https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/12/13/telecommunications-derriere-le-starlink-d-elon-musk-la-bataille-des-constellations-de-satellites_6154134_3234.html

Par et

Publié aujourd’hui13.12.22

 

Dans le centre-ville de Kherson (Ukraine), des habitants réunis autour d’un terminal Starlink, le 12 novembre 2022. "

 

« La course aux étoiles » (1/4). La guerre en Ukraine a révélé l’importance de la diffusion à travers l’espace de l’Internet haut débit quand les infrastructures terrestres sont détruites ou inexistantes. Sur ce marché naissant, une nuée de projets, dont ceux d’Amazon et d’Eutelsat, viennent concurrencer les satellites de M. Musk

 

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Starlink, OneWeb, Kuiper et maintenant Iris²… Jusqu’à peu, la concurrence entre ces différents réseaux de satellites pour fournir l’Internet haut débit sur toute la planète se déroulait dans l’indifférence générale. Seuls les professionnels concernés ou les passionnés de l’espace s’y intéressaient.

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La guerre en Ukraine a révélé au grand jour leur importance stratégique, les militaires de ce pays ayant pu rétablir leurs liaisons Internet et téléphoniques grâce à la constellation Starlink d’Elon Musk. Dès le début du conflit, le 24 février, le milliardaire américain a mis ses 3 200 satellites à la disposition de Kiev, les infrastructures terrestres de télécommunications ayant été en partie détruites par les Russes. Cela a permis à l’armée de mieux s’organiser pour lancer ses contre-offensives. Fort de cette initiative, l’entrepreneur libertarien s’imagine désormais influencer le processus de paix.

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Subitement, ce qui relevait de la science-fiction – un investisseur privé venant à l’aide d’un Etat avec ses équipements spatiaux – est devenu réalité. Cela a fait naître des interrogations quant au risque d’un pouvoir concentré entre les mains d’une seule personne, et poussé les Etats à réagir afin de conserver leur souveraineté – ce que fait l’Europe aujourd’hui avec son projet Iris², mais aussi le Canada, avec sa constellation Lightspeed.

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Tout a commencé il y a une quinzaine d’années, quand trois milliardaires américains – Greg Wyler, le pionnier, Elon Musk, le disrupteur, et Jeff Bezos, l’outsider – ont commencé à lorgner l’espace. Conscient que les infrastructures terrestres ne permettraient pas à l’ensemble de la population d’être connectée, M. Wyler imagine, en 2007, O3b pour « Other 3 Billion », un réseau de satellites destiné à relier les 3 milliards d’internautes de la planète n’y ayant pas accès, d’où le nom de sa société. Très rapidement, par manque de moyens, il cède sa société à l’opérateur luxembourgeois SES.

Sept ans plus tard, en 2014, ne renonçant pas à son idée, Greg Wyler propose à Elon Musk de participer à la création de OneWeb, un réseau de 500 satellites couvrant l’ensemble du globe, à 1 200 kilomètres de la Terre. Une orbite beaucoup plus proche que celle des satellites d’O3b (8 000 kilomètres) censée réduire autant que possible le temps de latence pour s’approcher de celui des réseaux terrestres. Cela est indispensable pour le fonctionnement en temps réel des voitures et objets connectés, mais aussi des transactions financières et du transport aérien, sans parler des jeux vidéo.

Positionnements différents

Tout à son projet d’aller sur Mars et, surtout, de s’imposer dans la course à l’espace grâce à SpaceX, Elon Musk décline l’offre de Greg Wyler. Avec ses fusées réutilisables low cost Falcon 9, le pionnier de l’automobile électrique, patron de Tesla, s’est aussi imposé comme l’acteur majeur du monde spatial, en dictant ses règles et en brisant le duopole européano-russe Ariane-Proton.

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Fort de cette position, il entend effectuer seul la connexion du globe en lançant jusqu’à 42 000 satellites, dont les premiers ont été mis sur orbite en 2018. Toute occasion est bonne pour rappeler sa puissance. « En vue d’augmenter sa capacité, Starlink lance chaque semaine de nouveaux satellites par groupes de 60, soulignait fièrement Gwynne Shotwell, la numéro deux de SpaceX lors d’un passage à Paris, mi-septembre. Les satellites sont fabriqués maison, comme les antennes et les fusées réutilisables. »

Starlink versus OneWeb. Les deux projets sont les seuls à être lancés. Mais, faute de moyens, Greg Wyler ne peut pas, une fois encore, aller jusqu’au bout. En 2020, son entreprise est mise en faillite sous le chapitre 11 de la loi américaine. Elle est reprise par le gouvernement britannique associé au groupe indien de télécoms Bharti, avant d’être rachetée en 2022 par l’opérateur français de satellites Eutelsat.

Aujourd’hui, en dehors des Chinois qui travaillent sur quatre constellations, dont le système Guo Wang et ses 12 992 satellites, cinq projets se trouvent à des stades divers. L’américain Starlink propose déjà des services dans 40 pays, le français OneWeb est opérationnel au nord du 55e parallèle à partir de la frontière des Etats-Unis et du Canada jusqu’au Groenland. Plusieurs fois retardés, les premiers satellites de Kuiper, la filiale d’Amazon, le groupe de Jeff Bezos, doivent être lancés début 2023, suivis en 2026 par ceux de Lightspeed du canadien Telesat, tandis que la constellation européenne Iris² devrait être opérationnelle un an plus tard.

Chacun affiche des positionnements différents. Starlink s’est tourné vers le grand public et revendique 700 000 abonnés, principalement aux Etats-Unis, et autant en liste d’attente. En Europe, il compte 75 000 clients, dont 10 000 en France. OneWeb a choisi les entreprises, les transports aérien et maritime ou les besoins des gouvernements, estimant ce domaine plus porteur et plus rentable.

« Il n’y aura pas qu’un seul gagnant »

« Ce segment dit du B to B [business to business, commerce interentreprise] représente les trois quarts du marché de la connectivité, et sa croissance devrait y être de 14 % à 15 % par an, estime Eva Berneke, la directrice générale d’Eutelsat. Nous avons reçu beaucoup de marques d’intérêt de la part des militaires, et notre réseau est utilisé par une base américaine au Groenland. »

Dès le premier trimestre 2023, des terminaux adaptés aux besoins des transports aérien et maritime seront proposés. « Cependant, nous savons que nous ne serons pas longtemps seuls sur ces marchés », ironise-t-elle, en faisant allusion à Starlink, qui a commencé à s’y intéresser. De plus, soucieux de se diversifier, SpaceX a annoncé, le 7 décembre, « Starshield », un projet de réseau de satellites sécurisés destiné aux gouvernements et à leurs administrations.

« La compétition s’annonce vive, car le marché Internet des satellites est relativement petit : il représente aujourd’hui 1 % de celui des télécommunications, soit 16 milliards de dollars [15,2 milliards d’euros], soulignent Thomas Coudry et Antoine Lebourgeois, analystes financiers à la banque Bryan, Garnier & Co. Dans ces conditions, nous voyons difficilement plus de cinq constellations s’y installer. » Une estimation partagée par l’ensemble des acteurs du secteur.

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« A titre de comparaison, rien qu’en France, on entend souvent dire que quatre groupes [Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free] sur un marché des télécoms de 35 milliards d’euros, c’est trop », insistent les deux auteurs de l’étude « Sat Wars : A New Chapter », publiée en octobre. Du côté de Kuiper, on se dit toutefois confiant : « Il n’y aura pas qu’un seul gagnant. Lorsque nous nous sommes lancés, nous savions qu’il y avait déjà d’autres constellations en préparation. Mais la demande est énorme, et le nombre de clients, particuliers et entreprises, qui n’ont pas d’accès satisfaisant au haut débit se chiffre en centaines de millions », explique la filiale d’Amazon.

La rentabilité économique est pourtant loin d’être prouvée. Les investissements sont considérables : 10 milliards à 15 milliards de dollars par acteur, sans certitude de bénéfices. A 1 200 kilomètres de la Terre, il faut à OneWeb quelques centaines de satellites pour couvrir totalement le globe, à 500 kilomètres, des milliers pour Starlink. Leurs tailles sont différentes : les plus éloignés ont l’envergure de réfrigérateurs, les plus proches, celle de boîtes à pizza.

Instabilité du marché

« Déployer une constellation, c’est comme ouvrir des magasins au même moment dans le monde entier sans savoir si vous aurez des clients », explique Pacôme Révillon, président du cabinet de conseil Euroconsult. De plus, les surfaces couvertes par les satellites sont parfois inhabitées, que ce soit sur terre ou en mer. « On estime que seuls 10 % à 20 % de leur capacité seront probablement utilisés à court terme, car elle ne le sera pas ou peu, par exemple, au-dessus du Pacifique », note-t-il.

Autre handicap, la durée de vie limitée – de six à huit ans – comparée à celle des satellites classiques de ce type d’objet : « S’il faut deux ans pour déployer une constellation, au moment de la mise en service, les satellites auront déjà consommé le quart de leur capacité. C’est donc une course contre la montre assez compliquée entre l’investissement initial, le développement des usages et le prix des services », relève Pacôme Révillon.

Les entreprises ne peuvent donc autofinancer leurs investissements et doivent emprunter. Faute de trouver des fonds suffisants, la constellation canadienne Lightspeed accumule les retards et a dû, en mai, réduire sa voilure d’une centaine de satellites, soit un tiers de sa capacité.

Starlink a annoncé relever ses tarifs, d’abord aux Etats-Unis puis, fin novembre, en Ukraine. A la stupeur générale, le prix du terminal y passera le 29 décembre de 500 à 700 euros et le forfait de 60 à 75 dollars

A ces charges s’ajoute le coût des antennes. Pour s’imposer, Starlink les fournit à perte à ses clients, les facturant 599 dollars aux Etats-Unis. « Chaque utilisateur lui coûte plus de 1 000 dollars, et tout est fait pour réduire le prix de fabrication, remarque Thomas Coudry. Mais ces efforts sont aujourd’hui ralentis par l’inflation. » Jeff Bezos, lui, affirme progresser dans la conception des terminaux à faibles coûts et être déjà capable de les fabriquer à moins de 400 dollars l’unité.

Preuve de l’instabilité du marché, Starlink a annoncé relever ses tarifs, d’abord aux Etats-Unis puis, fin novembre, en Ukraine. A la stupeur générale, le prix du terminal y passera le 29 décembre de 500 à 700 euros, et le forfait de 60 à 75 dollars. « Merci Elon Musk de la part de toute la société ukrainienne, c’est le meilleur moment pour augmenter les prix d’abonnement pendant que les missiles russes bombardent nos infrastructures critiques », a déploré un utilisateur sur Twitter.

Dimension stratégique

La guerre a également eu pour conséquence de freiner OneWeb dans le déploiement de sa constellation, ses satellites étant mis en orbite par des fusées russes Soyouz. Les Russes ont suspendu leurs accords, et 36 satellites sont ainsi bloqués sur le site de Baïkonour et stockés dans des hangars. « Nous sommes en discussion avec les autorités du Kazakhstan pour les récupérer et avons bon espoir », confie Eva Berneke. Il a aussi fallu trouver d’autres lanceurs, comme SpaceX, maison mère de son concurrent Starlink. « C’est avant tout un fabricant de fusées », relativise la patronne d’Eutelsat. Gwynne Shotwell n’avait pas manqué de présenter son concurrent OneWeb « comme un de [ses] clients pour l’envoi en orbite de ses satellites ».

Quatre, cinq ou six constellations ? La dimension stratégique en fait aussi des installations hors norme. « Nous ne sommes qu’au début de l’histoire. Tout va se jouer dans les prochaines années, estime le patron d’Euroconsult, Pacôme Révillon. Toutefois, je ne pense pas qu’une seule d’entre elles s’imposera, surtout si les Américains en deviennent de grands utilisateurs. Les Etats-Unis préfèrent toujours disposer de plusieurs sources, comme ils le font déjà dans la défense. »

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D’où l’espoir, pour l’outsider Jeff Bezos, avec Kuiper et ses 3 326 satellites prévus, de devenir un acteur important, même s’il part plus tard. Si, du côté de Starlink, Gwynne Shotwell se dit ouverte à l’arrivée de rivaux, elle ne peut s’empêcher de leur donner un coup de griffe. « Nous aimons la concurrence, c’est bon pour nous, et cela nous pousse à être meilleurs, mais tout le monde n’est pas de notre avis. » Une allusion à Amazon, qui s’est plaint plusieurs fois de la place trop importante accordée à Starlink, notamment dans les autorisations délivrées par la Commission fédérale des communications, le gendarme américain des télécoms. L’attribution des fréquences est stratégique : les premiers servis disposent des plus intéressantes.

« On sent un appétit considérable pour la nouvelle génération de services satellites, et Starlink a changé la perception de ces technologies », juge Dan Ives, analyste financier à la banque Wedbush Securities. Une envie qui a permis un retour spectaculaire de Greg Wyler, avec sa nouvelle société E-Space.

En février, le pionnier du « New Space » a collecté 50 millions de dollars pour lancer son projet de constellation géante : 350 000 satellites de 10 kilos placés à 600 kilomètres d’altitude, visant à fournir des services aux entreprises et aux gouvernements. Avec pour ambition de participer à l’appel d’offres pour la future constellation européenne Iris². Pour ce faire, l’entrepreneur américain a demandé la nationalité française.

 

 

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