https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2022/12/04/la-tyrannie-du-sexe-ideal-ou-le-royaume-des-complexes_6152875_4497916.html

 

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Trouvez-vous votre pénis, votre vulve, suffisamment esthétique ? Suffisamment désirable ? J’espère que oui. Mais maintenant, permettez-moi une question plus sournoise : votre sexe correspond-il à ce que vous voyez sur les écrans ou dans les musées (ne parlons même pas des films pornographiques) ? Et puisqu’on met les pieds dans le plat : votre sexe est-il normal ?

Le décalage entre notre sexe « réel » et le sexe représenté dans les médias fait l’objet d’une grande attention, depuis déjà plusieurs années. Généralement, cette conversation s’arrête à la pornographie. Il y a pourtant d’autres vecteurs de représentations – et qui ne sont pas moins biaisés. Prenons par exemple le monde de l’art. Selon une étude publiée il y a tout juste un mois dans le British Journal of Sexology, la taille des pénis représentés dans la peinture et la sculpture a constamment augmenté lors des sept derniers siècles, avec une forte accélération au XXe siècle.

Quid du sexe féminin ? Si vous avez envie de contempler les premières vulves jamais représentées, je vous recommande l’exposition sur l’art et la préhistoire au (mal nommé) Musée de l’homme. Vous y verrez à peu près la même chose qu’aujourd’hui : des pubis glabres, fendus d’une simple ligne. On est loin de débordements voluptueux de chairs… qui sont pourtant le (gros) lot de bien des femmes.

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Outre nos complexes physiques « généralistes », il faut donc désormais compter avec nos complexes génitaux. Pour en comprendre les mécanismes, une toute nouvelle étude menée en Suède s’est penchée sur l’intimité de plus de 3 500 individus (Institut Karolinska de Stockholm, septembre 2022). Il en ressort, pour commencer par une bonne nouvelle, que l’extrême insatisfaction liée à ses organes génitaux ne concerne que 3,6 % des femmes et 5,5 % des hommes. Tout irait-il pour le mieux dans le meilleur des slips ?

Taille et forme, trop ou pas assez

A voir. Car les choses deviennent plus intéressantes dès lors qu’on entre dans le détail : 29,8 % des femmes et 38,4 % des hommes disent ne pas aimer la taille de leur sexe. Plus précisément, les femmes trouvent que leurs petites lèvres dépassent « trop », tandis que les hommes trouvent leur pénis trop petit. Les chercheurs ont donc demandé aux cobayes de mesurer leur sexe. Première observation : les petites lèvres des répondantes dépassaient de 7,6 millimètres en moyenne, tandis que les pénis en érection atteignaient 12,5 centimètres en moyenne. Ces dimensions sont tout à fait standard. Il n’y a donc pas de complexe à avoir – sauf si on part d’une mauvaise estimation d’à quoi « devraient » ressembler ces organes.

Un détail permet d’ailleurs de préciser ce sentiment d’inadéquation : avec l’âge, les femmes perdent ces complexes liés à l’apparence de leur sexe… mais pas les hommes. Si les femmes gagnent en tranquillité, les hommes restent soumis à une norme de performance dont ils ont les plus grandes difficultés à se démêler (sans doute faudrait-il un chouïa se « démâler »).

Ces complexes ont, bien entendu, des conséquences sur le plaisir, ou sur des formes d’autocensure au moment d’avoir des rapports sexuels. Et pourtant, le facteur le plus important pour se sentir bien dans son sexe consiste à ne pas « encourager » ses complexes : plus on évite les rapports sexuels, plus on évite de recevoir du sexe oral, moins on a l’occasion de découvrir que nos partenaires nous aiment comme on est. Si vous trouvez votre vulve trop « débordante », la solution consiste donc à enchaîner les cunnilingus. Plutôt sympa, comme thérapie ! De la même manière, de nombreuses études ont démontré que la nudité (la vraie, libre et partagée, telle qu’on peut la pratiquer dans les camps naturistes) renforce considérablement sa confiance en soi.

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Malheureusement, le recours au cunnilingus et au naturisme ne semble pas être la voie privilégiée par les grands complexés. Les chercheurs de l’Institut Karolinska ont ainsi eu la surprise de découvrir que sur l’ensemble de la population étudiée, une personne sur huit envisage de recourir à la chirurgie esthétique, malgré les risques et le caractère irréversible des procédures… et ce, soit pour surmonter ses complexes, soit pour « améliorer » encore l’apparence d’un sexe qui pourtant convient parfaitement.

Hiatus entre corps imaginaire et celui réel

Faut-il blâmer la pornographie (comme on le fait souvent) ? Apparemment, non : les personnes intéressées par la chirurgie n’en consomment pas plus que les autres. Le X semble d’ailleurs n’avoir aucun impact sur les complexes : les chercheurs notent que les standards de beauté liés aux organes génitaux sont désormais tellement répandus qu’il suffit d’écouter des gens parler pour les intérioriser (ils citent les blagues sur les petits pénis, ou les remarques douteuses sur les femmes « trop » expérimentées et dont le sexe s’élargirait). Les chercheurs pointent également la nudité trompeuse des séries télévisées ou des films, où les vrais sexes sont de plus en plus souvent camouflés par des prothèses (des faux pénis et des fausses vulves)… dont les formats sont conçus pour correspondre aux normes du gros pénis et de la toute petite vulve - des normes qui se voient donc renforcées en retour.

Malgré la censure qui y règne, les réseaux sociaux sont eux aussi vecteurs de complexes. C’est ce que confirme une autre étude (oui, encore une), menée en Turquie et publiée en novembre 2022 par l’International Journal of Impotence Research. L’équipe de scientifiques a demandé à des hommes de suivre sur Instagram, pendant six mois, le mot-clef #penisenlargement (« élargissement du pénis »). A l’issue de ce curieux exercice, les participants avaient largement perdu confiance dans l’apparence de leur pénis. Ce résultat est d’autant plus regrettable que les posts Instagram concernés induisent en erreur : d’après les chercheurs, seuls 6 % de ces contenus contenaient des informations fiables. A l’heure où j’écris ces lignes, il existe 84 000 posts sous le mot-clef #penisenlargement. Et 53 000 pour leur pendant féminin #labiaplasty.

Que conclure de tout cela ? Pour commencer, que sauf à travailler dans un camp naturiste ou dans un institut d’épilation intime, il y a des chances que votre œil voie plus de corps « imaginaires » que de corps réels : entre le maquillage, les filtres, les retouches et le processus de sélection des images visibles sur n’importe quel support, on s’habitue à des apparences très lisses, ou très spectaculaires. Or ce sont ces corps-là qui sont présentés comme désirables, et que nous voyons occupés à séduire, embrasser, faire l’amour.

Ce qui nous amène à un paradoxe contemporain : même si nos corps évoluent dans le « réel », nous voyons beaucoup plus de corps « imaginaires ». Entre les deux, le décalage se creuse, générant de plus en plus de complexes. Pour le dire autrement, plus les normes d’attractivité érotique se précisent, plus nous sommes nombreux à nous retrouver, de manière de plus en plus brutale, dans la « vallée dérangeante » – ce concept issu de la robotique et qui décrit ce point où les robots nous ressemblent « juste assez » pour qu’ils nous paraissent inquiétants. Sauf qu’au lieu de trouver « dérangeants » les corps imaginaires, c’est le nôtre qui nous devient étranger. Pour faire l’amour, c’est embêtant – vous ne trouvez pas ?

Retrouvez ici toutes les chroniques de Maïa Mazaurette dans « La Matinale ».

 

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