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ENQUÊTE - Peut-on encore dire que Noël est une fête chrétienne? Dans l’espace public, le vocabulaire religieux s’efface et laisse place à des détours absurdes. Comment l’expliquer?

Que restera-t-il de «Noël» à Noël? Début octobre, le sang des adeptes du traditionnel Christkindelsmärik de Strasbourg, «marché de l’enfant Jésus» en alsacien, n’a fait qu’un tour. Dans un courriel adressé aux commerçants de l’événement créé en 1570, mentionnant la liste des produits interdits et autorisés sur les étals pour l’édition 2022, la municipalité émettait une«réserve» quant à la vente de«croix de JC» (sic), au même titre que les tapis de souris, les paninis, les loukoums, la bière chaude, et autres produits qui ne respecteraient pas l’esprit de Noël. Traduction de cette novlangue strasbourgeoise: pas de crucifix à Noël.

Mais là n’est pas la raison de la colère. La vente de crucifix sur le marché étant assez rare, de l’aveu de Bernard Xibaut, chancelier de l’archevêché de Strasbourg, ce qui est mis en cause est avant tout l’utilisation d’une périphrase grotesque pour désigner cet objet symbolique de la chrétienté. «Il ne faudrait plus nommer celui qui est à l’origine de la fête de Noël», ironisait l’élu d’opposition Jean-Philippe Vetter (LR) avant que la mairie, représentée par Jeanne Barseghian (EELV), n’admette une erreur de communication. Y aurait-il donc une volonté de faire une croix sur«Noël»?

«Fantastique décembre»

Ces dernières années, le vocabulaire lié aux racines religieuses de la fête disparaît. En 2021, Helena Dalli, commissaire européenne chargée de l’Égalité, suggérait aux fonctionnaires de l’institution européenne de remplacer«Joyeux Noël»par«Joyeuses Fêtes». Formule jugée «plus ouverte et plus inclusive» pour les personnes ne la célébrant pas. Et les polémiques sur le sujet vont bon train. Elles sont par ailleurs propices à la récupération politique. «À Besançon, grâce à la maire écolo, on ne dit plus “Joyeux Noël” mais plutôt “Fantastique décembre”», s’indignait dans un tweet Eric Ciotti l’an passé, en réaction au nom de la campagne d’illuminations en vigueur depuis 2019, avant l’élection de la maire, et sur proposition de l’Office du Commerce et de l’Artisanat de Besançon.

C’est une volonté de se démarquer. C’est dire: j’en parle, mais comprenez bien que je ne partage pas cette religion

Abbé Martial Merlin, prêtre du diocèse de Fréjus-Toulon

«Démarche politique, ou bien gêne personnelle?», s’interroge l’abbé Martial Merlin, prêtre du diocèse de Fréjus-Toulon. Il faut bien dissocier la volonté de certains élus d’extraire le profane du religieux, et puis un malaise plus diffus, plus personnel aussi chez une certaine fraction de la population. Pour ce prêtre, président de l’Observatoire socio-politique de son diocèse, cette dernière gêne prédomine. Pourquoi certains préféreraient-ils donc parler de «croix de JC» plutôt que de «crucifix»? «C’est une volonté de se démarquer», explique-t-il au Figaro. «C’est dire: j’en parle, mais comprenez bien que je ne partage pas cette religion». Un flou sémantique qui, pour ne pas exclure, finit par ne rien inclure. «On observe même cela chez les chrétiens», poursuit l’abbé Martial. «La bienveillance chrétienne qui ne veut pas blesser en devient souvent mièvre et tiède.»

Du religieux au profane

Instituée au IVe siècle le 25 décembre, comme fête de la nativité du Christ, Noël s’est progressivement diffusé par la christianisation de l’Europe et du bassin méditerranéen. Parfois venu remplacer différentes fêtes liées au solstice d’hiver, Noël a entraîné toute une série de traditions, de la messe de Minuit aux crèches, dès le XIIe siècle, et a permis d’en fixer d’autres. Notons l’adoption de sapins, symboles germano-nordiques de la nature vivante en hiver jusque dans les églises, ou la vente de santons sur des marchés allemands dédiés à partir du XVe siècle.

L’époque moderne, caractérisée par la déchristianisation croissante de l’Europe, marque un tournant dans la manière de célébrer Noël, à laquelle s’ajoute une dimension profane d’abondance matérielle. Ainsi que l’observe Guillaume Cuchet, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris I et auteur de Comment notre monde a cessé d’être chrétien (Le Seuil), qu’une fête religieuse admette un aspect profane, festif, gastronomique, n’a rien d’étonnant ou de choquant. «Les catholiques ne sont pas des puritains», explique-t-il au Figaro. «Mais que la dimension profane, voire commerciale, de la fête dévore le reste est plus problématique. Sa dénonciation par le clergé est allée sans cesse croissant. En 1951 déjà, le clergé de Dijon avait brûlé sur le parvis de la cathédrale un Père Noël américanisé, considéré comme le cheval de Troie du paganisme moderne dans la fête de Noël.»

Vacances de Pâques ou de printemps?

Mais peut-on extraire cette dimension culturelle et profane de ses racines religieuses? Pour l’abbé Martial, «vouloir déconnecter la culture de la religion et surtout de la foi qui l’a forgée et formée, c’est tout sauf une culture, c’est empêcher le fait de se retrouver dans des principes communs». La délicatesse de cet entremêlement n’est pas nouvelle, mais elle ressort avec une charge affective particulière à chaque fête de Noël. Culture, ou bien religion? L’une n’existe pas sans l’autre, car «une culture déconnectée de ses racines n’irait nulle part», renchérit le prêtre toulonnais. Et réciproquement, «parler de Noël ne signifie pas pour autant qu’on croit en Jésus-Christ, c’est simplement s’enraciner dans la culture européenne.»

Que la dimension profane, voire commerciale, de la fête dévore le reste est problématique. Sa dénonciation par le clergé est allée sans cesse croissant.

Guillaume Cuchet, professeur d’histoire contemporaine

La période de Noël cristallise donc les tensions, et les «marchés d’hiver», tels ceux organisés par des associations d’Amicales Laïques, remplacent les «marchés de Noël». Mais ces modifications sémantiques sont plus larges. L’Education Nationale a ainsi débaptisé, sans grand suivi de foule, les «vacances de Pâques» en «vacances de Printemps», pour finir par présenter l’alternative dans toutes les circulaires officielles. De même, l’expression «avant notre ère» a tendance à remplacer «avant J.-C.».

Quant aux causes de la disparition de ce vocabulaire chrétien, pour Guillaume Cuchet, elles sont moins à attribuer à «la laïcisation volontariste, comme politique délibérée» qu’à «la sécularisation, comme mouvement social spontané». Et de préciser: «C’est le recul de la religion, les progrès de l’inculture religieuse, le souci de s’adapter à une société pluraliste marquée notamment par la montée de l’Islam etc., qui tendent à rabattre les dénominations chrétiennes sur leurs équivalents saisonniers ou des fêtes purement civiles.»

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