thomas : « l’animal raisonnable agit le plus souvent de manière déraisonnable ». Ainsi, si l’on voulait la paix, il faudrait changer radicalement notre conduite, il faudrait se forcer d’être sage, pieux et saint, or beaucoup n’ont pas envie de l’être, ou seulement en surface. Pour reprendre ce que nous disions sur Aristote, nous voulons des amis, mais comme nous n’agissons pas en parfait honnête homme, nous ne pouvons avoir de véritables amis et pour en avoir, il nous faut donc un ennemi commun.

Vous évoquez la solution du Léviathan comme une alternative à la guerre totale. Comment définissez-vous le Léviathan et pourquoi est-il une tentation ? 

Le Léviathan de Hobbes est bien connu. En raison de leur cupidité, les hommes se trouvent opposés les uns aux autres et en situation de conflit. Puisqu’ils sont cupides, cette situation leur convient. Cependant, il n’y a plus de sécurité, donc la vie ne vaut plus la peine d’être vécue. Ainsi, pour sortir de cette situation, il faut passer un accord avec un pouvoir qui va imposer la paix et qui aura une puissance supérieure capable de désarmer tout le monde. Ce pouvoir absolu, c’est ce qu’on appelle le Léviathan. Ainsi se constituent plusieurs États-Léviathan. Si le danger de guerre entre eux devient trop grand, la même logique conduit à désirer un Léviathan universel. C’est un pouvoir unique, total, absolu, bienveillant au demeurant, mais dune brutalité extrême. En effet, l’exigence sécuritaire est telle que la liberté est réduite à néant. Le Léviathan est perçu par la volonté générale comme l’unique solution face à l’anéantissement général. En ce qu’il représente une alternative à la mort de tous, il est une tentation évidente, d’autant plus à notre époque où l’arme nucléaire menace la destruction du genre humain. Néanmoins, pour pouvoir durer, le Léviathan doit réduire la force intellectuelle et morale des individus. Sa promesse de paix ne peut donc pas tenir. Nous devons nous méfier, car une trop grande peur de la guerre, surtout antiterroriste, pourrait nous mener vers une tyrannie sécuritaire absolue. Face au risque nucléaire, le besoin croissant de sécurité peut menacer notre liberté. Pour éviter le Léviathan, il faut conserver le pluralisme des États qui restent rivaux certes, mais qui renoncent à l’empire universel, justement à cause du danger du Léviathan

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Dans le contexte actuel où les conflits à venir seront probablement davantage culturels et religieux et de moins en moins d’ordres idéologique et économique, selon l’idée d’Huntington, comment les religions peuvent-elles instaurer une culture de paix ? 

Je pense que toutes les guerres comportent 3 dimensions : économique, politique et culturelle. Le terme « culturel » contient la dimension religieuse. Concernant les guerres de religion, il est pertinent de se rappeler les mots de Montaigne : « Dans ces armées qui s’opposent sur la religion, je ne trouve pas une demi-compagnie d’hommes religieux ». Ainsi, même si le conflit entre Catholiques et Protestants est d’essence religieuse, une fine analyse historique montre que ce conflit est aussi politique et économique. Cela étant dit, c’est à cause de ces guerres de religion que les cultures humanistes laïques se sont implantées. Pourtant, la culture humaniste moderne est une culture de guerre. Les guerres idéologiques issues des lumières ont probablement fait plus de morts que toutes les autres guerres de religion. Si les religions peuvent être un facteur de guerre, elles peuvent aussi être un facteur de paix. La co-existence des entités spirituelles distinctes peut mener à des conflits, mais il faut bien garder à l’esprit que si vous êtes en présence dun produit de sagesse correctement calibré, vous avez automatiquement une culture de paix. Toutes les religions et les sagesses s’attachent au problème du mal. C’est la question du salut. Les guerres entre chrétiens pour motif de religion sont les plus problématiques car sentretuer au nom du Dieu de lamour, cest surement ce quil y a de plus hautement paradoxal.

Vous évoquez l’esprit de philia, cette amitié sociale qui instaure une culture de paix. Comment enseigner aux générations à venir l’esprit damitié sociale ?

La première chose à faire est de retrouver et d’accepter la nature. Autrement dit, accepter d’être ce que l’homme est. La philia c’est l’acceptation de cette loi naturelle, donc la loi de paix. Il faut sortir de cette espèce d’existentialisme délirant, dans lequel nous n’aurions ni essence ni nature et nous ne serions uniquement ce que nous voudrions être. La seconde chose à faire est de se tourner vers la métaphysique, c’est-à-dire la découverte de Dieu. La sortie de la religion n’est qu’une illusion. En tant qu’entité vivante, nous participons à la vie, nous sommes rattachés à l’Absolu, c’est le bien commun universel. Pour qu’une véritable amitié sociale source de paix s’installe, il ne suffit pas de dire quil faut être gentil avec les autres, ou quil faut être solidaire, ceci n’est qu’une forme de moralisme culpabilisant. Il faut retrouver la vérité de l’être humain. Il n’y a pas que l’homme, il y a la nature et il y a Dieu. 

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