L’historien et géographe américain, auteur de «City of Quartz», est mort le 25 octobre. Son œuvre démontre que les luttes pour construire et habiter la ville conditionnent l’histoire des dominations sociales. Il avait 76 ans.
Mike Davis le 2 janvier 2017.
par Paul Guillibert, Philosophe
J’ai appris avec beaucoup de tristesse la mort de Mike Davis. Intellectuel intransigeant, ses livres ont marqué plusieurs générations donnant souvent une orientation décisive à un engagement politique ou à un travail de recherche. On dit qu’il était capable dans la vie des mêmes provocations que dans ses livres, toujours prêt au combat, indépendant à l’égard des institutions académiques, acharné. A partir de 16 ans, en parallèle de ses études, il fut ouvrier d’abattoir, puis chauffeur de camion et syndicaliste engagé pendant de nombreuses années. Membre de la New Left Review dans les années 80, puis de la Socialist Review et professeur d’histoire à l’université d’Irvine en Californie, il a écrit une quinzaine de livres et de nombreux articles, tous animés par une critique radicale du capitalisme du désastre.
«Let Malibu Burn»
Lycéen, j’ai découvert son travail dans Los Angeles, City of Quartz (1990) où s’exprime le leitmotiv essentiel de son œuvre : les classes sociales ont une géographie urbaine, les luttes pour construire et habiter la ville conditionnent l’histoire des dominations sociales. Dans City of Quartz, on a parfois l’impression que le géographe sillonne les archives comme Philip Marlowe, le détective privé de Raymond Chandler, arpente Los Angeles au volant de sa voiture, pour tenter de réunir en une totalité un peu compréhensible la fragmentation des vies et des quartiers. Cette attention à l’espace de la lutte des classes, et à la ville globale en particulier, l’a conduit à s’interroger sur l’articulation des échelles spatiales : le rôle du marché mondial et des investisseurs dans la fabrique de Los Angeles ou de Dubaï (le Stade Dubaï du capitalisme, Dead Cities, Paradis infernaux), la responsabilité de la Banque mondiale et des organisations internationales dans la gestion des bidonvilles et «la mise au pas du tiers-monde» (le Pire des mondes possibles).
Il frappe les esprits par l’usage des comparaisons, des chiffres et des statistiques mais aussi des formules provocatrices. A propos des incendies de forêts en Californie, il écrivait en 1998 dans Ecology of Fear qu’il valait mieux «Let Malibu Burn» («laisser brûler Malibu»), ville bâtie dans une zone à haut risque d’incendie plutôt que d’essayer de reconstruire à tout prix des maisons de luxe, plus résistantes, mais complètement inadaptée à l’écologie locale. «Deux sortes de Californiens vont continuer à vivre avec le feu, écrivait-il : ceux qui peuvent se permettre de reconstruire (grâce à des aides indirectes de l’Etat) et ceux qui n’ont pas les moyens de partir» (Ecology of Fear, 1998). A partir de la fin des années 90, son œuvre s’oriente ainsi de la géographie urbaine à l’écologie politique.
«L’économie coloniale, une écologie de la faim»
Un livre m’a particulièrement marqué et a inspiré mes recherches ultérieures, Génocides tropicaux. Catastrophes naturelles et famines coloniales. Aux origines du sous-développement paru en l’an 2000. C’était sans doute l’un des premiers ouvrages grand public à démontrer la connexion entre des phénomènes climatiques, le colonialisme et le sous-développement. Il montrait que la pauvreté endémique des pays colonisés a été produite par des stratégies impériales qui, utilisant certains phénomènes climatiques donnés, organisèrent des famines pour renforcer le pouvoir colonial. Les situations de pauvreté structurelle ne sont pas le résultat d’un retard de développement mais d’une destruction consciente des écologies locales visant à saper des structures sociales résilientes face à la colonisation et au climat. Pour Davis, «l’économie sucrière des colons se transforma inexorablement en écologie de la faim». La colonisation apparaît dans ces pages comme une œuvre de destruction écologique ayant pour fonction d’asseoir la domination politique et économique de l’Europe sur le monde.
Les catastrophes naturelles ont toujours une histoire sociale
Depuis 2005, Mike Davis a réfléchi au rôle des pandémies dans l’écologie mondiale du capitalisme tardif. Dans The Monster Enters, il montre que le Covid-19 était un destin, inévitable donc, qui s’explique par la destruction des habitats sauvages et la colonisation des mondes naturels par l’élevage industriel. La proximité du sauvage menacé et du domestique exploité a contribué à produire des zoonoses face auxquelles les dirigeants n’hésitent pas à sacrifier la vie des travailleurs, des précaires et des peuples des Sud. Il s’inscrit ainsi dans une tradition du marxisme qui, de Rosa Luxembourg à Walter Benjamin, a fait des catastrophes et des effondrements le résultat de l’histoire longue du capitalisme. Comme ses prédécesseurs, Mike Davis considère que les catastrophes naturelles – famines, incendies, zoonoses – ont toujours une histoire sociale.
Dans une réédition de Los Angeles, il reconnaissait lui-même avoir davantage insisté sur la logique implacable des dominations modernes que sur l’histoire des luttes et des conflits. La catastrophe écologique multiplie en effet les inégalités sociales. Pourtant, c’est sous le signe de la contestation que son œuvre a été reçue, une écriture de la sédition pour résister au capitalisme du désastre.