« L’Espérance, ou la traversée de l’impossible » : Corine Pelluchon revient à la vie
Dans un essai audacieux, la philosophe s’appuie sur sa propre faiblesse pour renverser le fantasme de toute-puissance qui mène l’humanité à la catastrophe écologique.
« L’Espérance, ou la traversée de l’impossible », de Corine Pelluchon, Rivages, « Bibliothèque », 144 p., 18 €, numérique 14 €.
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On referme le nouvel essai de la philosophe Corine Pelluchon, L’Espérance, ou la traversée de l’impossible, et on mesure le courage qui le porte : si ce livre est un tour de force, c’est moins par l’élaboration d’un propos théorique que par l’affirmation d’une faille puissante, d’une féconde vulnérabilité.
Aux deux tiers de son bref essai, elle admet : « Je parle des autres, mais, en réalité, il s’agit de ma propre expérience. » Quand elle évoque ce que l’on appelle « écoanxiété », et qu’elle préfère nommer « dépression climatique », quand elle décrit la colère de tous ceux, militants ou simples citoyens, qui ont l’impression d’assister, impuissants, au désastre à venir, c’est bien son propre étouffement qu’elle décrit : « Tout se passe comme si le toit de la prison se rapprochait, nous signifiant que nous allons être broyés. Une angoisse à laquelle s’ajoute un sentiment, diffus mais tenace, de honte nous saisit : nous avons la gorge serrée et ne pouvons respirer ni dire un mot. » Et c’est aussi sa douleur personnelle qui est en jeu lorsqu’elle énumère le bouleversement lié à la prise de conscience de la souffrance animale : « Elle propulse en enfer. Elle kidnappe les individus qui, acceptant de voir ce qui se passe de l’autre côté du miroir, là où l’on enferme, dépèce et abat les animaux, sont traversés par cette souffrance et par ce mal, les prennent sur eux, en prennent une part, jusqu’à devenir presque fous. »
L’expérience de la dépression
Flirter avec la déraison, errer dans la nuit, souffrir au point de vouloir en finir, Corine Pelluchon connaît. Et, là encore, il faut une vraie hardiesse, quand on est universitaire et femme, pour exposer à la première personne son expérience de la dépression. Là où tant de collègues considéreraient ces confidences comme une faiblesse hors sujet, la philosophe démontre qu’un tel geste permet de repenser l’espérance. Celle-ci demeure opaque à qui n’a pas connu le désespoir, reconnu sa propre fragilité. Avoir perdu le goût de vivre relance très haut le désir d’exister : « Toi qui as tant désespéré, toi qui as cru mourir, toi qui l’as tant souhaité, te voilà sauvé sans que tu saches comment. Désormais, tu seras attentif à cette vie que tu ressens en toi comme jamais tu ne l’avais ressentie. »
Sous la plume de Corine Pelluchon, cette leçon de modestie devient le levier d’une révolution anthropologique. Dès lors qu’il est conscient de ses limites, l’être humain est prêt à rompre avec son fantasme de toute-puissance. Cessant de refouler sa condition mortelle, il est prêt à remettre en question les formes de domination qui rendent le présent invivable : l’exploitation des humains, la réification des autres vivants. Cette double domination fonde le modèle de développement qui a mené l’humanité au bord du gouffre. De même que la dépression individuelle se retourne parfois en émancipation, l’apocalypse collective peut provoquer le « choc affectif » qui imposerait d’en finir avec les vieilles logiques de domination. A mille lieues d’un optimisme niais et d’un dogmatisme pervers, l’espérance advient comme une forme de lucidité à la fois tragique et joyeuse, au moment où l’humanité entrevoit le pire.
La sensibilité animale, le corps des femmes
Au terme de son livre, Corine Pelluchon désigne deux espaces où se jouerait la révolution qu’elle appelle de ses vœux : la sensibilité animale, le corps des femmes. La façon dont nous traitons les animaux engage la totalité de notre relation à la vie, souligne-t-elle, et leur accorder une pleine considération renverserait nos modèles de développement. Aussi le combat contre la souffrance animale constitue-t-il un « fer de lance » de la révolution nécessaire. Parce que les cycles menstruels, la grossesse ou l’accouchement inscrivent sans cesse leur corps dans les rythmes et les limites de l’existence, affirme enfin la philosophe, les femmes sont les mieux à même d’impulser ce « nouvel âge du vivant ». Rappelant qu’en allemand « ménopause » se dit Wechseljahre, littéralement « changement d’années », Corine Pelluchon va jusqu’à en faire la métaphore qui convient pour penser le défi climatique. La ménopause, résume-t-elle, « désigne un âge où, étant à la croisée des chemins, il importe non seulement de faire les bons choix, mais également d’acquérir l’art des métamorphoses ».
Ces lignes illustrent bien l’audace de Corine Pelluchon. D’un côté, elle prouve que la philosophie peut rendre raison de la vie dans ses dimensions les plus charnelles ; de l’autre, elle mise sur le corps pour venir perturber l’orgueil des systèmes théoriques, et d’abord le bel ordonnancement de sa propre pensée. Que cette dernière soit elle-même fragile, elle l’accepte volontiers. Ainsi, elle qui espérait fonder l’espérance en dehors de toute perspective religieuse, se retrouve très vite cernée par celle-ci, tant cette notion est hantée par la théologie. « La plus haute forme de l’espérance, c’est le désespoir surmonté », disait l’écrivain chrétien Georges Bernanos (1888-1948) dans une formule célèbre que Corine Pelluchon a placée en exergue du livre. Comme une façon d’assumer les doutes qui confèrent à son texte sa force vulnérable, son tempo et sa grâce.