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Comment commencer? Par quelle poignée agripper ce qui nous entoure, ce qui nous arrive, ce qu’on expérimente au quotidien? Y a-t-il, d’ailleurs, un quelconque intérêt à se pencher sur le banal, le presque rien, le cosmos voisin qui nous baigne à portée de main, de pied et d’œil?

Absolument, répond Nicolas Nova, et il nous donne d’ailleurs une série de recettes pour parvenir à saisir notre monde de (très) près. Dans Exercices d’observation, cet anthropologue (et professeur à la HEAD, à Genève) ouvre le débat de la manière suivante: «L’observation est essentielle à de nombreuses activités professionnelles. Elle est une part importante du travail des scientifiques dans leurs laboratoires et sur le terrain, des anthropologues, sociologues, historiens qui étudient la vie des choses. Mais cette capacité à remarquer importe aussi aux designers, ingénieurs ou architectes qui les conçoivent; aux journalistes qui écrivent à leur propos; aux artisans qui s’occupent de leur entretien; aux artistes et aux policiers.»

On fait défiler

Elargissons: la capacité d’observation est essentielle à chacun, et elle devrait être mise en œuvre par tous dans un monde dont on redoute aujourd’hui qu’il se fragmente, se défasse, sous les coups d’une crise de l’attention: on survole, on zappe, on fait défiler. Prendre le parti de ralentir un peu la machine, c’est le pari que lance Nicolas Nova en nous faisant 19 propositions (toujours ludiques) de travaux pratiques. Voici (à titre d’exemple et parce qu’il faut toujours commencer par le début) le premier d’entre eux, baptisé «(in)exhaustivité»:

«Où que vous soyez, passez dix minutes à dresser un inventaire systématique de ce qui se déroule autour de vous. Avec ou sans chronomètre, notez sur une feuille le maximum d’observations possible à propos des entités présentes (animaux, humains, plantes, objets, véhicules, infrastructures, panneaux et écrits divers, etc.) et de ce qui advient autour de vous (mouvements, apparitions, disparitions, changements quelconques). Relevez tout ce qui attire votre attention. Insistez sur le visuel autant que sur le sonore, sur la statique comme sur le mobile, sur le banal comme sur l’intrigant. A partir de cet inventaire, produisez une liste contenant au moins trente éléments organisés sous forme de colonnes, dans l’ordre de votre choix.»

In situ

L’auteur de ces lignes s’y est essayé, un lundi matin à 8h45 dans la cafétéria d’un centre commercial genevois. On ne reproduira pas ici, pour d’évidentes raisons graphiques, le diagramme issu de ces dix minutes d’observation, mais le fait est que l’attention portée au moment a permis de mettre au jour plusieurs types de données. Des banalités tout d’abord: sur les dix clients présents, trois étaient collés à leur smartphone; des parasols publicitaires vantaient une cervoise encore inconnue de nos services («Saint-Omer, bière fine du Nord»). Plus intéressant, on a pu noter les parts respectives de la galimafrée idiomatique locale – on entendait parler français (surtout), puis portugais et albanais à parts égales. On a pu voir des régularités se mettre en place: quand les groupes de fumeurs, une fois leurs clopes écrasées, retournent à l’intérieur de l’estaminet, les moineaux les suivent – mais jamais les corbeaux. Et en point d’orgue, cette vision assez surprenante d’une unijambiste, qui, dans son fauteuil roulant, promenait son chien en se laissant doucement tirer par l’animal.

On est là dans un procédé qui rappelle la pratique de Georges Perec dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien – Nicolas Nova, au rythme d’une érudition joyeuse, se place d’ailleurs explicitement sous son patronage (comme sous celui, bien sûr, des Exercices de style de Queneau). Mais ces Exercices-ci développent bien d’autres articulations encore, d’autres «arts de remarquer» (la formule est de l’anthropologue américaine Anna Tsing). Exemples: décrivez un élément du monde (par exemple un animal) en trouvant 25 questions à son propos (où l’on retrouve une manière de faire qui renoue par la bande avec la pratique des naturalistes de la Renaissance); établissez une carte sonore de votre environnement (quels sons entendez-vous? d’où proviennent-ils?); relevez (mais gardez-les pour vous) les conversations des personnes que vous croisez à un moment donné (une forme de brèves de comptoir, mais sans bistrot); etc.

Lire aussi: Raymond Queneau en décodeur de l’info

Etre au monde

Ce que nous offre ici Nicolas Nova, ce sont des paramètres d’observation, qui nous permettent d’activer tel ou tel capteur de notre monde environnant et de les combiner de différentes manières pour en faire émerger des caractéristiques, des constantes, ou pointer des faits exceptionnels. Il s’agit de se construire sa propre cartographie – en écrivant bien sûr, mais aussi en dessinant, en enregistrant (des images ou des sons) voire en récoltant des objets. C’est une manière d’apprendre à diriger ses sens.

Les exercices réunis dans la deuxième section («Interaction») du livre montrent autre chose encore. Il s’agit ici, par exemple, d’interroger des passants sur le caractère de l’endroit qu’ils traversent ou de procéder à ce que l’exercice #13 nomme des «perturbations volontaires»: prendre l’ascenseur en tournant le dos à ceux qui le prennent avec vous, puis consigner leurs éventuelles réactions. Ou tenter de dépasser une ou deux personnes dans une file d’attente. Il y a là quelque chose qui est presque de l’ordre du trickster, ce farceur légendaire que l’on retrouve dans beaucoup de récits mythologiques. Mais ces petites provocations, exercées pour faire réagir le réel, forment aussi le rappel d’une chose: l’observation de ce qui nous environne n’est pas une forme de contemplation béate: c’est une manière d’entrer dans le monde pour y être pleinement.

Essai. Nicolas Nova, «Exercices d’observation. Dans les pas des anthropologues, des écrivains, des designers et des naturalistes du quotidien». Premier Parallèle, 170 p.

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