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Sport perçu comme dangereux dans l'Antiquité, la boxe révèle une pratique de l'espace très originale sur les 37,20 m2 du ring. En quoi le pugilat nous renseigne-t-il sur le corps humain et le corps social des boxeurs (et boxeuses)? Petite exploration dans un monde où l'art de la frappe permet de goûter la saveur et la douleur de l'action entre les cordes. (Gilles Fumey)

 

Dans la fabrique de l’humain, Michel Lussault a bien analysé le traitement que nous devons faire de la distance face aux autres, face aux objets et, finalement, face au Monde. Le sport, comme le théâtre, sont de bonnes manières d’apprendre à connaître cette distance. Et dans les sports dont les Anglais ont été les rénovateurs à la fin du XIXe siècle, la boxe fait étrange figure. Parce qu’elle est vue comme un sport violent, essentiellement masculin, pratiquée surtout par les classes populaires. Elle se passe dans un tout petit espace appelé d’un mot d’origine allemande, le ring (cercle), que les francophones appellent « enceinte », qui est de forme… carrée, de 6,10 mètres de côté. Quel est l’usage de ces 37,20 m? Quelles fonctions remplissent-ils ? Loïc Wacquant, sociologue à Berkeley, université de Californie (Etats-Unis)  et Jean-Manuel Roubineau, historien à Rennes 2 offrent des travaux de grande ampleur sur la boxe qui intéressent les géographes sur l’usage de cette surface contrainte.

Quelles sont les fonctions de la boxe ? Loïc Wacquant va droit au but : « C’est pénétrer dans un monde à part qui permet d’échapper à sa condition sociale ».Quel est ce monde ?

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Le ring, lieu du combat

Ce monde à part, il se découvre, notamment, sur le ring. Est-ce là l’origine première du ring : un lieu pour échapper à sa condition ? Et avant le ring ? Chez les Grecs à Olympie, le combat appelé « pugilat » se pratiquait dans un cercle dessiné sur le sable lors des petites compétitions locales qui rassemblaient les habitués du gymnase. Car le carré de la palestre était, sans doute, le cadre normal, pour Jean-Manuel Roubineau, des combats qui ont lieu à même la terre battue pendant des compétitions se déroulant dans un stade : « De ce fait, les sports de combat sont placés dans le programme olympique après les épreuves de course. » Dans le monde romain des stades, amphithéâtres et cirques, les combats de boxe et les exhibitions pugilistiques mêlent sport et divertissement. Roubineau cite l’empereur Domitien qui reconstitue la géranomachie, « affrontement mythologique fameux entre les Pygmées et les grues », recrutant des nains pugilistes.[1] Notons qu’il s’agit de spectacles destinés à faire rire. Pour les nains, le rôle de bouffon est apprécié pendant les banquets (Le Banquet, Xénophon) où ils singent aussi les hommes publics. Mais revenons aux compétitions « à la grecque ».  Pour limiter le déplacement des pugilistes et les compétitions traînant en longueur, une klimax (échelle, en grec, qui a la forme d’une ridelle) aurait pris[2] la forme de notre ring actuel, fermé sur quatre côtés par ces barrières portables destinées à réduire l’aire de combat. On pense que ces barrières sont mobiles, peuvent être déplacées au cours du combat, pour contraindre les adversaires à se battre et non esquiver les coups.

Lorsque la boxe revient en grâce avec les autorités locales à partir du XVIIIe siècle, elle est vue comme un outil de règlement des conflits. Autour du ring, une corde sépare le public des combattants, une corde qui finit par être fixée sur quatre piquets au XIXe siècle qui est l’époque fixant les règles du lieu des sports de combats (savate, lutte, muay-thaï…). On dédie deux « coins neutres » pour l’arbitre et deux coins pour les combattants. En général, on est à 1,2 mètre du sol.  Des variations peuvent être observées pour la boxe à mains nues aux Etats-Unis où un «cercle carré» plus petit est dessiné au sol.

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Les salles de boxe, espaces ordonnés

Aujourd’hui, la boxe se joue en salles mais aussi elle se diffuse à la télévision et sur internet, ce qui agrandit considérablement le nombre des spectateurs ! Pour Loïc Wacquant, la salle de gym pour se préparer au match est un « espace ordonné, régulé et régulier, prévisible et protecteur où l’on se soumet sans rechigner à l’autorité du coach et aux normes incarnées du groupe. La violence du ring est finement calibrée, consentie, routinisée, tout l’inverse de la violence de rue. » C’est pourquoi il faut voir « les salles comme des boucliers protecteurs contre les dangers et les tentations de la rue, que ce soit le sexe, l’alcool, le trafic de drogue et la criminalité violente qui lui est associée. »

Il faut donc voir la salle de sport (et de boxe) comme un « espace d’oubli : une fois franchie sa porte, personne ne vous demande qui vous êtes à l’extérieur et les statuts qui vous définissent dans la société – classe, ethnicité, éducation, famille – sont dépourvus de valeur.  On y échappe pendant quelques heures au mépris racial et au dédain de classe qui empoisonnent la vie au bas de l’échelle sociale ».

Les femmes sont acceptées de mieux en mieux dans la sphère pugiliste. Cela n’a pas été sans mal, car si elles sont vues plus agressives que les hommes, elles mettaient en danger les structures symboliques du pugilisme qui l’arriment à la masculinité plébéienne. Des structures flexibles pour Loïc Wacquant si les boxeuses acceptent les valeurs masculines traditionnelles : agressivité, dureté au mal, dédain du risque, déni des émotions. On attend un jour un affrontement homme-femme dans ce carré de lumière qu’est le ring, alors que, pour l'instant, les séances d’entrainement se font sur ce mode « privé ». Loïc Wacquant conclut : « Tant qu’il ne se produit pas sur la scène publique du gala, l’ordre [masculiniste] est sauf ».

Se forger un moi glorieux

Rappelons que pour le sociologue, la boxe n’est pas un tabassage. Mais un jeu qui consiste à « toucher sans se faire toucher », exigeant habileté technique, intelligence tactique et contrôle émotionnel. Le tout nécessitant un apprentissage collectif. « Les boxeurs aiment à comparer le match à un jeu d’échecs qui se joue à poings fermés mais aussi à une danse et à une ‘guerre’ dans laquelle le corps est à la fois arme, bouclier et cible […]. Le combat est un tremplin pour forger un soi glorieux, au vu et au su de tous. »

« Le pugilisme est une confrérie charnelle quasi-universelle : les boxeurs de tous les pays du monde, amateurs et professionnels, jeunes et vieux, hommes et femmes, se comprennent immédiatement. Ils savent que leur art les propulse dans un monde à part, grisant et risqué, grisant parce que risqué, qui les sépare du commun et les élève au-dessus du monde profane. Ce qui est la définition même du sacré selon Durkheim, père de la sociologie ». Nul doute que #Metoo va bousculer tout ça...

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[1] Un lien lexical unit la boxe au peuple des Pygmées (Pugmaioi en grec, Pygmaei en latin) d’où les Pygmées tirent leur nom signifiant « grand comme le poing », pugmè désignant le poing mais aussi la boxe. Roubineau : « Le fait que des nains pugilistes aient été recrutés pour incarner des Pygmées devait revêtir une saveur particulière pour ceux des spectateurs en mesure de saisir cette subtilité. »

[2] Voir Roubineau, pp. 213-217.

 

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