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«Mdeilmm» d’Hélène Cixous, l’esprit frappeur

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Roman

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Figure phare du féminisme, Hélène Cixous ne cesse dans son œuvre de franchir les frontières entre les pays, les époques, les vivants et les morts. Rencontre chez elle, à Paris, autour de son dernier livre, l’énigmatique et hanté «Mdeilmm»

 

 

Victor Hugo était adepte des séances de spiritisme. A Jersey, durant son exil, il faisait tourner les tables pour s’entretenir avec les morts. Les fameuses séances ont été retranscrites. Le dimanche 22 janvier 1854, à 9 heures et demie du soir, Shakespeare, excusez du peu, sort des limbes. Hugo lui demande de parler et le fantôme profère cette parole énigmatique: «Mdeilmm». C’est ce mot qu’Hélène Cixous a choisi comme titre de son nouveau livre, paru chez Gallimard. Choisi? Pas exactement. C’est plutôt le livre qui a décidé et Hélène Cixous s’est exécutée, réussissant à convaincre son éditeur de l’adopter même s’il est imprononçable et invendable. Car les livres lui sont «dictés» et il ne faut pas les contrarier… Le sous-titre, Parole de taupe, est tout aussi intrigant.

Creuser des galeries

Son écriture creuse des galeries pour passer sous les cloisons. Libre, elle nous invite à repenser les limites du temps, du vivant, des genres (littéraires ou sexuels). Pour en parler, Hélène Cixous nous a donné rendez-vous chez elle, à Paris, au dixième étage d’un immeuble du XIVe arrondissement. Une chatte nous accueille à la porte, une autre est couchée sur un fauteuil. Hélène Cixous porte une veste aux longs poils soyeux qui lui donne l’air d’un oiseau. Née à Oran, en Algérie, en 1937, elle est l’une des écrivaines françaises les plus traduites dans le monde. Romancière, philosophe, essayiste, dramaturge? Impossible de la classer.

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En 1968, elle a cofondé l’Université expérimentale de Vincennes, devenue depuis Paris VIII. Foucault et Deleuze y ont enseigné. Hélène Cixous y a créé le premier département d’études féminines français, pionnier en Europe. Alter ego de Derrida, elle a publié près de 90 livres (depuis Le Prénom de Dieu, en 1967, chez Grasset) et écrit depuis 1985 des pièces pour le Théâtre du Soleil, en collaboration avec Ariane Mnouchkine. Depuis 1969, elle donne chaque semaine un séminaire sur la littérature, un trésor qui a commencé à être retranscrit et à paraître chez Gallimard (un premier volume, Lettre de fuite. Séminaire 2001-2004, a paru en 2020).

Le langage des chats

Les questions se bousculent sur trois pages A4, on ne sait par où débuter, on bredouille… La chatte Isha vient à notre secours. Elle saute sur la table et s’étale de tout son long sur les questions préparées. Il faudra improviser l’interview, sans repères. Tant mieux. «Mes chattes m’éblouissent, elles comprennent tout ce que je leur dis. Moi, je ne comprends pas tout ce qu’elles disent, leur langage est tellement subtil.»

Dans Mdeilmm, ce qui éblouit, c’est une liberté totale dans la forme comme dans le fond. Ce livre à la fois joyeux et grave, plein d’humour et d’émotions, donne voix aux morts. Chez Cixous, qui se dit «incroyante», les morts parlent à travers le papier, par capillarité. «Les morts ne sont morts que lorsqu’on les oublie», précise-t-elle.

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Pas de narration continue mais une série d’histoires et de visions poétiques qui se répondent et se ramifient. L’écrivaine s’intéresse au moment charnière entre la vie et la mort, que ce soit dans les récits des dernières heures de condamnés, chez Hugo ou Dostoïevski, ou par l’évocation de l’assassinat d’Yitzhak Rabin. Elle explore sa propre mémoire familiale, autour de documents qui lui ont été transmis il y a peu, reproduits pour certains dans le livre. Un petit article découpé, en février 1948, dans Alger républicain, annonce la mort de son père, à Oran, probablement victime de l’antisémitisme qui y faisait alors rage. Hélène Cixous avait 10 ans.

Alice, la médium

Des pages savoureuses, pleines de tendresse et d’humour, racontent les conversations qui eurent lieu entre les morts et les vivants chez les Cixous, dans les années 1950 et 1960, par l’intermédiaire d’une certaine Alice Carisio, préparatrice en pharmacie arrondissant ses fins de mois grâce à ses talents de médium.

Le sous-titre Parole de taupe est un clin d’œil à Shakespeare. Lorsque le spectre de son père s’adresse à lui, Hamlet l’appelle «vieille taupe», «old mole». Les taupes creusent leur galerie dans l’au-delà et reviennent à la surface, se rappeler à votre bon souvenir. La littérature, pour Cixous, est un formidable office de poste qui délivre de précieuses missives entre les mondes. Ecrire, c’est franchir le Léthé, et craindre parfois de rester coincé de l’autre côté, sans retour possible.

Lire dans les arbres

Comment a-t-elle pris conscience du pouvoir de la littérature, capable de nous faire voyager dans le temps et l’espace? «Est-ce que tu entends cela, Isha?» demande l’écrivaine à son chat. «Il nous pose des questions… Mais c’est des pyramides!» Elle réfléchit. «Je n’ai jamais dissocié l’acte d’écrire d’une liberté et d’un désir vital d’accéder à tout ce qui nous est proposé, promis, retiré, à tous les règnes. Cela a été déterminé initialement par une pulsion, quand j’étais petite fille. Je suis venue au monde dans un univers qui était tellement laid, destructeur et meurtrier… C’était la guerre, les racismes se superposaient et se répondaient les uns aux autres, à l’infini. Du côté de ma mère, ma famille avait fui l’Allemagne nazie. Nous nous retrouvions dans un pays colonisé. Je me disais «il doit bien y avoir une évasion possible, mais où?» Lire dans les arbres. J’ai éprouvé une exultation, l’évidence que tout était accordé grâce à la littérature.»

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Cette enfance semble avoir décidé de toute sa vocation d’écrivaine. Pour elle, la littérature est forcément politique et inscrite dans l’Histoire. «Il y a des générations entières qui n’ont jamais été prises dans le cercle infernal de la guerre. Elles ne savent pas ce dont les êtres humains sont capables, elles n’ont pas fait l’expérience de cette terrible capacité de destruction. C’est pourtant quelque chose d’essentiel à connaître, qui vous rend plus humain.»

Joyce interdit aux femmes

Adolescente, pour être proche des livres, elle décide d’étudier. En France, elle passe une agrégation d’anglais. Elle aurait préféré la littérature française, mais cette filière lui est fermée sous prétexte qu’elle n’a pas fait de grec. A 19 ans, à Bordeaux, elle lit toute la littérature anglaise dans l’ordre chronologique. Arrivée à Joyce, elle demande Ulysse au bibliothécaire. Il refuse. «Je ne donne pas ça à une jeune dame», répond-il. Qu’à cela ne tienne, Cixous écrira sa thèse sur Joyce.

C’est aussi à cette époque, vers 18-19 ans, qu’elle commence à écrire. Au début, elle a peur de ce pouvoir qu’elle ne comprend pas. «J’avais des sortes de traversées qui m’effrayaient, c’était un incontrôlé total. Cela s’écrivait et j’avais le sentiment d’être dans les parages de la folie.» Ces textes qui ne ressemblent à rien, elle en fait part à son ami le philosophe Jacques Derrida, qui la rassure. Oui, c’est bien de la littérature. Fallait-il apprivoiser l’écriture? «Surtout pas, il fallait la laisser dans sa sauvagerie», explique aujourd’hui Hélène Cixous.

Les grands esprits

Elle écrit comme un animal, comme un chat. Pas ici, dans cet appartement, mais dans sa maison à Arcachon, deux mois par année. «Il faut que je sois dans un environnement propice, forestier, dans la nature, animé par les grands esprits, les vents, les orages, des animaux…» Avec les incendies qui ont ravagé la région cet été, l’odeur du feu planait dans le jardin.

C’est dans cette maison qu’elle a rédigé, entre avril 2020 et octobre 2021, une série de très belles missives adressées à l’écrivaine Cécile Wajsbrot, réunies sous le titre les Lettres dans la forêt, aux Editions L’Extrême contemporain.

Ecrire avec le corps

«La littérature dans sa totalité est une lettre qui s’adresse à nous. Derrida considérait qu’on pouvait écrire à l’ordinateur. Je ne suis pas d’accord. Ecrire, comme peindre, c’est physique. Tout le corps y participe. C’est une question de respiration.» Pour devenir ces palais «qui ne vieillissent pas», les livres doivent être écrits avec le corps. Farouches, ils doivent ignorer les modes et les attentes de leurs contemporains.

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«Stendal est le plus libre de tous. Je ne peux pas m’empêcher de rire quand je le lis. Il s’occupe tellement d’écrire, et pas seulement de raconter des histoires. A son époque, personne ne le lisait. La marque même de l’écriture, c’est qu’elle paraît d’abord illisible. Un texte, il faut le lire plusieurs fois pour sentir son cœur qui bat.» Les textes d’Hélène Cixous pulsent et donnent l’impression d’être faits de chair et de sang.


Hélène Cixous, «Mdeilmm. Parole de taupe», Gallimard, 176 p.

Hélène Cixous et Cécile Wajsbrot, «Lettres dans la forêt», L’Extrême contemporain, 150 p.

Mdeilmm

Hélène Cixous

Editions Gallimard, 169 p.

 

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