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Je t'aime moi non plus

«Je t’aime», «j’ai sorti les poubelles», «tu te souviens ?»... L’amour avec la langue

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Des premiers papillons à la funeste chute, la linguiste Julie Neveux examine les phrases courantes de la vie à deux pour mieux comprendre les enjeux universels du dialogue amoureux.
 
Illustration de Jeanne Macaigne.
 

par Clémence Mary et Anna Chabaud

publié le 16 novembre 2022 à 16h46
 

«Vous avez ken ? — Non, on s’est juste pécho, mais gros crush» : bien sûr, en matière amoureuse comme ailleurs, il y a «l’argot des jeunes» que ceux qui le sont moins reprennent volontiers pour faire cool. Et les anglicismes, le verlan, le patois ou autre idiome plus ou moins fleuri sont les symptômes d’une langue changeante. Pour autant, de «ich liebe dich» à «on dirait ta mère» en passant par «we did it», parler d’amour a quelque chose d’universel, postule la linguiste Julie Neveux dans le Langage de l’amour. De la rencontre à la rupture, comment les mots révèlent nos sentiments (Grasset, 2022).

Biberonnée aux séries télé comme Sex and the City autant qu’à Proust, à Ernaux, à Dolan ou à Orelsan, la chercheuse décrypte la fabrique grammaticale et sémantique du couple en tressant habilement la romance feuilletonnée d’un Roméo et d’une Juliette des temps modernes à des références culturelles saupoudrées d’efficaces analyses. Car ses nobles aînés – Stendhal et son irradiant De l’amour, Barthes et ses indispensables Fragments d’un discours amoureux – ont un peu trop oublié, selon la linguiste, que l’amour n’était pas que regards transis, passion brûlante ou solitaire. Quel miroir les mots offrent-ils quand l’amour s’installe dans le quotidien, se domestique au sens propre comme au figuré ? Explosive, paresseuse, nécessaire ou mise en échec, la langue peut tour à tour éclairer, épouser, figer ou défaire la scène de la vie conjugale. Petite mise en bouche.

 

«J’ai rencontré quelqu’un» : reconnaître l’amour

C’est la première phrase du roman amoureux – qu’on se raconte parfois tout seul. On a besoin de la produire, pour soi ou les autres, pour mettre en scène une bascule entre la vie réelle et l’histoire qu’on en tire. Qualifier ce moment de «rencontre» le transforme en événement signifiant et l’inscrit dans le registre sentimental. L’être qui tombe amoureux éprouve le besoin d’écrire un récit où il s’institue comme sujet, héros ou héroïne d’une histoire ouverte. Ce «quelqu’un» est toujours indéfini car la charge sémantique porte sur le mot rencontre. L’attention porte sur cette rupture, une ouverture des possibles qui se caractérise par une explosion du langage. Dès lors, celui-ci vient donner de la substance à nos fantasmes. Avant même la cristallisation dépeinte par Stendhal, l’imaginaire se déploie envers une personne qu’on connaît encore très peu, à partir d’un simple nom. C’est la rencontre de cet imaginaire avec le réel qui va construire le sentiment.

«On l’a fait» : pratiquer l’amour

Cet euphémisme jette un voile pudique sur la réalité, le pronom remplaçant l’acte sexuel. Tout le monde comprend l’implicite car la chose est à la fois essentielle et taboue, l’amour est tellement central qu’il rend possible l’effacement du nom. Paradoxalement, cette absence dit la mise en pratique d’un sentiment, le seul d’ailleurs que l’on puisse «faire». Vestige d’une pudeur passée – car le langage est souvent en retard sur nos mœurs, nos façons d’être et de s’aimer, la formule a aussi un côté infantile car elle acte une victoire, la joie d’être allé au bout, comme une consécration. De plus, faire l’amour, c’est le faire ensemble : le double sujet montre la réciprocité des amants. A l’inverse, «fais-moi l’amour» ou «j’ai envie de te faire l’amour» esquisse des rôles asymétriques par la distribution des pronoms, toutes sortes de scénarios et d’interactions possibles dans l’acte sexuel.

«Je t’aime» : performer l’amour

C’est l’expression indétrônable, fondatrice. Le prononcer pour la première fois, c’est «déclarer» un sentiment opaque et diffus, c’est-à-dire le rendre plus clair, à soi-même et à l’autre. Cette prise de risque inouïe est un geste tendu vers l’autre. S’il est réciproque, si la formule est répétée dans un mimétisme pur («moi aussi, je t’aime»), la relation est transfigurée, c’est le début des possibles et elle peut devenir une relation vécue. Aucune autre phrase ne satisfait mieux ce dialogue performatif qui transforme la réalité et acte la naissance d’un lien amoureux. Pour fonder le pacte amoureux, la formule doit rester pure, il est impossible d’ajouter un adverbe : aimer «beaucoup» quelqu’un, c’est au fond ne pas l’aimer «vraiment». Cette simplicité grammaticale – sujet, verbe, objet – en fait l’efficacité. En outre, la performativité n’arrive qu’une fois. Les «je t’aime» suivants relèvent de l’exclamation pure et de l’émerveillement lyrique, quand ceux du couple au long cours s’imprégneront d’un sens contextuel : «merci, je t’aime !», ou «bonne journée, je t’aime !».

«Mon cœur, mon bébé, mon lapin» : la désexualisation

A double tranchant, ces tendres surnoms apparaissent quand «l’amour-possession» s’installe. Rebaptiser est une tendance naturelle qui sert à redéfinir l’identité de l’autre à l’aune du lien qu’on entretient avec lui, comme une renaissance. Le nouveau nom exprime cette complicité et intervient quand l’autre devient un objet familier. Il est statufié, nié dans la complexité de son existence : un être nuancé, qui nous échappe nécessairement. Parce que le bestiaire amoureux (chat, lapin, bichon) cesse d’informer sur le genre de la personne, il contribue à désexualiser.

«J’ai sorti les poubelles» : scènes de ménage

Le passage à un amour implicite conduit le langage à porter sur les choses concrètes autour des amants, qui ne consacrent plus leur énergie et leur temps à décrire cet amour. Le couple est progressivement traversé de problématiques de moins en moins spirituelles et de plus en plus matérielles, voire triviales. On s’embarrasse de choses qui parasitent, la charge domestique et mentale apparaît, et avec elle, une répartition des rôles et des tâches générées par la conjugalité. On lit dès lors l’expression de l’amour dans les gestes du quotidien plus que dans les grandes déclarations.

«Tu te souviens ?» : réaffirmer le couple

Tous les couples aiment se remémorer leurs débuts. Cette narration récurrente vient pallier le manque de récit noué au présent, et signe le décalage entre l’explosion verbale des débuts et la paresse dans laquelle le langage se réfugie ensuite. On va chercher dans la rencontre l’émerveillement du passé, l’usage de l’imparfait nimbe d’une lumière romancée les personnages qu’on était. Dans une forme de dédoublement, les partenaires se racontent comme des personnages, comme si la charge fantasmatique était figée dans le passé, alors qu’il y aurait aussi la possibilité de glorifier le quotidien. Mais c’est plus compliqué, puisqu’il y a les poubelles à sortir… On a besoin de se rappeler que le partenaire était quelqu’un d’autre avant, car on ne conçoit plus comme autonome la personne qu’elle est devenue. La remémoration ressuscite cette altérité et réinjecte du sens dans l’histoire.

«Faut qu’on parle» : l’ultimatum

Cet impératif apparaît au moment critique où l’un des deux se charge d’initier une conversation pour revisiter les fondements du couple, valider à nouveau les raisons d’être ensemble. Il acte paradoxalement l’échec temporaire du dialogue et peut annoncer la fin. Une étude américaine de 2000 sur les probabilités de divorce a montré que ce sont les femmes qui portent majoritairement la «charge expressive», c’est-à-dire l’effort de briser le train-train quotidien pour chercher à refonder le couple en pointant les problèmes. L’appel au secours peut ouvrir sur un nouvel horizon solidifié ou faire plonger dans l’abîme.

«J’ai besoin d’air» : l’alerte rouge

La métaphore de l’étouffement est l’une des plus répandues pour exprimer – plus qu’expliquer – son désarroi au partenaire. C’est aussi le retour du pronom «je» qui marque la nécessité impérieuse de s’affirmer comme être indépendant. Entendre ce besoin, fruit d’une expérience unilatérale, est nécessairement violent pour l’autre qui va chercher à s’accrocher en retour en usant d’un lyrisme pathétique. Crier des «je t’aime» dans le vide, tel Ugolin dans le film Manon des sources, est effroyable !

«Je ne t’aime plus» : le couperet

C’est la sentence la plus tragique et difficile à prononcer. Elle l’est d’ailleurs rarement lorsqu’on est à bout. Elle est la seule à pouvoir signifier la fin du contrat amoureux, la fin d’une histoire, toujours empreinte de confusion sentimentale. On a du mal à dire que l’amour, qu’on pensait durable, est révolu, avec cette négation qui percute tout ce qui a été construit. D’autant que souvent, on aime encore, d’une façon non amoureuse. On reconnaît toujours un lien, fait de bienveillance, de tendresse, mais on éprouve de façon fragmentée des sentiments qui fondaient ensemble le désir fusionnel initial d’être avec l’autre. Elle s’écrit à la première personne car il en suffit d’une pour défaire l’union quand il faut deux sujets se répétant «je t’aime» pour faire couple. En abolissant la réciprocité, celui qui part s’abstrait de devoir rendre des comptes. Il est souvent sommé de fournir des explications, or la fin de l’amour ne s’explique pas, elle se constate. Se découvrir n’aimant plus suscite, autant que de la tristesse, une stupeur, un étonnement.

 
 

 

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