Alexis Jenni : « Quand j’étais enfant, mes parents disaient que je broutais les livres ! »
podcast « Keskili » (3/10). L’écrivain Alexis Jenni livre ses conseils de lecture et se confie sur son rapport à la littérature.
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Il y a plus de dix ans, son Art français de la guerre mettait K.-O. le jury du prix Goncourt. Pour Alexis Jenni, ancien professeur agrégé en biologie, ce premier roman n’était pas juste un succès. C’était le résultat d’une expérimentation aboutie qui mettait fin à une longue liste de refus d’éditeurs. Après plusieurs livres aussi publiés aux éditions Gallimard, comme Féroces infirmes ou La beauté dure toujours, c’est son amour pour la culture scientifique qu’il souhaite aujourd’hui partager. Ecrire sur les arbres et sur les espèces disparues est un moyen pour lui de faire réfléchir aux fragilités de notre monde. Il le montre dans son ouvrage Cette planète n’est pas très sûre, histoire des six grandes extensions (éd. humenSciences).
En cette rentrée, il publie un nouveau récit, Le Passeport de monsieur Nansen (éd. Paulsen), consacré à un atypique Prix Nobel de la paix, le Norvégien Fridtjof Nansen, qui a été diplomate pour la Société des Nations au sortir de la première guerre mondiale, mais aussi humanitaire et explorateur polaire et scientifique.
Après une saison 1 enregistrée en 2021, Alexis Jenni est l’invité de la saison 2 du podcast « Keskili » du « Monde des livres » réalisé en partenariat avec le Salon du livre du Mans Faites lire !. Au micro de la journaliste Judith Chétrit, il se confie sur son goût de la lecture et de la littérature.
Faisons d’abord resurgir ensemble quelques forts et émouvants souvenirs de lecture. Avez-vous déjà relu les livres de votre enfance ?
Eh bien je ne crois pas ! Pourtant, j’ai beaucoup lu quand j’étais enfant. Mes parents disaient que je broutais. Mais voilà, ce sont des livres que j’ai perdus, ils ont disparu, au fil des déménagements, après le décès de mes parents, je ne sais plus… Donc je ne les ai jamais relus.
Pourquoi vos parents disaient-ils que vous broutiez les livres ?
Parce qu’ils me voyaient, la tête penchée sur la page, comme une vache qui broute dans un pré : elle arrache l’herbe, en tournant la tête, elle avance un peu. Comme le passage de ligne en ligne. Il y avait une sorte de rumination de la lecture. On n’avait pas la télé, par choix du mode de vie de mes parents. Je me fournissais donc en livres et je lisais beaucoup. Ça a été la grande aventure de ma vie que de lire.
Comment choisissiez-vous vos lectures ?
Beaucoup par hasard. Et puis dans des bibliothèques aussi, celle du collège, celle du lycée. Il y avait des vieux trucs totalement poussiéreux, dont je me rends compte aujourd’hui que peu de monde les a lus à part moi ! Je faisais feu de tout bois, je lisais tout ce qui me tombait sous la main.
Encore maintenant ?
Encore maintenant, même si je choisis davantage. Il faut que je lise des choses qui me nourrissent un peu, quand même ! Mais j’ai encore cette envie de lire un peu au hasard, c’est-à-dire de traîner dans les bibliothèques, puis de regarder dans les rayons, de choper un truc parce qu’il y a quelque chose dans le titre qui me plaît.
Le titre, pas forcément la quatrième de couverture ?
Plutôt le titre, et après, je commence à regarder la première page. On voit vite le rapport à la langue qu’a l’auteur. Est-ce que c’est une écriture transparente, qui n’a pas de consistance, ou est-ce qu’il y a une consistance littéraire ? C’est comme quand on écoute un disque : il suffit de dix secondes pour savoir si ça nous convient. Un livre, c’est pareil. Il y a quelque chose dans la musique de la langue qui me touche ou qui ne me touche pas. Et quand ça me touche, je lis, en tout cas, j’essaye. Des fois ce n’est pas bien, et des fois c’est super bien…
Avez-vous un livre à nous suggérer pour aimer lire ?
L’Odyssée, d’Homère. Quand j’étais gamin, mes parents m’ont offert une version pour enfants que j’ai lue et relue, puis j’ai lu la version complète, plusieurs fois aussi. Et je la relirai, parce que c’est un livre complet. Il y a tout. Il y a le monde, l’aventure, l’amour, il y a des monstres, des tas de meurtres horribles, etc. C’est extraordinaire. Les Grecs apprenaient la vie en lisant L’Odyssée. Moi pareil.
Aimeriez-vous en écrire la suite ?
Il n’y a pas de suite à écrire parce que, justement, le livre est clos. En revanche, j’aimerais bien écrire la suite de Bouvard et Pécuchet, de Flaubert. C’est un livre inachevé, pas bien fini, mais, là aussi, c’est un livre où il y a tout. Bouvard et Pécuchet, ce sont deux cinglés qui essaient de comprendre la vie et le monde. Et ils font ça tellement bêtement que tout se termine en catastrophe. C’est un livre qui pourrait continuer. On pourrait faire un Bouvard et Pécuchet contemporain, ça serait très drôle. J’aime beaucoup la perfection verbale de Flaubert, le côté un peu encyclopédique et foutraque à la fois, et aussi parce que c’est la seule occurrence littéraire que je connaisse du Bugey, cette région où j’ai grandi, dans l’Ain, et que personne ne connaît ! Je l’ai trouvée dans Flaubert, par hasard, en lisant : ce nom qui m’est familier m’a sauté aux yeux.
Quelle est votre géographie intime de la lecture ? Votre endroit préféré pour lire ?
Le train. Heureusement, du fait de mon métier, je circule beaucoup et d’autant plus maintenant que j’habite dans le Sud-Ouest. Je fais des voyages en train de plusieurs heures et là je lis très bien, calé dans mon fauteuil, sans pouvoir bouger. Alors que lorsque je lis chez moi, au bout d’un moment, je m’agite. Vraiment, le train est un très bel outil, un très bel endroit, un salon mobile pour lire.
Dans vos livres, dans quelle mesure tenez-vous à faire de vos personnages des lecteurs ?
Je n’y ai jamais pensé, mais c’est vrai que dans L’Art français de la guerre, il y a un lecteur de L’Odyssée, un militaire, que j’avais inventé, et qui avait ce livre dans sa malle. Quand il y avait des alertes, alors qu’il était au Tonkin, dans ses fortins et sous les bombardements, il lisait des passages de L’Odyssée. Or, un jour à Toulon, au Salon du livre, un type qui vient acheter mon bouquin me dit : « Je suis militaire. Là, je pars en Afghanistan et j’emporte des bouquins parce que, quand on se fait attaquer la nuit, on ne peut pas dormir. Alors je lis ! » J’avais donc inventé un type réel ! C’est arrivé plusieurs fois dans L’Art français de la guerre. Je pensais que j’avais un peu exagéré dans l’invention, eh bien non. Des gens sont venus me voir pour me dire qu’ils faisaient la même chose que mes personnages…
« L’Odyssée » pourrait figurer parmi ces chefs-d’œuvre que certains lecteurs délaissent parce que c’est long. Y a-t-il un livre qui vous rebute, pour cette raison ou pour une autre ?
Je ne suis pas un bon lecteur de poésie – je lis surtout du roman. Mais je pense à René Char, ce poète que tout le monde adore et que je n’arrive pas à lire, que je n’arrive même pas à comprendre. Et quand je comprends, je trouve ça un peu niais, alors je pense que je me trompe ! Vu le nombre de gens qui aiment sa poésie, il doit bien y avoir quelque chose… Je n’arrive pas à y accéder. C’est bizarre, c’est un mystère…
Quel type de livres offrez-vous ?
Plutôt des romans, et surtout des romans que j’aime bien, pas trop connus, je pense. Il y a une autrice que j’ai beaucoup offerte, c’est Emmanuelle Bayamack-Tam. Je suis un fan absolu de tout ce qu’elle écrit. Je suis son diffuseur autour de moi. Et puis il y a Charles-Albert Cingria. C’est un auteur suisse romand qui écrivait entre les années 30 et les années 50 et qui me plonge dans des plaisirs littéraires intenses. On ne sait pas trop de quoi ça parle. Ça raconte des trucs et des machins, mais avec une beauté de langue et avec un humour… Je suis extrêmement attaché à ce qu’écrit cet homme-là, qui a longtemps été pour moi une sorte d’idéal littéraire.
Dans l’écriture, est-il plus facile de décrire des lieux ou des personnages ?
Les personnages se décrivent par l’action. Ils se décrivent par les dialogues, les scènes, par ce qu’ils font. Et c’est vrai que moi, quand je crée un personnage, il se crée de lui-même : au bout de 100 pages, petit à petit, il apparaît. Les paysages, on peut les décrire directement en les voyant, mais il faut, à mon avis, des dizaines et des centaines de pages pour décrire un personnage.
Est-ce qu’il y a un livre dont vous voudriez être le héros ? Ou l’héroïne, pourquoi pas ? Partons sur l’héroïne !
Une héroïne, oui, dans les albums des aventures de Valérian, de Pierre Christin et Jean-Claude Mézières, que je lisais passionnément adolescent : j’aurais adoré être Laureline, la compagne du héros. Ce personnage-là a beaucoup compté pour ma constitution de la femme idéale. Elle est une femme énergique, forte, intelligente, qui ne se laisse pas marcher sur les pieds, avec de l’humour. Qu’elle soit extrêmement jolie rajoute aussi à la chose.
Y a-t-il un livre paru récemment que vous avez envie de lire ?
Il y en a beaucoup, parce que je suis un goinfre. J’en ai un qui m’attend à la maison et que j’ai envie de lire : Sur l’épaule des géants, de Laurine Roux. C’est un bouquin qui est publié par les Editions du Sonneur et qui comprend des gravures, de très belles gravures [d’Hélène Bautista], genre gravures sur bois d’un noir très profond. L’idée d’un livre illustré, où il y a une sorte d’aller-retour entre le texte et le dessin, me plaît beaucoup.
Et vous avez ça en tête pour vos propres ouvrages ?
J’aimerais bien. Après, il faut trouver l’illustrateur, et puis il faut que l’éditeur soit d’accord, etc. Mais bon, un jour j’y arriverai !
Qu’apporte la lecture, selon vous ?
Un élargissement du monde. Il y a cette idée de réalité augmentée dont on parle beaucoup, sur les métavers, etc. Mais ça existe déjà : ça s’appelle un livre ! Dans le livre, il y a le langage en action. La littérature fait bouger la langue, elle fait bouger le langage, et elle nous permet d’être au monde.
Si vous deviez choisir un livre dont vous changeriez la fin ?
Je ne sais pas, mais cette question me rappelle une histoire. J’ai écrit un livre qui raconte la conquête du Mexique par les conquistadors [La Conquête des îles de la Terre ferme, Gallimard]. Tout se termine dans le sang, dans l’incendie de Mexico, etc. Un ami est venu me voir et m’a dit : « Mais quand même, tu exagères ! Tu aurais pu faire qu’à la fin ce soit les Indiens qui gagnent ! » Pourquoi pas les Aztèques qui gagnent sur les Espagnols, en effet ? Quoique les Aztèques étaient des violents aussi. Je ne sais pas si on aurait gagné au change.
Est-ce que vous l’avez seulement envisagé pendant l’écriture ?
Pas du tout ! Je pensais raconter cette épopée tragique qui se termine mal, mais vraiment sous la forme d’un roman avec un arrière-plan historique réel. Il y a un écrivain, Laurent Binet, qui a inventé ça, dans Civilizations. Il a inversé la conquête, et donc l’Europe est conquise par les Incas. C’est une bonne idée !
Y a-t-il un livre dont la lecture vous a privé d’une partie de vous-même ? En causant une désillusion, par exemple ?
Ah, quelle horreur ! J’ai plutôt l’impression que tous les livres m’augmentent, que tous me disent une réalité, m’apportent quelque chose, une brique de plus dans la construction. Franchement, tout bon livre me grandit.
Enfin, un livre si captivant qu’il vous a fait rater un train ?
Impossible ! Je suis super angoissé par les horaires, j’ai une horloge dans le ventre. Ce doit être mes origines suisses, ça fait tic-tac tout le temps. Mais je pense à un auteur de roman policier que j’adore, qui s’appelle Hervé Le Corre. Lui, peut-être, pourrait réussir un jour à m’emporter assez.
« Keskili » est un podcast du Monde, réalisé en partenariat avec le Salon du livre du Mans Faites Lire ! et animé par la journaliste Judith Chétrit. Suivi éditorial : Joséfa Lopez. Captation et réalisation : Eyeshot. Identité graphique : Mélina Zerbib, Yves Rospert. Partenariat : Sonia Jouneau, Victoire Bounine.