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Hugues Lagrange: «La banalisation des drogues dures, le grand mal-être occidental»

 

ENTRETIEN - La consommation de cocaïne, mis en lumière par l’affaire Palmade et hier cantonnée aux milieux favorisés, croît et se banalise y compris dans les milieux défavorisés, argumente le sociologue qui y voit un symptôme de la dépression occidentale.

LE FIGARO. - Si l’affaire Palmade fait la une des journaux sur fond de consommation de stupéfiants, vous révéliez déjà, dans Les Maladies du bonheur, la poussée extraordinaire de l’usage et de l’abus de psychotropes dans les sociétés occidentales, notamment en France. La drogue ne se cantonne-t-elle plus à certains milieux? Quels sont les plus touchés?

 

Hugues LAGRANGE. - Les enquêtes de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) indiquent une baisse des consommations d’alcool qui s’opère parallèlement chez les jeunes de tous milieux de 1995 à la veille de la crise sanitaire. De même, fumer tous les jours n’est plus le fait que de 5 % des jeunes en 2017, contre 12 % en 2002, et la différence selon les milieux est ténue.

Les Occidentaux sont dépressifs non parce que des charges plus lourdes reposent sur leurs épaules que dans les sociétés d’Asie et d’Afrique mais parce qu’ils sont moins protégés par le « cocon » familial ou communautaire

Hugues Lagrange

L’évolution du cannabis est plus sinueuse. L’usage mensuel de 33 % chez les 17 ans en 2002 baisse jusqu’en 2011, se relève dans les années qui suivent la crise financière et baisse de nouveau de 2014 à 2019 à 21 %. À la fin du XX siècle, les usages de cannabis, héritiers des tendances antiautoritaires des années 1960, sont plus fréquents chez les jeunes des milieux favorisés. Si, de 2002 à 2017, l’usage régulier de cannabis (10 fois par mois) s’effondre à 6 % chez les jeunes favorisés, chez les apprentis, la proportion d’usagers réguliers est stable, autour de 15 %, et s’élève parmi les jeunes déscolarisés, atteignant 21 %. Plus utilisé dans les milieux modestes, il répond aujourd’hui à une marginalisation sociale, c’est souvent une manière de se cacher son échec.

… et les drogues stimulantes?

L’élévation des usages de cocaïne prend du relief sur le fond de cette baisse des psychotropes répandus - tabac, alcool, cannabis. La cocaïne a progressivement supplanté l’héroïne. Aujourd’hui, près de 6 % des adultes l’ont expérimentée, le nombre de ceux qui l’ont fait a plus que doublé depuis 2000. Ce fut le recours de prédilection des professions des arts et du spectacle, des cadres confrontés à de fortes exigences professionnelles. Là aussi, il y a un basculement social favorisé par la baisse relative des prix et une abondance de l’offre illustrée par les quantités arrivant au Havre, à Anvers ou Rotterdam. La demande de cocaïne est issue des périphéries urbaines pauvres où se diffuse aussi le crack, dérivé très addictif souvent acheminé par des réseaux antillais. Jadis drogue de ceux qui voulaient croquer le monde, la cocaïne est aujourd’hui aussi un pansement: on trouve deux fois plus d’utilisateurs parmi les chômeurs que parmi les actifs.

Vous aviez notamment souligné la demande croissante et l’augmentation de la disponibilité des drogues de synthèse. Comment l’expliquez-vous?

En Europe de l’Ouest, la cocaïne est plus utilisée que les drogues de synthèse
- ecstasy et amphétamines -, en raison de la proximité avec l’Espagne. Mais l’élévation de la consommation de ces drogues de synthèse associée à la techno est aussi forte.

Il y a eu un changement que révèlent deux évolutions croisées. Une baisse de la consommation d’héroïne, une envolée des consommations de cocaïne et de drogues de synthèse. Ce chassé-croisé a correspondu à ce qu’Alain Ehrenberg formulait comme «l’exigence de vivre et d’agir en individu (…) au lieu de s’abriter derrière les institutions, d’agir sur soi-même et par soi-
même».

Aux produits illégaux s’ajoutent les antidépresseurs. Est-ce à dire que les sociétés occidentales sont profondément dépressives? Le phénomène est-il cantonné à l’Europe et aux États-Unis?

Aux États-Unis, dans les années 1950-1975, les traitements médicamenteux qui prévalent ciblent l’anxiété, considérée comme le trouble le plus répandu dans un monde ouvert et moderne. Au cours des années 1975-2010, il y a une augmentation extraordinaire des prescriptions d’antidépresseurs pour répondre au ralentissement de la croissance dans un contexte où les exigences de performance se sont accrues. À mesure que l’on avance dans le XXIe siècle, beaucoup des déséquilibres dysphoriques, qui ne comportent pas de rupture avec la réalité, sont rangés dans la catégorie dépression, qui a enflé démesurément. Ces déséquilibres aux contours incertains résistent aux antidépresseurs: les «nouvelles molécules» ne sont pas plus efficaces que la course à pied ou la méditation.

Les recherches neuroendocrinologiques indiquent des voies pour aller au-delà de cette dialectique accélérateur/frein. On comprend mieux comment les mal-être s’inscrivent sous la peau, comment les consommations de psychotropes, prescrits ou illégaux, se pérennisent, au risque de détruire ceux qui ont trouvé là une consolation. L’élucidation des liens entre les émotions, les représentations du plaisir encodées par la mémoire et les fonctions du cortex dans la décision de consommer ou de s’abstenir éclaire les contraintes sous lesquelles les individus agissent. On conçoit les bases neurologiques que trouvent, dans un monde moins structuré par le rapport salarial, les récompenses physiques visées notamment par les jeunes en échec scolaire et une fraction des individus déboussolés par la rapidité des changements techniques.

Inversement, on comprend aussi mieux les effets sociaux des psychotropes. Ainsi, la cohorte Tempo montre que ceux qui ont initié le cannabis avant 16 ans ont environ deux fois plus de risques de vivre une période de chômage à l’âge adulte. Les addictions comme l’exercice physique produisent des endophénotypes qui diffractent les destins individuels, accroissant l’hétérogénéité interne des milieux sociaux.

Cette dépressivité occidentale, n’est-ce pas un paradoxe, dans la mesure où nos sociétés sont globalement plus riches et plus démocratiques?

Je me risque à des remarques très schématiques. Les bouleversements émotionnels associés aux traumas de la vie ont une incidence profonde sur la santé que l’on ne soupçonnait pas dans des sociétés où la vie individuelle était plus précaire, mais stables et inclusives. Les Occidentaux sont dépressifs non parce que des charges plus lourdes reposent sur leurs épaules que dans les sociétés d’Asie et d’Afrique mais parce qu’ils sont moins protégés par le «cocon» familial ou communautaire. L’isolement est noyé dans la drogue. Plus que par le passé, on narcotise les tensions de la vie sociale avec du sucre et des psychotropes, ou bien on les intériorise faute de pouvoir les socialiser. Le mal que l’on se fait s’ajoute à celui qui vient du dehors. Ceux qui ne parviennent pas à mobiliser efficacement des ressources inégalement réparties sont en déséquilibre, démunis, obèses, toxicomanes, anxiodépressifs et parfois tout à la fois.

La promesse de liberté et d’autonomie s’est, selon vous, soldée par une souffrance forte de l’homo œconomicus occidental. Comment renouer avec l’idéal de la «vie bonne» sans renoncer aux acquis de la modernité?

Ce polymorphisme ne doit pas nous cacher l’unité des déséquilibres. La phase de somatisation multiforme dans laquelle on est entrés doit être conçue comme une longue transition. L’abus du mot dépression peine à définir ce processus, moins marqué par une baisse de régime que par de l’anxiété et l’incapacité à éprouver du plaisir à la vie ordinaire.

Les sociétés occidentales confrontées à des bouleversements climatiques (incendies, ouragans, séismes) au retour des maladies infectieuses, doivent répondre par un changement des formes d’organisation, débordant la sphère du travail, qu’il faut cependant concilier avec l’absorption de la révolution technologique. Elles ne parlent guère de leurs buts, revendiquant des principes qui font toute la différence en temps de guerre mais sont insuffisants quand l’intégrité du territoire n’est pas en jeu. Il s’agit d’associer mieux activité et vie personnelle, santé individuelle et buts collectifs, pour favoriser une société plus intégrée, sinon plus solidaire.


*Directeur de recherche émérite au CNRS, Hugues Lagrange a notamment publié «Demandes de sécurité» (Seuil, 2003), «Le Déni des cultures» (Seuil 2010) et «Les Maladies du bonheur» (PUF, 2020).