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Une exposition au Mémorial de la Shoah, à Paris, retrace une histoire nourrie de polémiques mais moins monolithique qu’on ne le pense. Et sort enfin de l’anonymat des figures méconnues de la résistance chrétienne, notamment des religieuses, comme la nonne orthodoxe mère Marie. Le Saint-Siège, lui, est resté silencieux pendant toute la guerre.

par Bernadette Sauvaget

publié le 7 novembre 2022 à 18h41
 

«Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et mères de famille. Ils font partie du genre humain. Ils sont nos frères.» Le 23 août 1942, le cardinal Jules-Géraud Saliège, l’archevêque de Toulouse, fait lire dans les paroisses de son diocèse une lettre de protestation contre les mesures antijuives de Vichy. La fin de cet été 1942 sera un tournant. Quatre autres prélats catholiques, les évêques et archevêques de Montauban, Lyon, Marseille et Albi, protestent à leur tour. La brutalité des rafles de l’été a provoqué ce basculement. L’épiscopat, lui, officiellement, se tait. Tout comme il l’a fait à la suite de l’adoption par Vichy des deux lois portant sur le statut des Juifs, en octobre 1940 et en juin 1941.

«Les prises de position de ces cinq archevêques et évêques ont fait dérailler la solution finale en France», explique l’historien Tal Bruttmann. Par leur poids sur l’opinion publique, par les difficultés qu’elles créent au régime de Pétain. En fait, 76 000 Juifs seront déportés de France parmi lesquels plus de 11 000 enfants (2 566 survivants seront comptabilisés à la libération des camps) ; les trois quarts de la population juive de France ont échappé à la déportation.

 

Une entreprise difficile

Quelle a été l’attitude des Eglises chrétiennes face à la Shoah ? Cette histoire, nourrie de polémiques mais moins monolithique qu’on ne le pense, est l’objet d’une exposition, «A la grâce de Dieu», au Mémorial de la Shoah, à Paris.

En fait, le premier responsable religieux à réagir, en France, a été le pasteur Marc Boegner. Le 26 mars 1941, le président de la Fédération protestante de France écrit une lettre de soutien, largement diffusée (mais contre son gré), au grand rabbin de France, Isaïe Schwartz. Généralement, les protestants vont d’ailleurs être les premiers à porter secours et s’engager, notamment dans les camps d’internement dans la zone sud où s’investit la Cimade, association œcuménique d’aide aux réfugiés créée en 1939.

Une telle exposition, soutenue par un catalogue d’une rare qualité, puisant dans les derniers apports de l’historiographie, est évidemment une entreprise difficile. Pédagogique, le propos n’est ni réducteur ni ennuyeux. Caroline François, spécialiste des archives diplomatiques, l’une des commissaires, a tenu à montrer des documents originaux (250 au total), souvent des trouvailles, comme ce brouillon annoté de la main de Pétain du statut des Juifs du 2 juin 1941, une délégation de droits parentaux écrite à la main et signée par des parents juifs qui confiaient leurs enfants au réseau du cardinal Saliège, une lettre de soutien à Pétain du cardinal Suhard, l’archevêque de Paris, envoyée en juin 1943…

«Les grandes oubliées»

L’un des mérites de l’exposition est de sortir aussi de l’anonymat des figures peu connues ou tombées dans l’oubli de la résistance chrétienne. Des religieuses, en particulier. «Ce sont les grandes oubliées de cette histoire», explique Caroline François. Qui connaît, en effet, Elisabeth Skobtsova, née le 8 décembre 1891 à Riga dans l’Empire russe ? Portée par de hautes convictions, cette femme, cultivée, poétesse à ses heures, fut une grande héroïne. Après une vie politique et littéraire mouvementée, Elisabeth, proche des socialistes révolutionnaires et théologienne, s’installe à Paris en 1923, devient nonne orthodoxe, sous le nom de mère Marie en 1932, soutient les émigrés russes dans le besoin, crée un centre d’action sociale, rue Lourmel, à Paris.

Forte de sa connaissance du nazisme – elle est l’une des rares, en France, à avoir lu Mein Kampf –, elle fonde dès 1940 un réseau de résistance avec le prêtre orthodoxe Dimitri Klépinine, fournissant notamment de nombreux faux certificats de baptême orthodoxe à des Juifs, envoyant des colis à Drancy. En juillet 1942, lors de la rafle du Vélodrome d’hiver, mère Marie parvient à sauver du stade trois enfants juifs grâce à l’aide d’éboueurs qui les cachent dans une poubelle.

Avec le père Klépinine, elle est arrêtée en février 1943 et interrogée par la Gestapo. Deux mois plus tard, mère Marie est déportée à Ravensbrück, gazée le 31 mars 1945. C’était quelques jours avant l’entrée de la Croix-Rouge dans le camp. «Elle frappait autant par sa rayonnante charité que par l’originalité de toute sa personne et par ses dons artistiques et littéraires», disait d’elle la résistante Geneviève de Gaulle, qui l’a côtoyée en déportation. Dans l’exposition, sont présentées deux broderies réalisées clandestinement à Ravensbrück par mère Marie, «de fragiles traces d’une mémoire qui s’efface comme celle de ces femmes religieuses résistantes dont une partie de l’histoire reste encore à écrire», lit-on dans le catalogue.

L’engagement de ces nombreux résistants religieux, connus ou méconnus, investis dans le sauvetage des Juifs de France, a sauvé l’honneur de l’Eglise catholique. Dans le catalogue, Serge Klarsfeld redit la «dette immense» du judaïsme français à l’égard des institutions chrétiennes. Parmi ces résistants, on peut citer le jésuite Pierre Chaillet, fondateur de Témoignage chrétien, le prêtre capucin Marie-Benoît ou la protestante Madeleine Barot qui intervient, très vite, dans le camp d’internement de Gurs. On peut aussi mentionner l’action collective du village protestant du Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire). Motivés par le pasteur André Trocmé, les habitants cachent des familles juives tandis que les organisations protestantes exfiltrent des enfants et des jeunes vers la Suisse.

Distorsion

La difficulté majeure pour aborder la question des Eglises chrétiennes et de la Shoah concerne principalement l’institution catholique. Car il existe une distorsion entre l’attitude d’une partie de la hiérarchie, toujours marquée par une culture antisémite – c’est le cas du cardinal Baudrillart à Paris ou l’un des responsables, à Rome, de la secrétairerie d’Etat, Angelo Dell’Acqua –, et l’engagement dans la résistance de nombreux religieux. Cet antisémitisme chrétien, très marqué à l’époque, est l’héritier de la longue hostilité des Eglises envers les Juifs, accusés d’être responsables de la mort de Jésus. Ce substrat mémoriel est rappelé dès le début de l’exposition.

Depuis les années 60, les hésitations et la posture de Pie XII et de son administration du Vatican pendant la Seconde Guerre mondiale alimentent les polémiques. «Il est incontestable que le Saint-Siège a reçu de nombreuses informations par des sources variées, sur l’assassinat en masse de 1941 jusqu’à la fin de la guerre», est-il souligné dans le catalogue. Pourquoi Pie XII − hormis une brève allusion lors d’un discours radiodiffusé à Noël 1942 − ainsi que son administration, pressés de toutes parts d’intervenir pour condamner le nazisme et l’extermination des Juifs, sont-ils demeurés silencieux ? Durant la guerre, le Vatican campe sur sa position de neutralité dans le conflit, craint aussi d’être instrumentalisé par les Alliés. Même en 1939, face au traitement infligé au clergé polonais subissant les exactions allemandes, le pape est resté silencieux.

Dans nos archives (2002)

L’exposition balaie large, quatre-vingts ans d’histoire. Jusqu’aux dernières avancées. Dans les années 90, sous le pontificat de Jean-Paul II, l’Eglise catholique – bien après les institutions protestantes – accomplit enfin son examen de conscience. Et fait acte de repentance. Sous l’impulsion du cardinal Jean-Marie Lustiger, d’origine juive et dont la mère est morte à Auschwitz, l’épiscopat français, réuni à Drancy le 30 septembre 1997, déplorant les «silences» de la hiérarchie, reconnaît que l’Eglise catholique porte «la responsabilité de n’avoir pas porté secours dès les premiers instants, quand la protestation et la protection étaient possibles et nécessaires. […] Car cette défaillance de l’Eglise de France et sa responsabilité envers le peuple Juif font partie de cette histoire. Nous confessons cette faute».

«“A la grâce de Dieu”, les Eglises et la Shoah», Mémorial de la Shoah, jusqu’au 23 février. Entrée gratuite.
 
 
 
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