Dans une série d’entretiens pour Arte, Bruno Latour, mort dans la nuit du 8 au 9 octobre, exposait sa conception de la philosophie, expliquait comment nous avons changé de monde et par quels moyens il serait possible de l’« écologiser ».

Propos recueillis par

Publié le 09 octobre 2022 à 11h22

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"Bruno Latour, chez lui, à Paris, en janvier 2022."

 

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https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2022/10/09/bruno-latour-le-philosophe-doit-travailler-a-redonner-des-puissances-d-agir_6145059_3382.html

En mai, Arte a diffusé une série d’entretiens avec Bruno Latour, réalisés à son domicile à Paris. Un film de Nicolas Truong coréalisé avec Camille de Chenay. Nous en publions un extrait, dans lequel le penseur, décédé dans la nuit du 8 au 9 octobre, développe sa conception « collective » de la philosophie.

Vous vivez et travaillez depuis de longues années à Paris. Pourquoi avez-vous accepté cette série d’entretiens ?

Je suis un peu âgé, et c’est le moment où l’on regarde ce qu’on a fait. En apparence, je me suis intéressé à des sujets très divers comme les sciences, le droit, la fiction, avec des méthodes un peu bizarres. Vous me donnez l’occasion d’expliquer mon argument général. J’en suis content car j’ai suivi une ligne du début à la fin, qu’il est maintenant temps de pouvoir éclaircir.

Nous avons, selon vous, changé de monde, nous n’habitons plus sur la même Terre. Quel est ce changement, Bruno Latour, et pourquoi n’habitons-nous plus sur la même Terre ?

Si les gens sont désorientés par la question écologique et n’arrivent pas à vite réagir à une situation que tout le monde sait catastrophique, c’est largement dû au fait qu’ils continuent à être dans le monde d’avant, un monde fait d’objets, connus par les sciences, où nos idées sont des idées subjectives à leurs propos – un monde de l’abondance et du confort apportés par le système de production. Mais ce n’est plus le monde dans lequel nous sommes maintenant. Le monde où il faut qu’on atterrisse, en quelque sorte, le monde dans lequel on se trouve placé, c’est un monde de vivants au milieu d’autres vivants.

Pourquoi n’avons-nous jamais été modernes et que sont les modernes, selon vous ?

Quand on dit « moderne », il y a généralement ce mot d’ordre : « modernisez-vous ». On veut systématiquement moderniser l’université, l’Etat, l’agriculture… Il s’agit bien d’un mot d’ordre : un terme qui définit un mouvement de l’histoire mais qui n’est pas l’histoire dans laquelle on est. Le front de modernisation est un front de destruction ; si on modernise la planète, elle devient inhabitable pour nous humains. On a fini la modernité : il faut cesser de vouloir toujours continuer à être modernes, et faire le musée que demande le moment à présent fini de la modernité.

Dans quel monde sommes-nous entrés ?

A quoi ressemblent l’abondance, la liberté, l’émancipation, sans la modernité ? L’alternative, c’est ce que j’appelle « écologiser ». Personne n’a une idée exacte de ce que ça veut dire, car c’est un trop gros virage dans la définition du temps, de son passage, de la séparation entre passé et futur. Ecologiser suppose quelque chose qui est de l’ordre de la composition. Composer, au sens propre du terme, dans des formules qui appartiennent les unes au passé, les autres au futur, ou encore au présent. Il faut pouvoir choisir, discerner librement la bonne technique et la mauvaise technique, le bon droit et le mauvais droit. Cela signifie plonger dans les controverses, abandonner la séparation entre ce qui est progrès et ce qui est archaïque, s’intéresser évidemment à la question fondamentale de l’habitabilité et la faire primer sur les questions de production.

Savoir se décrire, et notamment pour répondre à la question « De quoi, de qui est-ce que je dépends pour exister et subsister ? », est selon vous essentiel pour « atterrir ». En quoi cette pratique peut-elle nous aider à nous réorienter ?

Comment se fait-il qu’une civilisation entière, qui affronte une menace qu’elle connaît parfaitement, ne réagit pas ? Le problème est que dans ce monde qu’on ne connaît pas, on avance à tâtons. Si l’on veut se donner les moyens de le connaître, il faut se doter d’un dispositif pour le décrire. Pour une question fondamentale de philosophie et d’ontologie, je cherche toujours une solution qu’on pourrait appeler pratique, empirique : « Listez vos dépendances. Ce dont vous dépendez va définir un territoire. » Décrire, c’est aussi s’asseoir, se poser, avoir une assise.

Pour lutter, vous dites qu’il faut faire émerger de nouvelles classes géo-sociales qui ont des intérêts en commun. Quel est l’horizon de cette classe écologique « fière d’elle-même », que vous appelez de vos vœux ?

Au moment où nous sommes, nous pressentons que les questions écologiques deviennent l’équivalent des questions politiques d’autrefois, et c’est dans cette culture-là que vont se définir les associations et les lignes de partage entre amis et ennemis : les appartenances et les associations ne sont plus les mêmes. C’est ce que j’entends par l’arrivée d’une nouvelle classe, dans le sens de classes de culture. Il faudra donc constituer des fronts de lutte ; on retrouve bien ici l’ancienne définition des classes. Mais cette fois-ci les fronts de lutte se tiendront en particulier sur les questions de l’habitabilité.

Nous, la classe écologique, nous disons avec fierté : « C’est nous qui représentons la nouvelle rationalité et le nouveau processus de civilisation, l’avance du processus de civilisation, parce que nous considérons le problème fondamental des conditions d’habitabilité de la planète. » Or c’est très important pour une classe d’avoir un horizon, parce qu’une classe c’est d’abord un projet.

Votre méthode consiste à mettre en place des dispositifs, notamment au sein de collectifs ; vous travaillez « en bande », Bruno Latour. Est-ce précisément lié à votre conception de la philosophie et de la sociologie ?

Je rassemble devant moi des groupes de personnes qui en savent beaucoup plus que moi, pour essayer de traiter des questions fondamentales mais insolubles pour moi seul. Lorsque je sens qu’il faut penser quelque chose ; j’ai besoin du travail des autres et de travailler avec les autres pour y parvenir. Pourquoi ? Parce que vous ne pouvez pas aborder toutes ces questions écologiques sans les arts, par exemple. Si vous n’avez pas les affects capables de métaboliser la situation écologique, vous avez simplement l’angoisse au ventre et le travail est insurmontable. Il faut donc trouver des associations entre différentes autres méthodes. Par exemple, il faut enseigner, il faut inventer des écoles. J’ai inventé le SPEAP, l’Ecole des arts politiques de Sciences Po, qui existe depuis dix ans.

Avez-vous conscience d’avoir également « fait école » ?

La transformation qu’il faut faire pour passer de moderniser à écologiser est d’une ampleur telle qu’elle nous demande toutes les disciplines, et qu’elle nous demande de travailler sur tous les sujets possibles et imaginables, dans les universités, dans les musées, dans toutes les institutions. Je n’ai pas encore fait école, mais j’ai aidé à ce moment de transition, et je crois qu’il y a là un véritable modèle pour aujourd’hui : celui de travailler collectivement dans des disciplines complètement différentes, qui n’ont pas les mêmes médiums mais qui abordent les mêmes questions, et de se tourner vers le public – c’est absolument essentiel.

Quelle place trouve le théologique, sur lequel vous avez beaucoup travaillé également, par rapport à la question climatique ?

Il ne faut pas considérer l’écologie comme la nouvelle idéologie religieuse, mais la considérer dans sa capacité à ouvrir une possibilité. C’est une version très étendue de l’écologie, qui permet un accord entre nous, pas forcément tous chrétiens, nous tous qui assistons à la fin de la modernité et qui tentons de comprendre comment retrouver les valeurs du politique. C’est en fait une occasion de reciviliser. On s’était civilisés avec la modernité, mais mal, puisqu’on arrive à cette impasse. On peut se reciviliser avec la question écologique.

Vous écrivez : « Comme c’est étrange finalement. D’un côté on a l’impression que tout est joué, perdu, fini. D’un autre que rien n’a vraiment commencé. » Le pensez-vous à la fois de la philosophie, de la politique, de la religion ?

Je ne crois pas que le rôle d’un philosophe soit d’ajouter aux innombrables larmes que versent les collapsologues et les catastrophistes, mais au contraire de travailler à redonner des puissances d’agir. Je pense que l’écologie a traversé toute une nuée de croyances que nous avions quand nous étions modernes, et qui l’ont longtemps biaisée. C’est formidable que cette espèce de mythologie hors-sol de l’envol et du décollage disparaisse enfin.

Quel soulagement que d’atterrir enfin – même si c’est dans un énorme crash ! Parce qu’au moins, nous sommes enfin là, chez nous, où enfin essayer de comprendre ce qu’il se passe. Il s’ouvre maintenant un paysage, une terre nouvelle sous nos pieds, devant nos yeux. La modernité rendait impossible d’étudier quelque situation que ce soit. C’était terrible d’être moderne, c’était écrasant de devoir toujours tout fermer. La modernité nous fermait. A présent tout ça est balayé, les questions se rouvrent. C’est évidemment difficile et bouleversant… mais quel soulagement !

Qu’est-ce que la philosophie ?

C’est tout d’abord forcément collectif. C’est le fait d’arriver, avec d’autres, à repérer comment les différents modes peuvent être maintenus, le fait de parvenir à se respecter les uns les autres sans essayer de se manger. Heidegger dit que la philosophie est « berger de l’être ». On peut réutiliser cette formule parce que la philosophie a bien quelque chose du berger, pas au sens du leader mais au sens de celui de qui s’efforce d’éviter le carnage par le loup et au sein même du troupeau. La philosophie doit constamment être attentive aux autres modes d’existence et leurs tendances à se manger. La philosophie est une pratique exigeante, qu’il ne faut pas non plus oublier de considérer aussi comme un mode d’existence à part entière.

Entendue ainsi, cette définition de la philosophie comme « berger de l’être » est très belle…

C’est tellement beau, la philosophie !

Pourquoi est-ce si beau pour vous ?

Je ne sais pas répondre à cette question, sinon en pleurant. La philosophie – les philosophes le savent – est cette forme tout à fait étonnante qui s’intéresse à la totalité, et qui ne l’atteint jamais parce que le but n’est pas de l’atteindre, mais de l’aimer. L’amour, c’est le mot de la philosophie.

L’intégralité de « Entretien avec Bruno Latour » est disponible sur Arte.tv (© YAMI 2 / ARTE France - 2021)

 

 

 

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