https://esprit.presse.fr/article/michael-foessel-et-jonathan-chalier/tous-antimodernes-44445

par

Michaël Fœssel

Jonathan Chalier

 

Pouvons-nous encore être modernes à l’heure du réchauffement climatique ? Il semble qu’aujourd’hui, il n’y ait plus tant à méditer sur les promesses non tenues de la modernité que sur ses « réussites », qui menacent la planète. Sommes-nous condamnés à être tous antimodernes parce que la modernité explique la crise du présent ?

« Il faut être absolument moderne », écrivait Rimbaud à la fin de la Saison en enfer (1873). Ce constat en forme d’injonction consonne avec la symbolique de la modernité : on ne naît pas moderne, on le devient. Ce devenir n’est jamais véritablement achevé : il reste toujours un effort à accomplir pour rompre définitivement avec les « arriérés de toutes sortes », qui nous éloignent de la vérité en nous retenant dans les rets de la tradition et des convenances anciennes. L’« heure nouvelle » à laquelle s’en remet Rimbaud sonne le glas de notre « enfer ». Elle est semblable à une conquête qui, une fois réalisée, exclut tout retour en arrière.

À l’époque où écrit Rimbaud, la modernité est vieille de plus de deux siècles. On ne sait pas exactement quelle est la part du sérieux et celle de l’ironie dans l’injonction rimbaldienne : au moment où le poète écrit, l’humanité avait déjà eu maintes fois l’occasion de douter des temps nouveaux. Mais le diagnostic selon lequel la modernité est encore devant nous demeurait crédible. Avec la révolution scientifique moderne, et plus encore avec les Lumières, s’est installée l’idée que rompre avec le passé, critiquer les superstitions religieuses, promouvoir la nouveauté, penser et agir en suivant la seule raison étaient des impératifs auxquels il faut se conformer « absolument », puisqu’il n’existe plus d’autre absolu que la liberté. L’époque qui, en Occident, se donne le nom de modernité ne le fait pas tant pour se décrire elle-même que pour s’affirmer, en marquant sa supériorité sur le passé.

Où en sommes-nous aujourd’hui de cette croyance dans notre propre modernité ? La modernité désigne-t-elle encore un projet praticable pour l’avenir ? Être « absolument moderne », cela peut-il s’entendre autrement que comme un slogan publicitaire destiné à nous convaincre que, installés dans notre époque historique, nous vivons notre meilleure vie ?

Des fins de la modernité…

Pour tenter de répondre à ces questions, il faut regarder en arrière. Vers la modernité elle-même, et ses naissances plurielles, mais aussi vers ce qu’elle a pu signifier au cours du xxe siècle. « Âge des extrêmes1 », le xxe siècle a sonné comme un démenti aux espérances placées dans le progressisme naïf prêté, à tort ou à raison, aux croyances modernistes. Née dans l’exercice du doute méthodique, la modernité semblait devoir être elle-même soumise à un soupçon généralisé, relatif à l’abîme entre ce qu’elle dit (en matière de liberté et de droits) et ce qu’elle fait (en matière d’institutions répressives et de crimes).

De là une discussion qui s’est longtemps centrée sur les fins de la modernité, à la fois au sens d’une liquidation de ses espérances, déposée dans des événements comme Auschwitz ou Hiroshima, et au sens de ses finalités secrètes, qui ne seraient devenues visibles que dans les tragédies de l’histoire contemporaine. Après la Seconde Guerre mondiale et jusqu’à l’orée du troisième millénaire, la modernité a été l’enjeu d’un débat entre ceux qui considéraient qu’elle ne pouvait plus servir d’inspiration après avoir justifié tant de dogmatismes criminels (première génération de l’École de Francfort, autour d’Adorno et Horkheimer), ceux qui la voyaient déjà dépassée du fait de l’effondrement de ses grands récits fondateurs (« postmodernisme », avec Lyotard) et ceux qui insistaient sur ses « promesses non tenues » (deuxième génération de l’École de Francfort, autour de Habermas).

Ces débats continuent à irriguer les discussions présentes, on en trouvera la trace et l’actualité dans ce dossier. Leur enjeu réside d’abord dans la définition de la modernité, ce qui ne va jamais sans un effort de datation. Les Temps modernes sont la première (et jusqu’à ce jour la seule) époque de l’histoire à se comprendre elle-même comme époque, c’est-à-dire comme rupture. On en fait le plus souvent remonter l’origine au xviie siècle, comme la résultante d’une triple crise : crise cosmologique (la rupture galiléenne avec le géocentrisme), crise politique (la désintégration individualiste du paradigme théologico-politique de la communauté), crise de l’autorité de la tradition (la promotion de l’avenir comme unique principe de légitimation du présent). Engagée par la science nouvelle, à savoir la physique mathématique, elle semble s’être accomplie politiquement un siècle plus tard dans l’œuvre des Lumières, qui ont appliqué aux affaires humaines les mêmes efforts de rationalisation que ceux qui étaient parvenus à percer les secrets de la nature2.

C’est longtemps autour de la définition de la raison et du sens du progrès qu’ont couru les débats autour de la modernité. Que sa fin soit considérée comme donnée dans le triomphe d’une raison instrumentale, ignorante des différences et potentiellement violente, ou que sa finalité émancipatrice mérite d’être réinvestie contre ses propres déraillements, il s’est agi de savoir si la modernité était l’instrument de la critique ou si elle ne devait pas plutôt devenir son objet. Critiquer la modernité pouvait se faire à partir d’elle-même, c’est-à-dire d’autres usages de la raison que ceux que la science et la technique ont déployés, ou depuis une instance qu’elle aurait méconnue (la vie, l’Autre, la folie, la « pensée sauvage », etc.).

Mais il se pourrait qu’une autre question se pose aujourd’hui à nous dans une certaine urgence. À celle-ci aussi nous avons essayé de faire droit dans ce dossier. Non plus « Comment rompre avec la modernité ? » ou « Comment l’accomplir vraiment ? », mais « Pouvons-nous encore être modernes ? » Est-ce toujours dans nos moyens, à l’heure du réchauffement climatique et de la suite ininterrompue de désastres sociaux et migratoires qu’il promet ? Dans cette hypothèse, nous serions devenus « absolument modernes  », mais malgré nous, et peut-être pour le pire.

La modernité voulait être irréversible et elle l’est paradoxalement devenue sous la figure des catastrophes en cours.

Depuis deux décennies, en effet, la modernité apparaît clairement comme ce pour quoi elle se présentait elle-même au commencement : non pas d’abord une question de chronologie, mais une question d’identité. Comme l’a montré Ricœur, c’est de « notre » modernité qu’il est question, c’est-à-dire de la manière dont nous définissons notre position dans l’histoire par différence avec le passé3. Or, que la modernité soit « nôtre » et que, malgré l’épaisseur des siècles, elle pèse plus que jamais sur notre présent, il ne se trouve plus grand monde pour le nier aujourd’hui. Mais c’est désormais au sens d’un poids trop lourd : la modernité voulait être irréversible et elle l’est paradoxalement devenue sous la figure des catastrophes en cours.

… à son accomplissement paradoxal

Ce nouvel âge de la modernité, ni perdue, ni à venir, mais épuisée au moment même où elle se réalise, comment l’interpréter ? Un premier indice nous est fourni dans la désillusion de plus en plus marquée par un philosophe qui s’est pourtant toujours voulu étranger au désespoir.

Dans un texte récent, Jürgen Habermas revient sur sa conception de l’espace public moderne, censé permettre une délibération fondée sur l’échange égalitaire des arguments. Constatant que les réseaux sociaux ont annulé le « pouvoir rationalisant » du débat public, Habermas n’hésite pas à évoquer la « régression politique dans laquelle se trouvent presque toutes les démocraties depuis la fin du siècle dernier4 ». Ce jugement n’est pas seulement celui d’un philosophe presque centenaire ayant toujours milité pour la puissance émancipatrice de la communication et découvrant Twitter avec consternation. S’il cite l’assaut du Capitole par les partisans de Trump comme un symbole de ce que les réseaux sociaux font à la politique, Habermas fonde son inquiétude sur un argument paradoxal. Sur les réseaux sociaux, les utilisateurs « deviennent des auteurs indépendants et égaux5 ». À cet égard, la promesse moderne d’une participation toujours plus large au débat public est bel et bien tenue par les réseaux numériques : tout ce qui est réel pour un individu semble devenir rationnel par le seul fait qu’il a acquis le droit de le publier et de le communiquer aux autres.

Selon les canons de la modernité critique promus par Habermas, ce progrès dans la socialisation de l’information aurait dû entraîner un progrès dans la rationalisation des échanges6. Or, explique-t-il, c’est tout l’inverse qui s’est produit : en devenant « auteurs » de leur propre actualité, les utilisateurs des réseaux sociaux ont aboli la frontière entre le privé et le public. Leurs émotions, souvent haineuses, sont désormais élevées au rang d’informations partageables par tous. Plus grave encore, les réseaux sociaux ont rendu publiques des paroles invérifiables et dont la teneur de vérité n’est plus calculée qu’à partir du nombre de likes qu’elles suscitent. Face à l’inflation des fausses nouvelles, Habermas en conclut à la nécessité, pour la presse traditionnelle, de retrouver son autorité traditionnelle dans le partage du vrai et du faux. Quitte à voir celle-ci garantie par la Constitution contre l’irresponsabilité des plateformes numériques.

La « régression » diagnostiquée par Habermas se distingue de ce qu’il appelait naguère les « déraillements de la modernité » : une réduction de la raison à sa seule figure instrumentale dans un État autoritaire ou dans un marché dérégulé. Désormais, c’est l’exigence individualiste de faire entendre sa voix sur un espace à peu près dénué de censure qui menacerait la démocratie. Il n’y aurait plus tant à méditer sur les ratages de la modernité que sur ses « réussites » paradoxales.

On trouverait un déplacement similaire chez un auteur qui se situe pourtant aux antipodes de la confiance habermassienne dans le projet moderne. En 1991, Bruno Latour pouvait encore déclarer que « nous n’avons jamais été modernes », en renvoyant aux accessoires des illusions scientistes les partages modernes les plus éprouvés (nature/culture, humains/non-humains, tradition/progrès)7. Une perspective ethnographique sur les discours – et plus encore sur les pratiques – de la science devait nous convaincre qu’aucune raison indépendante de son contexte social et matériel n’existe. Dans ses écrits ultérieurs, Latour n’a pas rompu avec sa promotion des « objets hybrides » qui défont les dualismes modernes, mais c’est pour mieux les opposer à une modernité qui existe tellement qu’elle est désormais perceptible dans les chaleurs étouffantes que nous subissons annuellement. Qu’est-ce que l’anthropocène, dont Latour fixe symboliquement le commencement à la « date fatidique de 1610 », sinon l’ère géologique de l’homme moderne qui a marqué un changement irréversible dans le régime climatique8 ?

En élevant l’humanité au rang de puissance géologique mortifère, l’anthropocène défait la différence entre nature et culture : elle désigne « le concept philosophique, religieux, anthropologique et politique le plus décisif jamais produit comme alternative aux idées de modernité9 ». Mais si une telle alternative est désormais nécessaire, c’est bien parce que les idées modernes sont devenues hégémoniques, au point qu’elles nous aveuglent sur les menaces qui pèsent sur le système-Terre. En ce sens, nous sommes devenus « absolument modernes », mais il a fallu attendre la triste nouvelle des rapports du Giec pour nous en convaincre.

La modernité comme fatalité ?

Aussi éloignées soient-elles dans leurs intentions, ces deux références nous montrent que, depuis une décennie environ, les références à la modernité ne se font plus tant au nom d’un passé qui indique un avenir qu’au nom d’un présent en crise. La modernité serait devenue le dispositif qui définit le mieux le monde actuel, mais dans ce qu’il recèle de désastreux.

Cela explique pourquoi ses critiques dépassent les clivages politiques traditionnels : on ne peut plus se contenter de dire que les conservateurs se méfient de la modernité, alors que les progressistes la valorisent. L’idée, typiquement moderne, selon laquelle le monde est ce que l’humanité en fait se heurte désormais au constat que la Terre est en train de se défaire à force d’avoir été transformée, sinon dévastée. Le réchauffement climatique, dont les causes sont anthropiques, est le signe le plus spectaculaire de ce retournement, mais il en existe d’autres. On l’a vu, l’espace public s’est considérablement élargi, mais sans assurance sur le fait que l’ère de la communication coïncide avec celui de la démocratie. L’imaginaire du progrès se trouve réinvesti, non sans déplacements, dans celui de l’innovation. Les « valeurs » (modernes comme antimodernes) s’opposent dans une « guerre des dieux » qui semble sans fin. L’universalisme revendiqué par l’Occident s’est effectivement mondialisé, quitte à qualifier d’archaïsme tout ce qui se distingue de lui (la condition des femmes, les pensées postcoloniales). Sur tous ces points, la modernité paraît s’être réalisée, mais au cœur d’un présent marqué par le soupçon et l’angoisse.

On prend la mesure de ce nouvel âge de la modernité à chaque fois que le nom de Descartes se trouve convoqué dans la généalogie des impasses du présent. Pour l’humanité, vouloir se faire « comme maître et possesseur de la nature » (le « comme » est rarement commenté) est devenu l’emblème d’un geste prométhéen qui s’est retourné contre ses initiateurs. La théorie cartésienne de l’animal-machine témoigne d’une époque insensible aux vies non humaines et dont l’abattage industriel serait l’accomplissement contemporain. Quant à la réduction de la matière à l’étendue, elle serait achevée dans un univers réduit au calcul. Le geste moderne est présent à l’horizon de tous ces diagnostics, mais sa souveraineté initiale s’est renversée en sentiment d’impuissance.

Ces jugements ont souvent la naïveté des généalogies du désastre élaborées dans l’urgence. « C’est la faute à Descartes », comme c’était autrefois celle « à Rousseau » ou « à Voltaire ». Pour y répondre, il faut revenir sur les origines de la modernité, que l’on déclare d’autant plus univoques qu’elles sont censées annoncer le pire. Il y a plusieurs Descartes ; quant à Rousseau et Voltaire, ils n’annoncent pas du tout le même type de société. Ici, la pertinence de l’approche par les « promesses non tenues » demeure : elle privilégie l’ambivalence de la modernité en s’abstenant de réduire cette dernière à des formules.

Il faut néanmoins prendre la mesure de ce que, pour beaucoup, la modernité est devenue la figure de notre fatalité. Une bonne partie de la jeunesse, la génération que l’on s’attendrait à voir épouser spontanément l’injonction moderniste, considère que les promesses modernes sont si lentes à être tenues que l’on peut douter qu’elles aient seulement été proférées un jour. Les militants d’Extinction Rebellion ne sont pas les seuls à situer dans les décisions prises en Europe il y a plus de quatre siècles l’origine de maux qui ne se manifestent pleinement qu’aujourd’hui. Dans les courants contemporains du féminisme ou de la pensée postcoloniale, les promesses de l’autonomie ont perdu de leur prestige depuis qu’elles semblent s’être réalisées au détriment de formes de vie vulnérables et de cultures qui reconnaissent leur dette à l’égard de la nature. Dans l’ordre des luttes sociales, les tentatives pour séparer la modernité du capitalisme ont perdu de leur pertinence depuis que l’exploitation des hommes s’est révélée solidaire de la prédation technique de la nature. Même pour une jeunesse moins militante, « être absolument moderne », si cela doit vouloir dire adhérer au présent, n’est plus que le cache-sexe d’un monde en crise, incapable d’appuyer sur la pédale de frein.

Autrefois, la révolution devait être l’accomplissement d’une modernité trahie. Aujourd’hui, la bifurcation se présente comme l’exigence de rompre avec les ruptures modernes (avec le passé, la nature ou le vivant). Dans l’un et l’autre cas, il vaut la peine de déterminer aussi précisément que possible ce dont on entend prendre congé. Faut-il, en effet, admettre que nous sommes tous condamnés à être antimodernes parce que la modernité est ce qui nomme et explique un présent en bout de course ? L’objectif de ce dossier est moins de faire un bilan des crises actuelles que d’éclairer la manière dont nous pouvons aujourd’hui nous rapporter équitablement à notre époque. Dans ce contexte, la parole souvent citée de René Char selon laquelle « notre héritage n’est précédé d’aucun testament10 » prend un relief singulier. Que nous soyons les héritiers de la modernité, cela ne fait plus aucun doute à un moment où elle occupe nos esprits au point de se confondre avec le présent. Mais le testament de cet héritage n’est pas inscrit dans le projet moderne lui-même : il nous reste à l’écrire.

  • 1. Eric J. Hobsbawm, L’Âge des extrêmes. Histoire du court xxe siècle [1994], trad. par Pierre-Emmanuel Dauzat, Bruxelles, Complexe, 1999.
  • 2. Voir Esprit, « Refaire les Lumières ? », août-septembre 2009.
  • 3. Voir Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.
  • 4. Jürgen Habermas, « Un nouveau changement structurel de l’espace public politique » [2021], dans Françoise Albertini et Luca Corchia (sous la dir. de), Habermas en terrain insulaire. La Corsica et son espace public, Pise, Pisa University Press, 2022, p. 27-28.
  • 5. Ibid., p. 40.
  • 6. Voir Julia Christ, « De l’intime au public : Habermas à l’épreuve des réseaux sociaux » [en ligne], AOC, 28 janvier 2022. Voir aussi Esprit, « Habermas, le dernier philosophe », août-septembre 2015.
  • 7. Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991.
  • 8. B. Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2016, p. 240. La date de 1610 est à la fois celle de la parution du Messager des étoiles de Galilée et celle de la reforestation du continent américain, entraînant un stockage inouï de CO2, à la suite de la disparition de près de 50 millions d’Indiens d’Amérique.
  • 9. B. Latour, cité dans Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013, p. 36.
  • 10. René Char, Feuillets d’Hypnos [1946], dans Fureur et mystère, préface d’Yves Berger, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1967, feuillet 62, p. 190.

 

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