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Philippe Tesson trouvait inconcevable de céder au Destin, à l’image de tant de héros du théâtre antique refusant l’ordre des dieux. Philip Conrad/Photo12
DISPARITION - Figure tutélaire de la vie médiatique française, directeur de journaux, Philippe Tesson était le critique dramatique du Figaro Magazine depuis plus de trente ans. Disparu mercredi 1er février 2023, à 94 ans, il nous laisse inconsolables.
Le dernier dimanche avant sa disparition, comme chaque dimanche, Philippe Tesson y pensait encore: dicter à sa fille aînée des mots qui, une semaine plus tard, par la magie de son verbe haut, de son érudition tranquille et de son style élégant et clair, deviendrait sa chronique théâtrale du Figaro Magazine. Cela durait depuis plus de trois décennies. Plus d’un millier d’auteurs, de metteurs en scène et d’acteurs auront eu l’heur ou le malheur de subir son regard qui en avait vu d’autres. «Je crois avoir assisté à plus de 12.000 représentations dans ma vie», s’amusait-il à l’orée de ses 90 ans. Et il n’était pas rassasié.
Homme à la fois de tradition et de progrès, capable de s’élever avec la même (bonne ou mauvaise) foi contre un spectacle trop moderne ou trop conventionnel, Philippe Tesson m’avait aimablement imposé un rituel annuel immuable. Il se déroulait à la fin du mois d’août, quand les ultimes chaleurs estivales annonçaient la réouverture prochaine des salles de théâtre parisiennes et que lui-même était rentré de sa villégiature normande. Il consistait en un déjeuner dans l’une de ses adresses du quartier de Saint-Germain-des-Prés - là où ont lieu ses funérailles ce vendredi - ou de Montparnasse - là où se trouve son cher Théâtre de Poche, sa dernière grande aventure professionnelle entamée à 83 ans (on n’est pas sérieux quand on a 83 ans…, mais Tesson a-t-il jamais été sérieux?).
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Après avoir précisé à qui voulait l’entendre (la serveuse, le voisin de table, le patron ou Ali, le célèbre vendeur ambulant du Monde et du JDD du 6e arrondissement de Paris) que j’étais son «chef» (cette blague…) et avant de passer commande, fusait la même question faussement inquiète: «Tu me gardes?» Comme s’il pouvait être question pour Le Fig Mag de se séparer de lui.
Un enthousiasme permanent
C’eût été, pour nous, renoncer à publier des critiques animées d’un souffle revigorant qui, par leur enthousiasme, paraissaient écrites par un jeune homme à l’aube de sa carrière. Jamais blasé, d’une curiosité permanente, Tesson était capable de s’enflammer comme un enfant pour des pièces dont il connaissait pourtant par cœur la mécanique, la profondeur, le génie. Souvent, avant d’envoyer son texte, il m’appelait pour justifier son choix de parler encore une fois d’une pièce de Molière, Ibsen, Beckett, Tchekhov, Shakespeare, Racine, Guitry, Dubillard, Thiéry, Zeller, Strindberg, Anouilh, Audiberti, Feydeau ou Yasmina Reza. Raison: par sa mise en scène, par le jeu de tel ou tel comédien, par son rythme, l’œuvre s’était dévoilée à lui sous un jour inédit.
Il était donc indispensable, nécessaire, urgent, vital, d’en parler. «C’est supeeeeerbe» était en général la phrase qui ponctuait la fin de sa démonstration qu’on aurait aimé voir durer encore quelques heures tant elle s’enrichissait, au fil de son développement, de digressions brillantes, inutiles et drôles. En parlant de Tartuffe, il s’agaçait contre le gouvernement. En traitant de Ionesco, il s’emportait contre la société contemporaine pétrie de totalitarisme mou. En commentant Aymé, il pointait le confort intellectuel de notre époque. Et en évoquant un classique à la Comédie-Française (avec qui il avait un rapport d’amoureux tour à tour transi et dépité), il en profitait pour dire ce qu’il pensait d’une autre institution: Le Figaro Magazine.
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Pourquoi il s’y sentait bien. Pourquoi, après avoir exercé sa plume de critique dramatique au Canard enchaîné et à L’Express, il avait trouvé là le lieu correspondant le mieux à sa conception du monde, son esthétique, sa joie de vivre, son esprit de liberté absolu. Pourquoi il aimait son équilibre, entre analyses, reportages, enquêtes, portfolios, chroniques et prises de position engagées. Pourquoi nous devrions néanmoins faire plus pour nos lecteurs (en lui confiant un éditorial politique, par exemple…).
Pour lui, tout faisait théâtre
En vérité, il fallait entendre son raisonnement à l’envers. Pour lui, ce n’était pas le théâtre qui faisait écho à la société et au monde, mais l’inverse. Comme si tout faisait théâtre, comme si tout était théâtre: la politique, les médias, le sport, la médecine, la vie. Chacun plus ou moins dans son rôle, avec des metteurs en scène changeant d’une saison à l’autre. Ainsi ce voltairien acharné qui adorait parler de religion finit-il par avouer, une poignée d’heures avant de rendre son dernier souffle, «chercher Dieu»… comme on cherche à voir l’auteur à la fin d’une pièce.
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Dans ses heures dernières, il sera resté le même - ce n’est pas pour rien qu’il avait dirigé un journal portant le beau nom de Combat. Dans sa chambre de l’hôpital américain, puis dans sa maison de Chatou où il vivait depuis 1968, il aura fait preuve jusqu’au bout de la même énergie indomptable, du même allant fougueux. «Hop, on y va!» était une autre de ses nombreuses phrases fétiches. Où? Comment? Pourquoi? Peu importait.
Je crois que je ne suis pas né pour mourir
Philippe Tesson, journaliste
Philippe Tesson trouvait inconcevable de céder au Destin, à l’image de tant de héros du théâtre antique refusant l’ordre des dieux. Tombé une première fois dans un coma qu’on croyait fatal, il était revenu à la vie en s’exclamant: «Je crois que je ne suis pas né pour mourir» (existe-t-il formule plus tessonnienne?). Son fils Sylvain, qui avait connu la même mésaventure après son accident en 2014, avait résumé à sa façon cet avant-dernier voyage: «Il est arrivé au cimetière, il a croisé la Mort dont le visage ne lui disait rien qui vaille, et après lui avoir dit poliment: “Au revoir, madame”, il est revenu parmi nous.» Provisoirement, hélas.
«Si vous saviez comme je vous ai aimés!»
Sylvain, Stéphanie, Daphné, Loup, Sacha et, avant eux, bien sûr, Marie-Claude…: sa tribu (pardon: sa famille) était la seule chose qu’il mettait au-dessus du théâtre. N’a-t-il pas arraché à l’hôpital son masque à oxygène pour hurler à ses enfants, comme s’ils avaient pu l’ignorer ou qu’ils pouvaient l’oublier: «Si vous saviez comme je vous ai aimés!» En témoignait aussi la chambre où il a vécu les derniers jours d’une vie débutée avant la crise de 1929 et où reposait sa dépouille, le visage enfin apaisé - profil d’aigle ayant rabattu ses ailes.
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Face à son lit, une petite table sur laquelle étaient exposées une photo de lui et une autre de sa femme, disparue en 2014. Entre les deux, son exemplaire de Blanc, le dernier récit d’aventures de Sylvain, dédicacé «pour papa», avec la promesse que ses sœurs et lui seront «les parents de ses rêves»…
Quant à son costume de scène dernière, c’est Loup, son petit-fils, qui l’avait choisi: outre son célèbre foulard bicolore délicatement noué autour du cou, une chemise en jean et un pull beige léger. Comme son esprit. Comme le dernier mot qu’il a prononcé avant de rendre l’âme: «Rideau!» Oh,certes, il ne l’a pas dit, mais il l’a pensé si fort que tout le monde l’a entendu.
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