Patrick Boucheron : «L’histoire est l’art de se souvenir de ce dont on est capable, du pire comme du meilleur»

Article réservé aux abonnés
Guerre entre l'Ukraine et la Russiedossier

 

Dans son dernier livre, l’historien explique comment des dates finissent par compter dans nos imaginaires collectifs, de l’an zéro au serment du Jeu de paume en passant par la libération de Mandela… et 2022, avec la guerre en Ukraine ?

 

Patrick Boucheron : «Il y a des événements qui fracassent d’un coup la frontière entre ce qui est à l’intérieur de soi et l’extérieur.» (Marine Schneider)

Patrick Boucheron : «Il y a des événements qui fracassent d’un coup la frontière entre ce qui est à l’intérieur de soi et l’extérieur.» (Marine Schneider/Libération)

 

par Thibaut Sardier et Sonya Faure

publié le 16 décembre 2022 à 14h31
 

Quelle année ! Guerre en Ukraine, révolution en Iran, catastrophes climatiques, mort d’Elizabeth II… La liste des événements qui nous auront bousculés en 2022, individuellement ou collectivement, est longue. La date marque-t-elle un changement d’époque ? C’est une question pour Patrick Boucheron. Depuis quelques années, avec l’Histoire mondiale de la France (Seuil, 2017) ou Prendre dates (Verdier, 2015, avec Mathieu Riboulet), l’historien médiéviste explore les dates qui ponctuent nos chronologies. Cet automne, il a poursuivi ce travail avec Quand l’histoire fait dates. Dix manières de créer l’événement (Seuil, Arte Editions), livre adapté d’une série réalisée pour la chaîne franco-allemande.

Refusant de prendre les dates dans l’ordre, il propose un classement par thèmes qui montre comment chacune est devenue importante à nos yeux. Il y a celles qui désignent un début, comme l’an zéro ; celles qui marquent une (re)fondation, comme 1789 ; ou encore celles qui désignent un passé auquel nous sommes redevables, comme 1776 et la Déclaration d’indépendance américaine. On y découvre que les motifs qui fondent une «grande date» sont nombreux, parfois fragiles, et souvent considérés a posteriori. Ce qui explique la difficulté à trancher dès maintenant sur le sort qui sera réservé à 2022.

 

L’année 2022 fera-t-elle date ?

Il existe des dates «coupantes», comme le 11 septembre 2001, qui marquent une bascule et s’imposent d’elles-mêmes. D’autres sont des dates «épaisses», qui ne sont pas fondées sur un seul événement, mais construites autour de leur capacité à en agréger plusieurs : ainsi de 1848, qui est plutôt un «millésime». Si 2022 vient à faire date, elle entrera sans doute dans cette catégorie. Prenons le début de la guerre le 24 février : dramatiser ce moment de l’invasion russe, c’est être oublieux d’une histoire plus longue. Au moment où on se rend compte que quelque chose d’historique se produit, on se demande aussi pourquoi on y a si peu pensé depuis 2014 et l’annexion de la Crimée.

On comprend alors que l’événement est bien ce qui advient de ce qui est advenu. On a dit parfois que le conflit ukrainien était la première guerre en Europe depuis 1945. Qu’est-ce qui fait qu’on a oublié le siège de Sarajevo, il y a exactement trente ans ? Pour qu’on se souvienne de quelque chose, il faut qu’on en oublie une autre. Malgré tout, c’est peut-être cette année 2022 qui nous marquera le plus individuellement – l’émotion face aux images des réfugiés sur les routes, le risque d’accident ou d’attaque nucléaires, et peut-être les coupures d’électricité à venir cet hiver…

Une date importante résonne-t-elle forcément dans l’intime ?

Il y a des événements qui fracassent d’un coup la frontière entre le privé et le public, entre ce qui est à l’intérieur de soi et l’extérieur. Depuis 2020, cette porosité est de plus en plus douloureusement éprouvée. Une pandémie est un événement assez convaincant pour nous faire admettre qu’on est traversé par l’histoire, en l’occurrence par la circulation d’un virus, qu’il y a quelque chose qui n’est pas nous, mais qui devient nous. Le Covid est tout de même un exercice à très grande échelle de simultanéité et de globalité.

Les méga-feux et les tempêtes de l’été ont aussi rendu très sensible le basculement écologique.

Faire l’histoire du climat consiste toujours à relier deux choses. D’un côté, les seuils écologiques de forçage : nos émissions de gaz à effet de serre ou la dégradation humaine des écosystèmes ont des conséquences irréversibles. De l’autre côté, des seuils de sensibilité humaine face à ce qui se passe. Nous étions cet été exposés à une double information : «Il fait chaud, et enfin on s’en rend compte». Mais qui s’en est alors rendu compte ? Au Pakistan ou au Sénégal, on le savait depuis bien longtemps. Cette impression de basculement est sans doute une émotion de privilégiés, loin d’être largement partagée. J’ai beaucoup de mal à imaginer que nous ressentons tous en même temps, avec la même intensité, une même temporalité.

Est-ce pour cela que vous préférez travailler sur des dates plutôt que sur des époques, qui impliquent une certaine homogénéité dans une société ?

L’époque prend souvent de grands airs. Je ne veux pas disserter pendant des heures pour savoir si la Renaissance existe. Elle existe d’une certaine manière puisque Michelet l’a inventée. Les époques sont des inventions poétiques qui deviennent irrécusables. Mais elles ne disent rien de l’expérience du temps. Inversement, l’événement historique nous saisit où on est. J’ai toujours entendu mes parents dire : «On se souviendra toujours de l’endroit où on était quand on a appris la mort de Kennedy.» Ce sentiment, nous avons pu l’éprouver avec les attentats de 2015. Pour ma part, j’étais dans le métro. Je sais exactement où et quand mon téléphone a vibré et affiché l’alerte, quels gestes j’ai fait. Ça m’a figé. Ce rapport entre le lieu et le temps, le jeu abstrait des périodisations ne parvient pas à le rendre. La date dit «ça a eu lieu». C’est du temps qui se plie dans l’espace.

Mais est-ce que la date ne triche pas avec l’époque ? Comme vous le disiez, 2022 cache en fait une période, qui débute a minima en 2014.

Cela pose la question du chrononyme : par quels noms va-t-on dire le temps ? Par quelles dates va-t-on borner une époque ? Qui le choisit, et quand ? Nommer le temps, c’est le politiser : les dates qui nous paraissent couramment admises sont le fruit d’un mouvement de naturalisation, c’est-à-dire d’oubli de l’origine. J’aime l’histoire du 20 juin 1789, le serment du Jeu de paume. C’est «la» date par excellence, puisque les députés du tiers état se réunissent, jurent de ne jamais se séparer avant d’avoir donné une Constitution à la France, et ainsi, prennent date avec l’avenir. Ils devraient eux-mêmes être conscients qu’ils ont fait quelque chose d’historique. Eh bien non. Quand on regarde leurs journaux ou leur correspondance, on voit qu’il n’y en a pas deux qui comprennent en même temps la même chose. Ils ont fait l’histoire sans le savoir, alors même qu’ils en sont acteurs.

En allant de date en date, ne risque-t-on pas de perdre une cohérence que les tenants du roman national peuvent revendiquer ?

L’histoire savante s’inquiète toujours d’être en retard par rapport à une puissance narrative qui serait du côté de la réaction, et qui lui conférerait à la fois intelligibilité et entrain. Evidemment, à mes yeux, l’histoire ne peut pas être une manière de nous rassurer sur nos identités, de nous conforter dans nos continuités. Au contraire, elle est l’art des discontinuités. Elle doit «défriser», déconcerter, sortir d’une linéarité supposément cohérente – au risque, parfois, de la désorientation. En préparant l’Histoire mondiale de la France, nous nous sommes souvent demandé : «Qu’est-ce que ça raconte au fond ?».

En fait, nous proposions une autre intelligibilité que celle du cours du temps. On recommence ailleurs, avec d’autres personnages, une autre histoire. Cela n’efface aucunement le plaisir. Dans le Dossier Vercingétorix, qui démonte toutes les idées reçues sur ce personnage, Christian Goudineau dit qu’il a beau savoir que la scène d’Astérix où Vercingétorix jette sur les pieds de César les armes de son triomphe est fausse, que c’est une invention des peintres pompiers, pour lui, cette scène ressemblera toujours à ça parce que l’enfant en lui est plus fort que l’historien qui en a démonté les limites.

Ne faut-il pas d’abord apprendre les bases de l’histoire, dans l’ordre chronologique pour ensuite les subvertir ?

Je suis partagé sur cette idée… J’aime le côté immédiat : se lancer, sauter dans l’histoire comme dans un train en marche. Quand il est parti en Chine, Marco Polo savait simplement que c’était très loin et très grand : pourquoi faudrait-il forcément en savoir mille fois plus pour s’embarquer avec lui ? Non, décidément, je ne crois pas qu’il faille «poser les bases d’abord».

Vous citez le procès de Socrate (-399), la Déclaration d’indépendance américaine (1776) ou le coup d’Etat au Chili (11 septembre 1973) comme autant d’héritages dont nous pouvons décider d’être redevables. Comment l’histoire peut-elle réarmer de nouveaux combats ?

Oui, nous héritons du passé. Mais loin de toute quête identitaire, il nous faut pluraliser ces héritages si nous voulons qu’ils nourrissent le présent. La libération de Nelson Mandela pourrait aussi rejoindre ces grandes dates dont nous sommes redevables… Voilà un homme qui a passé vingt-sept ans en prison, et porte une idée sublime dès ses premiers pas hors de sa geôle : «Telle était ma mission : libérer à la fois l’opprimé et l’oppresseur», écrit-il dans ses mémoires. Nous gagnerions à nous en souvenir dans tous les combats qui nous animent aujourd’hui, qu’ils soient sociaux, militaires, féministes, antiracistes, etc. : la libération n’est pas complète tant qu’on n’a pas libéré son oppresseur.

L’important, c’est aussi de ne pas s’en tenir aux récits glorieux : on hérite aussi de problèmes. C’est ce que l’historien Antoine Lilti [qui vient de rentrer au Collège de France, ndlr] rappelle : l’héritage des Lumières n’est pas un répertoire de slogans, c’est une collection de dilemmes. Prenez aussi le procès de Socrate. On aimerait que sous le soleil de l’été grec, soient nées en même temps la philosophie et la démocratie. Sauf que Socrate n’était peut-être pas un démocrate convaincu, et que la démocratie grecque s’est aussi fondée dans l’assassinat politique de ce philosophe.

Tout cela donne un début un peu boiteux à l’un de nos mythes fondateurs. Mais Ulysse aussi boitait, et c’est cela aussi notre héritage. C’est justement pour ça qu’il faut en prendre soin. Pour moi, l’histoire est tranquillement révolutionnaire : elle n’est pas émancipatrice par ses injonctions ou ses déclarations mais par sa pratique. Et ce n’est pas parce qu’on aura démontré que nos valeurs sont parfois conflictuelles, qu’on y tiendra moins, au contraire.

L’année 2022, c’est aussi les 60 ans des accords d’Evian

L’année a été intéressante pour les enjeux mémoriaux de la guerre d’Algérie, évidemment conflictuels, mais peut-être moins qu’on ne le craignait. C’est en partie le résultat d’un savoir universitaire qu’il faut saluer. Il y avait des historiens pionniers, il y a désormais toute une génération de chercheurs (Raphaëlle Branche, Sylvie Thénault, Malika Rahal, Karima Dirèche, Abderahmen Moumen et bien d’autres) qui nous interdisent aujourd’hui d’affirmer que «cette histoire n’a jamais été dite».

En revenant sur la fausse donation de Constantin, qui a permis à l’Eglise catholique d’asseoir son pouvoir dans l’Europe médiévale, vous rappelez qu’au fil du temps, nombreux sont ceux qui falsifient l’histoire ou effacent les traces de leurs actions. Un peu comme la Russie aujourd’hui.

J’essaie d’avoir un rapport à la fois attentif et distancié à l’histoire en train de se faire. Je veux garder le présent à l’œil, et si je mets en regard les événements du passé et ceux du présent, je n’insiste pas quand il y a un écho. Je ne suis pas un historien du 17 octobre 1961 ni un spécialiste d’Akhenaton, mais dans Quand l’histoire fait dates, j’ai essayé d’être l’historien du passage de l’un à un autre, autour de la question de l’effacement des traces. Il est étonnant de penser qu’Akhenaton est aujourd’hui l’un des pharaons les plus connus, alors que ses successeurs ont cherché à l’effacer totalement des mémoires.

L’historien Emmanuel Blanchard a montré que c’est précisément en tentant de cacher les preuves du massacre d’Algériens à Paris, le 17 octobre 1961, que l’Etat en a laissé d’autres… Il y a quelque chose de rassurant à voir qu’on n’effacera jamais les traces. «Rien n’est jamais perdu pour l’histoire», écrivait Walter Benjamin. L’historien n’est sans doute pas le mieux placé pour faire un diagnostic du présent, en revanche, il peut éclairer notre manière d’appréhender le présent en racontant d’autres histoires. L’histoire est l’art de se souvenir de ce dont on est capable, du pire comme du meilleur. L’émancipation que permet l’histoire se situe là.

Entre effondrement écologique et menace nucléaire, 2022 a été marquée par une peur de la fin du monde, comme l’an zéro qui n’est pas sans lien avec l’apocalypse, l’an mille, et bien sûr, Hiroshima.

Vous avez raison, il y en a bien plus que ce que je ne l’imaginais. Pour l’année 2022, je ne parierais pas sur une prise de conscience généralisée de la possibilité de l’extinction de l’espèce, mais peut-être d’une prise de conscience plus sourde que d’autres fins du monde sont possibles. La possibilité d’une apocalypse nucléaire qui est revenue en force en 2022, c’est pour moi le retour d’un souvenir d’enfance, presque une hantise.

Si on met aujourd’hui bout à bout le défi climatique, la reprise de l’épidémie de Covid, le retour de la guerre nucléaire, ça fait quand même beaucoup. Non seulement d’autres mondes sont possibles, mais d’autres fins du monde sont possibles aussi, et c’est avec tout cela qu’on doit faire.

 
 
 
 

 

.

.

.