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Françoise Dastur, propos recueillis par Michel Eltchaninoff publié le

 

Pour la philosophe, qui vit isolée à la campagne, le confinement peut être l’occasion d’instaurer un rapport au monde et à soi plus essentiel. En s’appuyant autant sur les réflexions de Husserl et de Heidegger consacrées au temps vécu et au rapport à la mort que sur le bouddhisme, elle propose de faire l’expérience de la durée et de la méditation.

À titre personnel, comment vivez-vous l’épidémie et le confinement ? 

Françoise Dastur : Avec mon mari, nous résidons en Ardèche, dans un village de 300 habitants où il n’y a rien, pas même un commerce. Nous habitons depuis des décennies à la campagne et aimons ces conditions. C’est pourquoi le confinement ne change pas grand-chose pour nous. Ce qui nous manque le plus, toutefois, c’est de ne pas pouvoir rendre visite à nos amis. 

“Avec cette crise, la civilisation du loisir va être très profondément remise en question”

Françoise Dastur

Cette crise remet-elle en cause notre modèle de civilisation ? 

Elle remet fortement en question la mondialisation. Il est intéressant de relire aujourd’hui un ouvrage fondateur, qui date des années 1960 : L’Homme unidimensionnel, de Herbert Marcuse, ancien élève de Heidegger naturalisé américain. Il critique la réduction de notre humanité à une seule référence (« l’unidimensionnel ») produite par l’industrie libérale, celle du consommateur et des modes de vie standardisés. Notre civilisation a promu le tourisme de masse, la folklorisation des cultures, un divertissement homogène, provenant principalement des États-Unis, ou encore le globish au lieu de la diversité des langues. Or, avec cette culture du divertissement, on essaie d’échapper au souci profond qui devrait être le nôtre : celui de prendre conscience de ce qui est réellement important pour les mortels que nous sommes.

Qu’est-ce qui change avec le Covid-19 ? 

Cette civilisation du loisir va être interrogée très profondément. Le tourisme de masse sera mis en question, tout comme la précipitation qui a atteint la plupart d’entre nous et que diagnostiquait le philosophe Paul Virilio. Avez-vous remarqué que nous parlons de plus en plus vite ? C’est parce que le langage ne sert plus qu’à l’information et ne répond plus à son rôle fondamental – l’expression de la pensée et le dialogue. D’un point de vue plus individuel, avec ce confinement, nous sommes renvoyés à nous-mêmes. Cela va être difficile pour tous ceux qui ont besoin de divertissement. Mais cela va peut-être transformer, un peu, je l’espère, notre manière d’être. Nous allons être obligés de vivre la longueur du temps, de revenir à une temporalité qui n’est pas la temporalité saccadée et précipitée qui est la nôtre aujourd’hui. Il est nécessaire que les enfants s’ennuient ! Si on leur mettait dans les mains des livres plutôt que des tablettes, ce serait extraordinaire. En effet, l’écriture ne parle pas d’elle-même. Il faut la revivifier. Lire est quelque chose d’actif. 

“Il faudrait qu’on s’ennuie un peu”

Françoise Dastur

Il ne resterait plus alors qu’à arrêter Internet pour retrouver le rapport au temps !?

Il n’est pas impossible que les réseaux sociaux arrivent à saturation dans quelques jours. En tout cas, il faudrait qu’on s’ennuie un peu. Ce serait l’occasion, pour les enfants comme pour nous, de faire le tour de nos chambres, ne plus avoir un rapport seulement fonctionnel aux objets qui nous entourent, mais de les regarder, de les dessiner par exemple, de nous interroger sur la nature de notre rapport à notre environnement immédiat. Et plutôt que d’écouter de la musique enregistrée, on peut chanter et se remettre à jouer des instruments de musique autrefois achetés et souvent vite délaissés, faute de persévérance ! Ceci permettrait de retrouver une autre temporalité et de vivre véritablement au présent. Car le présent n’est pas seulement cette limite évanescente entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore, mais cette dimension essentielle qui retient en elle tout le passé et anticipe tout l’avenir. C’est ce que ce penseur du temps que fut Husserl nommait justement « présent vivant » pour le distinguer d’un présent « mort » qui se réduirait à cet atome qu’est l’instant abstraitement découpé sur la ligne du temps. Car vivre pleinement dans l’instant, c’est s’ouvrir à la situation qu’on occupe dans le monde et la prendre résolument en charge, comme le soulignait également cet autre penseur du temps qu’est Heidegger. Et c’est aussi ce qu’enseigne cette pensée par excellence de l’impermanence qu’est le bouddhisme, pour lequel il s’agit de faire, par cet effort de concentration qu’est la méditation, l’expérience de notre totale identité avec le temps.

Que provoque cette crise en vous ?

Le spectre de la mort ressurgit. Tout le monde a peur de la contamination. Nous aurons bientôt, mon mari et moi, 78 et 83 ans. Si nous mourons, ce n’est pas dramatique. En tout cas, nous avons atteint un âge où il faut regarder la mort en face, même si c’est très difficile. Évidemment, j’ai peur de la mort. Mais je ne veux pas me barricader contre elle. Quoi qu’il en soit, dans une société où tout est fait pour ne pas penser à la mort, celle-ci revient aujourd’hui à la conscience. L’épidémie nous rappelle notre mortalité fondamentale. Ceci nous aidera au moins à ne pas céder à toutes les illusions des transhumanistes. 

Qui va souffrir le plus ?

Ce qui m’inquiète énormément, c’est ce qui peut se passer en Syrie, à Gaza, en Afrique, en Inde ou même dans les banlieues des grandes villes, c’est-à-dire ce que vont devenir les plus pauvres. Imaginez que Gaza, ce territoire si densément peuplé, vive la contagion ! Quant aux SDF, cela va être terrible ! Au lieu de les verbaliser, il faut les protéger. Et cela fait très longtemps qu’il aurait fallu leur ouvrir les lieux vides qui existent dans toutes les villes françaises. C’est à eux que je pense d’abord.

Croyez-vous au discours affirmant que nous changerons après cette épreuve ?

J’ai très peur que, une fois la crise passée, nous retombions dans la civilisation dans laquelle nous étions plongés. Cela va-t-il produire un basculement vers la décroissance ? Je ne sais pas. Mais il y a une chance à saisir dans ce qui se passe, une chance d’aller vers un recentrement de la vie humaine qui ne serait plus unidimensionnelle. Car depuis les Trente Glorieuses, nous nous sommes trompés de direction, avec l’hyperconsommation, la mécanisation de l’agriculture et la soumission aux lois du marché. Et Mai-68 n’a pas fondamentalement changé ce mouvement. 

“Ce que nous sommes tous en train de vivre en ce moment devrait nous inciter à devenir vraiment ce que nous sommes : des mortels”

Françoise Dastur

Que faire, aujourd’hui ? 

Ne pas oublier de rire, en tout cas, car le rire est parent de l’angoisse. Ce rire, parfois un peu grave, est aujourd’hui plus indispensable que jamais. Ce que nous sommes tous en train de vivre en ce moment devrait nous inciter à devenir vraiment ce que nous sommes, non pas seulement ces animaux rationnels qui se sont cru jusqu’ici capables de devenir les maîtres de la planète, mais des mortels. Heidegger, ce philosophe qui a dit que l’être humain est essentiellement un être « pour » la mort, c’est-à-dire destiné à mourir, a appelé par là les hommes à devenir des mortels, ce qui implique de cesser de céder aux illusions de l’immortalité et de parvenir à véritablement habiter la Terre et à la prendre en garde. Cela voudrait dire non pas seulement affronter en pensée la mort et la regarder en face, mais voir en elle non une imperfection, mais au contraire le fondement même de l’existence humaine. C’est à partir de là que pourrait alors nous être révélé que l’angoisse de la mort n’est nullement incompatible avec la joie d’exister. 

 

 

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