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ENQUÊTE - Sur les réseaux sociaux, influenceurs et filtres donnent envie aux moins de 35 ans de céder au bistouri ou à l’aiguille. À leurs risques et périls.

Liposuccions, rhinoplasties, augmentations mammaires… Les moins de 35 ans sont désormais les champions de la chirurgie esthétique. Autrefois associées dans l’imaginaire collectif aux personnes souhaitant lutter contre les signes du vieillissement, ces pratiques séduisent de plus en plus de jeunes. «Une génération bistouri est en train de naître», assure Elsa Mari, journaliste au Parisien et coauteur, avec sa consœur Ariane Riou, d’un édifiant livre sur le sujet (Génération bistouri. Enquête sur les ravages de la chirurgie esthétique chez les jeunes, JC Lattès). Au-delà de la chirurgie, c’est aussi et surtout la médecine esthétique qui prend son envol chez les générations Y et Z, comme en témoigne le succès des injections de Botox ou d’acide hyaluronique.

 

«Depuis quelques années, la chirurgie et la médecine esthétiques n’ont plus de frontières sociales. Elles se sont immiscées dans tous les milieux. Avant, c’était plutôt réservé à une classe aisée. Désormais, le bistouri s’est popularisé dans les banlieues, notamment parce qu’on met des solutions à disposition de ceux qui ont moins de moyens, par exemple avec la chirurgie low cost en Turquie ou en Tunisie, souligne Elsa Mari. Les femmes ne sont plus les seules concernées, les hommes s’y mettent aussi: greffe de cheveux, liposuccion, élargissement du pénis…». Les praticiens interrogés par Le Figaro le confirment: ils voient défiler de plus en plus de jeunes. «C’est indéniable», abonde le Dr Jacques Saboye, secrétaire général de la Société française de chirurgie plastique, reconstructrice et esthétique (SoFCPRE).

«Il y a celles et ceux qui ont un complexe extrêmement profond, qui les empêche de s’aimer, de s’accepter, et qui évoquent un “besoin”. Et les autres, qui ont des complexes provoqués par les normes tyrannisantes de beauté en vogue actuellement, et qui parlent d’“envie”», résume Elsa Mari. «La caricature est facile. Mais nous avons des patients qui ont de vraies souffrances morales et qui, en sortant de chez nous, sont beaucoup mieux dans leur peau», insiste le Dr Saboye. Et de citer en exemple la réduction mammaire d’une lycéenne surnommée au quotidien «Airbag» en raison de sa forte poitrine et qui avait arrêté d’aller en cours. «À l’inverse, parfois, je fais face à des demandes délirantes, des patients psychologiquement fragiles ou qui ne réalisent pas bien ce qui est en jeu. Dans ce cas, je leur dis non. Mais ce n’est pas toujours simple.»

«J’avais un vrai mal-être»

Les profils de ceux qui optent pour le bistouri sont très divers. Après plus de dix ans à «y songer», Charlène, 32 ans, a rendez-vous lundi pour une rhinoplastie dans une clinique montpelliéraine. «Mon nez n’est pas un gros complexe, mais il m’a toujours dérangée. Je me suis dit que je me sentirais mieux si j’enlevais la bosse et qu’il était un peu plus court», explique la jeune femme. Après avoir «épluché la liste des chirurgiens de Montpellier», elle opte pour un praticien spécialisé dans les rhinoplasties. Son site et son compte Instagram, très fournis, la «rassurent». Une première consultation en décembre, un temps de réflexion, une deuxième consultation en janvier, et rendez-vous est pris pour début mars. «Je dois y être à 7 heures du matin, et je sortirai le soir-même. Il faudra que je porte un pansement pendant une semaine. On a choisi exprès cette date parce qu’en ce moment je ne travaille pas, donc c’est parfait!» Le projet de Charlène a cependant un coût, loin d’être anodin : 6500 euros. Une somme qu’elle a pour moitié économisée pendant plusieurs années, pour moitié empruntée à la banque.

Ninon, 20 ans, s’est quant à elle fait opérer de la poitrine à 18 ans et demi. «C’était un complexe que je traînais depuis l’adolescence. Je suis un peu enveloppée, j’avais des formes partout sauf en haut. Je trouvais ça difforme, je n’aimais pas quand je me regardais», raconte l’étudiante. À sa majorité, elle se lance dans des recherches, contacte un chirurgien, le voit à deux reprises en avril et juin 2021. «On a fixé une date et c’est là que mes parents ont pris les choses au sérieux. Avant, ils me disaient: “Tu es trop jeune, tu ne vas pas faire ça!” Ils ne comprenaient pas que j’avais un vrai mal-être.» En septembre 2021, Ninon pousse la porte d’une clinique parisienne. Elle en sort le lendemain, 3800 euros en moins, deux tailles de bonnet en plus. «J’en suis très contente, je ne regrette pas du tout», souligne la jeune fille.

L’opposition ferme de certains parents

Charlène et Ninon ont franchi le cap. Mais combien sont-ils, ceux qui en rêvent sans aller jusqu’au bout? Alice, 30 ans, «y a pensé pour ses rides», mais elle a «l’impression qu’une fois qu’on commence, on ne peut plus s’arrêter, et qu’on change de plus en plus de choses». Son amie Margot, 31 ans, «n’aime pas» ses «sillons nasaux» qui «se creusent avec l’âge», mais soulève l’argument du prix des injections. Clément, 32 ans, est complexé par sa calvitie, mais il sait que cette dernière est évolutive et «doute donc de l’intérêt» d’une greffe dans l’immédiat. Certains jeunes font par ailleurs face à un refus de leurs parents. «C’est un non ferme», déclare Charlotte, mère de deux adolescentes qui «s’interrogent». «Je n’ai rien contre la chirurgie et la médecine esthétiques, mais ce n’est pas de leur âge. Elles ont la beauté de la jeunesse, elles ne sont pas parfaites, mais elles sont très jolies», estime la quinquagénaire, qui pointe du doigt le rôle des réseaux sociaux. «Ça vient de la dictature des modèles avec les lèvres pulpeuses, les pommettes hautes, les grosses poitrines, qu’on voit partout sur Instagram et autres. Ça rentre dans la tête des ados qui se cherchent. Pour eux c’est une véritable tentation.»

Les influenceurs ont une importance majeure dans le développement de ce phénomène. À coups de stories Instagram et de vidéos TikTok, ils – et surtout elles – ont remplacé les modèles sur papier glacé.

Dr Adel Louafi, président du Syndicat national de chirurgie plastique, reconstructrice et esthétique (SNCPRE)

Les réseaux sociaux, leurs filtres et leurs stars - notamment les candidats de téléréalité - occupent en effet une large partie du banc des accusés. La nouvelle appétence des jeunes pour la chirurgie et la médecine esthétiques leur est «très clairement due», estime le Dr Adel Louafi, président du Syndicat national de chirurgie plastique, reconstructrice et esthétique (SNCPRE). «Les influenceurs ont une importance majeure dans le développement de ce phénomène. À coups de stories Instagram et de vidéos TikTok, ils - et surtout elles - ont remplacé les modèles sur papier glacé. Par ailleurs, les filtres ont perturbé l’image que les adolescents et jeunes adultes ont d’eux-mêmes en imposant des standards de beauté.» Il n’est ainsi pas rare que le Dr Louafi ou le Dr Saboye reçoivent des patients leur demandant de les aider à ressembler à tel filtre ou à telle influenceuse aux millions d’abonnés…

Les stars des réseaux sociaux n’hésitent pas à recommander en ligneleur praticien. Dans leur sillage, de très nombreux jeunes cèdent aux sirènes des comptes qui mettent en avant des «russian lips», des corrections de «bosse sur le nez» ou de «cernes creux» à l’aide d’acide hyaluronique, à grand renfort de photos «avant/après». Et qui, parfois, ne sont absolument pas tenus par des médecins, mais par des «fake injectors» qui proposent leurs services à prix cassés. «Ce sont quasi exclusivement des jeunes femmes, de tous profils mais notamment des esthéticiennes, des masseuses, des coiffeuses», explique le Dr Adel Louafi. «Elles instaurent une espèce de lien de confiance, tutoient leurs proies, les appellent “ma chérie”. Elles ont un aplomb incroyable, n’hésitent pas à tromper les gens avec de faux certificats. Elles exercent à domicile, dans des Airbnb loués pour l’occasion, dans leurs instituts de beauté…»

Une esthéticienne condamnée

Ninon a vécu cette expérience. «L’an dernier, j’ai fait des injections dans les lèvres dans un salon, pour ressembler à tout le monde. C’était bien fait, mais par des gens qui n’avaient pas de diplômes. Et, avec du recul, je trouve que ce n’était plus moi, ça faisait trop “fake”… Je ne pense pas que je le referais, mais, si c’était le cas, ce serait avec un médecin. Parce qu’on ne sait jamais.» La situation peut en effet virer au cauchemar. «On a soudainement vu apparaître de façon alarmante une explosion de complications graves liées à des injections d’acide hyaluronique», raconte le Dr Adel Louafi, qui a lui-même reçu plusieurs patientes venues après des injections illégales - et a dû en envoyer certaines dans des services hospitaliers spécialisés «pour essayer de sauver ce qui était encore possible de sauver». «On n’avait jamais vu ça en vingt ans d’utilisation de cet acide: des nécroses au niveau de la face, des gangrènes, des septicémies, des amputations de morceaux de nez ou de lèvres…»

Face à ces dérives, la justice tente d’agir. En décembre dernier, une esthéticienne de 29 ans a ainsi été condamnée à neuf mois de prison avec sursis, notamment pour «exercice illégal de la médecine», «blessures involontaires», «pratique commerciale trompeuse», «exécution d’un travail dissimulé» et «importation, acquisition, emploi illicite de médicaments et dispositifs médicaux». Une enquête menée par la brigade de gendarmerie de Valras-Plage (Hérault) et l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (OCLAESP) a permis d’établir que la jeune femme «proposait divers actes réservés au corps médical sans en avoir les qualifications et diplômes requis», comme «des injections de Botox et d’acide hyaluronique, la pose de fils tenseurs en polydioxanone avec anesthésie locale, des injections d’Aqualyx ainsi que des blanchiments dentaires à base de peroxyde d’hydrogène», selon le parquet de Béziers. Cette victoire n’est que l’arbre qui cache la forêt. «L’autorité judiciaire ne poursuit que si une victime porte plainte», déplore le Dr Adel Louafi, qui regrette également que les autorités sanitaires ne mettent pas un frein à la vente libre d’acide hyaluronique.

Reste un autre risque, plus insidieux: celui de devenir «accro» à l’aiguille ou au bistouri. Les très appréciées injections d’acide hyaluronique dans les lèvres ne font ainsi effet que quelques mois, et doivent donc être renouvelées régulièrement. Quant à la chirurgie, «quand on y a goûté, c’est compliqué de ne pas envisager de recommencer», confesse Ninon. De son côté, avant même de passer sur le billard, Charlène s’est demandé si elle allait avoir ensuite envie d’autres changements. «Je n’en sais rien encore. Mais, si je vois que ça se passe bien et que j’ai les finances, pourquoi pas me refaire la poitrine? J’aurai moins peur de sauter le pas après ma première opération!» Ce qui inquiète fortement Elsa Mari, la coauteur de Génération bistouri: «Les jeunes n’ont jamais fait autant de chirurgie esthétique. Dans cinq-dix ans, qu’est-ce qu’on fera de tous ces corps?» Aujourd’hui, la mode est aux lèvres pulpeuses, aux nez affinés et aux fesses bombées. Mais que se passera-t-il quand les tendances auront changé? «Autant la médecine esthétique a un effet limité dans le temps, autant ce qui est modifié par chirurgie ne pourra être modifié à nouveau que par chirurgie», prévient le Dr Saboye. «C’est une vraie dérive d’inscrire la mode dans sa chair, conclut Elsa Mari. Lorsqu’un jean n’est plus à la mode, on peut le jeter. Mais pas un corps!»