https://www.cairn.info/revue-philosophique-2004-1-page-5.htm

 

 

***

.....il n’y a que des « mots » trompeurs, des opinions vides......

 

 

1Peu de temps après la mort de son père spirituel, Platon n’hésite pas à rendre un hommage appuyé au « vénérable et redoutable » Parménide ; mais, en même temps, il ne peut pas s’empêcher d’avouer : étant donné sa profondeur (báthos), « je crains tout à la fois que ses paroles, nous ne les comprenions pas, et que ce qu’il pensait en les prononçant nous dépasse beaucoup plus » [1][1]Platon, Théétète, 184 a (trad. M. Narcy).. Mais ce que Platon ne dit pas, c’est que cette difficulté l’a poussé à essayer de déchiffrer le logos parménidien. Vingt-cinq siècles après, Marcel Conche en a fait autant, et c’est sur le chemin de Parménide que j’ai eu la chance et le grand honneur de faire sa connaissance. Et je peux témoigner que Platon avait raison : la pensée de Parménide nous a tellement dépassés qu’elle a pu être à l’origine d’interprétations très diverses [2][2]À propos de mes divergences par rapport à l’interprétation de… et, même si l’Éléate était surpris d’apprendre qu’il était à la fois un et multiple [3][3]Cette référence s’inspire du titre du travail de J. Brunschwig,…, il faut admettre que le chemin de recherche qu’il a inauguré reste ouvert, car sa richesse est inépuisable.

2Le dialogue que je voudrais entamer avec Marcel Conche concerne l’un des passages les plus controversés du Poème, l’énigmatique vers 8 . 35. Nous nous sommes occupés de ce texte dans notre travail Les deux chemins de Parménide [4][4]Paris-Bruxelles, Vrin-Ousia, 2e éd., 1997., et Marcel Conche a commenté avec perspicacité notre interprétation [5][5]M. Conche, op. cit., p. 163-164., mais il n’a pas été convaincu par le texte que nous proposons de suivre à la place du texte traditionnel. Je voudrais renforcer les arguments donnés il y a quelques années dans le travail cité ci-dessus, car les échos de la lecture (il ne s’agit pas d’une conjecture) que nous proposons n’ont été que très restreints [6][6]À notre connaissance, il n’y a qu’une exception – mais de…, malgré les points obscurs que notre solution permet d’éclairer. Regardons donc le contexte de ce passage.

3Après avoir mis en rapport ce qui est en train d’être (tò eón) et les activités humaines capables de le saisir aussi bien conceptuellement (noeîn) que par le discours (légein) au début du fragment 6 ( « il est nécessaire de dire et de penser ce qui est » ), Parménide renforce les liens qui unissent « l’être » et « la pensée » dans le passage 8 . 34-6 a :

ταὐτὸν δ᾽ἐστι νοεῖν τε καὶ οὕνεκεν ἔστι νοήμα.
οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος, ἐν / ἐφ᾿ / ᾥ πεφατισμένον ἐστιν,
εὑρήσεις τὸ νοεῖν.

4Ces deux lignes et demie nous ont été transmises par Simplicius (Phys. 87 et 143) et, les vers 8 . 35-36 a, par Proclus (In Parm., 1152). L’apparat critique des éditions classiques de H. Diels [7][7]H. Diels, Parmenides Lehrgedicht, Berlin, 1897, p. 38 ;… ne font état d’aucune divergence entre les deux sources, mais des consultations directes de la tradition manuscrite nous ont permis de détecter quelques variations, dont l’une est de taille.

5Le vers 8 . 34, comme nous l’avons déjà dit, n’est cité que par Simplicius. La tradition manuscrite n’est pas unanime dans le cas de hoúneken (version acceptée aujourd’hui, qui se trouve dans Phys., 87 E, 143 F), qui apparaît comme oúneken dans le Ms. Mosquensis 3649 (Phys. 87) et comme hoû héneken dans les Mss. D (Phys. 87, 143), E (Phys. 143) et F (Phys. 87). En 8 . 35 les divergences concernent d’abord pephatisménon (Simpl., Phys. F, 87, 143, version acceptée), devenu pephotisménon [*][*]Dans la translitération du grec nous soulignons (o) les… dans grand nombre de manuscrits, parmi lesquels quelques-uns de Simplicius (Mosquensis 149, Phys. 87 ; E et B, Phys. 87 ; D, Phys. 143 ; G’, Phys. 87, 143), ainsi que chez Proclus. Mais la variation principale concerne la préposition qui précède le relatif : en chez Simplicius ; eph’ (= epí) chez Proclus. Nous essayerons de démontrer qu’il faut retenir la lecture de Proclus.

6Regardons le passage dans son ensemble. Nous avons déjà dit qu’il s’agit encore une fois d’établir un rapport entre ce qui est en train d’être, la pensée, et la possibilité de l’exprimer. À la ligne 8 . 34, le mot hoúneken signifie, comme l’ont déjà souligné, entre autres, H. Diels [8][8]H. Diels, op. cit. (1897), p. 85.En ligne, K. von Fritz [9][9]K. von Fritz, « Nous, noeîn and its derivatives in Pre-Socratic…, et J. Wiesner [10][10]J. Wiesner, Études sur Parménide, II : Problèmes…, « ce pour quoi » : « Penser et ce pour quoi la pensée est, sont la même chose. » Remarquons que déjà Simplicius avait interprété le passage dans le sens que nous proposons lorsqu’il a écrit dans son commentaire que « s’il y a ce pour quoi (hoû héneka) la pensée existe, il est évident qu’il s’agit de quelque chose d’intelligible, car c’est à cause de l’intelligible (noetoû héneka) qu’il y a la pensée et l’intellect » (Phys 144 . 22-4) [11][11]Sur l’interprétation de Parménide par Simplicius, cf.…. Ce point de vue justifie, enfin, le lien causal gár qui précède la formule áneu toû eóntos à la ligne 8 . 35, car eón reprend ici « hoúneken ésti nóema ». Comme « ce pour quoi la pensée est » est « ce qui est », on peut dire que, cela va de soi (gár), sans cela la pensée n’existe pas.

7Cette logique montre très clairement que ce qui est en train d’être (tò eón) est synonyme de « ce pour quoi la pensée est ». Sans ce qui est, la pensée est impossible, car (encore une fois gár à 8 . 36) il n’y a que ce qui est en train d’être (« car il n’y a pas, et n’y aura pas, autre chose que ce qui est » 8 . 36-7). La pensée est condamnée à être pensée de ce qui est. « Denken heisst : Seiendes denken », avait proclamé E. Hoffman [12][12]E. Hoffman, Die Sprache und die archaische Logik, Tübingen,…. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a rien en dehors de ce qui est en train d’être.

8On pourrait ajouter que le passage 8 . 34-7 nous offre un contexte adéquat pour interpréter l’énigmatique fr. 3 : « C’est le même penser et être. » [13][13]Peut-être pour cette raison O. Vuia avait proposé d’insérer ce… Comme « être » deviendra « ce pour quoi la pensée est », nous comprenons pourquoi ce fragment si peu bavard avait affirmé l’identité entre « être » et « penser ». Mais du fait du caractère causal de l’ « être » (car c’est grâce à lui que la pensée pourra exister), toute interprétation idéaliste du fr. 3 est exclue a priori : la pensée n’est cause de rien : « Je ne perçois que ce qui est présent, et ce qui est présent, c’est la seule chose que je perçois. » [14][14]H. Heitsch, « Sein und Gegenwart im frühgriechischen Denken »,… Ceci revient à dire que « eón est la conditio du noeîn », comme avait affirmé von Fritz [15][15]Cf. K. von Fritz, op. cit., p. 238. J. Mansfeld, pour sa part,…. La pensée ne peut saisir que ce qui est en train d’être maintenant. Les êtres humains normaux n’ont pas le redoutable pouvoir de Chalcas...

9Au milieu de ce raisonnement clair et précis, une phrase contenant le relatif hôi (datif) joue un rôle décisif, mais aussi bien la structure de la formule comme sa signification ont été l’objet de discussions très passionnées. W. Leszl n’hésite pas à affirmer que « même si le reste [du passage] est clair, la signification de l’incise “en hôi pephatisménon esti” ne l’est pas » [16][16]W. Leszl, « Approcio epistemologico all’ontologia parmenidea »,…, et J. Wiesner trouve au moins sept manières différentes d’interpréter cette ligne [17][17]J. Wiesner, Études, cit., p. 184-185.. Commençons par l’étude de la version acceptée de manière presque unanime jusqu’à aujourd’hui (version que, comme nous l’avons déjà dit [18][18]Cf. supra, p. 6, n. 1., nous contestons). L’interprétation qui se rapproche le plus de la démarche parménidienne est celle qui affirme que l’être (en réalité, « ce qui est train d’être », participe présent) se trouve énoncé (pephatisménon) dans la pensée. La logique du raisonnement impose cette interprétation, car la pensée a besoin d’un objet et celui-ci ne peut être que « l’être », qui, de ce fait, se trouverait comme logé dans la pensée. S’il en est ainsi, l’antécédent de hôi c’est la pensée, et le sujet du participe serait tò eón : « Sans ce qui est en train d’être (áneu toû eóntos), tu ne trouveras pas la pensée, dans laquelle (en hôi) [tò eón] est exprimé. » Malgré sa cohérence totale avec la démarche parménidienne [19][19]Cette possibilité affirme, en effet, que, étant donné que le… cette interprétation du passage a trouvé un nombre très restreint de partisans, ce qui certainement s’explique par la syntaxe « tordue », selon l’expression de Verdenius [20][20]W. J. Verdenius, Parmenides, Amsterdam, 1942, p. 39., qu’elle suppose, car le relatif précède son antécédent.

10Si l’orthodoxie de la syntaxe impose de placer l’antécédent d’abord et le relatif après, tò eón serait l’antécédent de hôi, et pephatisménon reprendrait « la pensée ». C’est cette possibilité qui a été plébiscitée, au moins, à partir de H. Diels [21][21]Cf. H. Diels, op. cit. (1897), p. 37.. Le schéma général en est celui-ci : « sans l’être, dans lequel il se trouve exprimé, tu ne trouveras pas le penser ». C’est la traduction proposée, parmi d’autres, par Verdenius ( « you will not find knowing apart from that which is, in which is utterly » ) [22][22]W. J. Verdenius, op. cit., p. 40., Tarán ( « without Being, in what has been expressed, you will not find thought » ) [23][23]L. Tarán, op. cit., p. 86., Conche ( « Car sans l’être dans lequel il est devenu parole, tu ne trouveras pas le penser » ) [24][24]M. Conche, op. cit., p. 128. et Collobert ( « Car sans l’étant, dans lequel il est exprimé, tu ne trouveras pas le penser » ) [25][25]C. Collobert, L’être de Parménide ou le refus du temps, Paris,…. Bormann adopta lui aussi ce point de vue car, selon lui, « la connaissance de l’être se trouve communiquée ou exprimée dans l’être » [26][26]K. Bormann, Parmenides. Untersuchungen zu den Fragmenten,…, et P. A. Meijer a justifié à sa manière cette interprétation car « thinking is in being » [27][27]P. A. Meijer, Parmenides beyond the Gates. The divine….

11Il faut dire tout d’abord que, si nous suivions la plupart des interprètes, la phrase relative de 8 . 35 poserait un problème grave, car elle ferait de Parménide un hégélien, ou, pire encore, un heideggérien [28][28]Heidegger interprétait que, chez Parménide, « la vérité,… avant la lettre qui aurait placé la pensée dans l’être, et, par conséquent, l’être « penserait ». C’est le sens locatif d’en hôi qui conduit directement vers cette bizarrerie, car, si la pensée se trouve dans l’être, l’être pense. Il y a quelques années E. D. Phillips a eu le courage de dire très haut ce que les partisans de cette interprétation pensent tout bas, mais personne ne l’a suivi : « La totalité de l’être pense à sa propre totalité. » [29][29]E. D. Phillips, « Parmenides on thought and being »,… Si l’être était capable de penser, Gorgias [30][30]Cf. Gorgias, fr. 3, § 77-82. aurait eu raison : dans tout ce qui est pensable, il y aurait de l’être. Mais Gorgias évoque cet argument pour réfuter la nébuleuse parménido-mélissienne. Le défaut principal de cette manière de regarder les choses est le suivant : si l’être est la cause de la pensée, l’effet ne peut pas être exprimé ou communiqué dans la cause.

12Il va de soi que les chercheurs intelligents qui n’attribuent pas à Parménide cet idéalisme avant la lettre, ont essayé de nuancer la portée du texte, au moins, dans leurs traductions. C’est le cas de J. Wiesner qui, dans le résumé en français de son article, propose cette paraphrase : « C’est seulement avec l’être, dans le champ duquel la conception est exprimée avec succès, qu’on trouvera le noeîn. » [31][31]J. Wiesner, Études, op. cit., p. 191. P. Aubenque en a fait autant : « Sans le verbe [italiques d’Aub.] être, dans lequel la pensée trouve son expression, tu ne rencontreras pas la pensée » [32][32]P. Aubenque, op. cit., p. 122., mais à la page suivante il semble faire coïncider son interprétation avec celle qui découlait de la syntaxe « tordue » et qui faisait de l’être l’antécédent du participe, car il affirme que ce n’est pas la pensée qui est exprimée ; c’est l’être : « Le ésti est le pephatisménon, le “dit” dans lequel, et dans lequel seulement, la pensée trouve son expression légitime. »

13Peut-on conserver le sens causal de l’être par rapport à la pensée sans faire de celui-ci quelque chose d’immanent (en hôi) à l’être ? Oui, mais à condition d’adopter dans le vers 8 . 35 la version transmise par Proclus dans son Commentaire au Parménide de Platon. La tradition manuscrite de ce Commentaire est constituée par des familles très diverses [33][33]Cf. Plato Latinus, éd. R. Klibansky - L. Labowsky, vol. III :…, mais dans tous les cas au lieu du locatif en hôi nous trouvons l’expression eph [= epí]’ hôi, ce qui pourrait laisser entendre qu’elle se trouvait déjà dans l’original de Proclus. La même lecture apparaît dans la traduction latine de Guillaume de Moerbeke, qui conserve en grec les citations d’origine. Ce texte, selon J. M. Dillon, « a l’avantage de nous permettre de saisir avec certitude le texte grec original » [34][34]J. M. Dillon, op. cit., p. XLIV.. Nous avons constaté la citation du vers 8 . 35 de Parménide au fol. 189v° du manuscrit le plus important de la traduction latine de Moerbeke, l’Ambrosianus A 167 sup. (cod. A) [35][35]Sur la valeur de ce manuscrit, cf. Klibansky-Labowsky, op.…. Selon C. Steel, « l’Ambrosianus est le témoin le plus important de la tradition, car il se rapproche le plus de l’archétype [...] et les mots en grec étaient déjà certainement dans le modèle » [36][36]C. Steel, op. cit., p. 4*..

14Plusieurs raisons penchent du côté de l’adoption d’eph’hôi. Tout d’abord, il y a la signification de la phrase relative, qui fait allusion à l’ « expression » de quelque chose, qui, de ce fait, devient pephatisménon, « exprimé ». La formule la plus normale utilisée en grec pour nommer quelque chose est « épí + datif ». Lorsque quelqu’un (A) donne à quelque chose (C) un certain nom (B), on utilise le schéma suivant : « A nomme (c’est-à-dire, place le nom de) B sur (epí) C. » [37][37]Cf. A. P. D. Mourelatos, « A onomázei C (= the internal…. Le complément au datif exprime l’objet qui reçoit le nom, et, dans une phrase passive, le nom avec lequel l’objet est mentionné [38][38]Cf. Platon, Parm. 147 d : « N’est-ce pas à quelque chose (epí…. La préposition epí a dans ce cas valeur causale [39][39]Cf. LSJ, s.v. epí, III : « various causal senses », surtout…, car l’objet est considéré comme la cause du nom qu’on lui applique, et ce nom est « porté » comme s’il s’agissait d’une étiquette collée « sur » lui [40][40]Epí signifie aussi « supporter = porter sur ».. Parménide lui-même nous donne un bel exemple de cette procédure dans son fr. 9 : les choses ont chacune leurs caractères propres, et elles sont nommées (onómastai) « grâce » à eux (epí toîsi te kaî toîs). Selon Woodbury, l’interprétation que nous proposons surgit tout naturellement de la paraphrase par Simplicius de ce texte : « le froid s’appelle [ainsi] grâce (epí) au dense » (Phys. 180 . 8). « L’expression onomázein epí tini (mettre un nom sur quelque chose) est utilisée pour exprimer le rapport entre les hommes et la réalité. » [41][41]L. Woodbury, « Parmenides on names », Harvard Studies in…

15Cette nuance d’epí + datif se trouve dans le texte transmis par Proclus que nous proposons d’adopter. Le participe pephatisménon est en rapport avec le penser (car c’est la pensée qui est exprimée), et le relatif reprend son antécédent « normal » – car il avait été présenté avant –, tò eón. La pensée est possible donc « grâce » (epí) à ce qui est en train d’être, qui est sa cause, et qui est exhibé dans ce qui est énoncé. L’énonciation (légein, phatízein, phrázein) concrétise le fait de penser dans des pensées (noémata), mais le support de la pensée est ce qui est, qui est comme le matériel de toute pensée possible.

16P. Aubenque a soulevé quatre objections à l’encontre de notre position [42][42]P. Aubenque, op. cit., p. 122, n. 62.. En guise de conclusion de ce travail, nous essaierons d’y répondre. La première objection ( « Cordero ne fournit pas d’exemple d’epí + datif [...] avec un verbe au passif » ) trouve sa réponse dans la référence que fait P. Aubenque lui-même à la page 118 de notre livre, dans laquelle nous avions cité le fr. 9 de Parménide, mentionné aussi ci-dessus (verbe onómastai, au passif). Mais nous pouvons ajouter Platon, Rép. 470 b : « On lui donne le nom (kékletai) de subversion à cause (epí) de la haine domestique. » P. Aubenque nie qu’une nuance causale soit attachée à cet emploi (2e objection). Il est vrai que nous ne prétendons pas qu’epí joue le rôle d’un complément agent, mais le sens « causal » retenu par LSJ, que nous adoptons, fait allusion à cet élément qui permet de donner un nom à la chose, et sans lequel le nom n’existerait pas ; c’est le cas des puissances (dynámeis) grâce auxquelles les choses ont été nommées (onómastai) dans le cas du fr. 9 de Parménide. Cela ne veut pas dire que l’être ne soit que « l’occasion » de la nomination (comme déduit P. Aubenque dans sa 3e objection du fait que, selon lui, l’être n’est pas « la cause » aussi bien de la pensée que du dire). Parménide et Simplicius nous encouragent à nous défendre et à revenir au caractère causal de l’être, que nous soutenons : « sans ce qui est, tu ne trouveras pas le penser » (Parm., 8 . 35-6) ; et, surtout Simplicius : « c’est à cause (hénéka) de l’intelligible [c’est-à-dire, de l’être] qu’il y a la pensée et l’intellect » (Phys. 144 . 22). La dernière objection de P. Aubenque concerne notre source. Simplicius, « qui recopie de longs passages, est un citateur plus sûr que Proclus, qui ne cite [...] que des vers isolés ». L’objection serait valable si P. Aubenque s’était appuyé sur l’état de la copie du poème consultée par Proclus, qui semble être inférieure à celle de Simplicius. L’extension des citations n’a rien à voir, et, même dans son laconisme, Proclus est la seule source du fr. 5 de Parménide, ainsi que des deux premiers vers du fr. 2, qu’il cite, d’ailleurs, en entier. Si la version de Simplicius du texte de 8 . 35 n’était pas à l’origine des efforts titanesques pour conserver la cohérence du Poème, elle aurait pu être retenue. Celle de Proclus, en revanche, permet une compréhension aisée du texte, et elle trouve des échos dans d’autres passages (notamment, le fr. 9). Rien n’empêche donc de l’accepter.

17En effet : Parménide est très cohérent : étant donné la priorité qu’il a accordée au fait d’être, le penser s’exprime ép’eónti, c’est-à-dire, « grâce » (ou « à cause de » : epí n’abandonne jamais son pouvoir causal) à ce qui est. La formule eph’hôi, que nous proposons d’adopter, consacre ce principe au beau milieu de l’exposé des sémata de ce qui est, dans le long fragment 8. Et, à la ligne suivante, Parménide exprime la même idée, mais d’une manière négative : sans ce qui est (áneu [43][43]Áneu, en tant que privation, est l’expression contraire à epí. toû eóntos), le penser n’existe pas. Voici donc le sens du passage 8 . 34-6 : « Penser ( hcq...seul....) et ce pour quoi la pensée est, sont la même chose ; car sans ce qui est, grâce auquel il est énoncé, tu ne trouveras pas le penser. » Le penser n’existe que lorsqu’il exprime quelque chose sur ce qui est en train d’être. Et comme « il n’y a pas, et il n’y aura pas, autre chose que ce qui est » (8 . 36 b-7), la pensée n’a qu’un seul objet : ce qui est. Lorsque ce qui est est absent de la pensée ou du dire, il n’y a que des « mots » trompeurs (8 . 52), des opinions vides.

Notes

  • [1]
    Platon, Théétète, 184 a (trad. M. Narcy).
  • [2]
    À propos de mes divergences par rapport à l’interprétation de M. Conche, cf. mon compte rendu de son Parménide. Le Poème : Fragments (Paris, PUF, 1996) dans La Revue philosophique, 1997 (4), ainsi que N. L. Cordero, « Parménide platonisé », Revue de philosophie ancienne, 2000 (1).
  • [3]
    Cette référence s’inspire du titre du travail de J. Brunschwig, « Parménide un et divisible », L’âge des sciences, 3 : « La philosophie et son histoire », Paris, 1990.
  • [4]
    Paris-Bruxelles, Vrin-Ousia, 2e éd., 1997.
  • [5]
    M. Conche, op. cit., p. 163-164.
  • [6]
    À notre connaissance, il n’y a qu’une exception – mais de taille – L. Couloubaritsis, Mythe et philosophie chez Parménide, Bruxelles, Ousia, 2e éd., 1990.
  • [7]
    H. Diels, Parmenides Lehrgedicht, Berlin, 1897, p. 38 ; H. Diels-W. Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, I, p. 238.
  •  
  • [8]
    H. Diels, op. cit. (1897), p. 85.
  •  
  • [9]
    K. von Fritz, « Nous, noeîn and its derivatives in Pre-Socratic Philosophy (excluding Anaxagoras) », I : From the beginnings to Parmenides, Classical Philology, 40, 1945, p. 237.
  •  
  • [10]
    J. Wiesner, Études sur Parménide, II : Problèmes d’interprétation, éd. P. Aubenque, Paris, 1987, p. 179 et Parmenides. Der Beginn der Aletheia, Berlin/New York, 1996, p. 151. Pour cet auteur, le passage souligne l’identité ( « la même chose » ) de ce qui est, et sa traduction est la suivante : « Als Identisches kann es erkannt werden und weil die Erkenntnis Bestand hat. »
  • [11]
    Sur l’interprétation de Parménide par Simplicius, cf. A. Stevens, Postérité de l’être. Simplicius, interprète de Parménide, Bruxelles, 1990, passim.
  • [12]
    E. Hoffman, Die Sprache und die archaische Logik, Tübingen, 1925, p. 8.
  • [13]
    Peut-être pour cette raison O. Vuia avait proposé d’insérer ce texte entre 8 . 33 et 8 . 34, comme prémisse de 8 . 34 (cf. Remontée aux sources de la pensée occidentale : Héraclite, Parménide, Anaxagore, Paris, 1961, p. 82).
  • [14]
    H. Heitsch, « Sein und Gegenwart im frühgriechischen Denken », Gymnasium, 18, 1971, p. 428.
  • [15]
    Cf. K. von Fritz, op. cit., p. 238. J. Mansfeld, pour sa part, avait écrit que « la pensée suppose ce pour quoi (weshalb) il y a pensée » (Die Offenbarung des Parmenides und die menschliche Welt, Assen, 1964, p. 85).
  • [16]
    W. Leszl, « Approcio epistemologico all’ontologia parmenidea », dans La parola del passato, 43, 1988, p. 309, n. 40.
  • [17]
    J. Wiesner, Études, cit., p. 184-185.
  • [18]
    Cf. supra, p. 6, n. 1.
  • [19]
    Cette possibilité affirme, en effet, que, étant donné que le penser et la cause de la pensée sont la même chose (cf. aussi fr. 3), sans ce qui est (c’est-à-dire, sans la cause de la pensée), il n’y pas son effet, la pensée, car c’est chez elle qui s’exprime ce qui est. La priorité de l’être sur la pensée est ainsi confirmée, car s’il n’y a rien (comme dira Gorgias, mais dans un but opposé à celui de Parménide) il n’y aura non plus la pensée, qui est expression de ce qui est.
  • [20]
    W. J. Verdenius, Parmenides, Amsterdam, 1942, p. 39.
  • [21]
    Cf. H. Diels, op. cit. (1897), p. 37.
  • [22]
    W. J. Verdenius, op. cit., p. 40.
  • [23]
    L. Tarán, op. cit., p. 86.
  • [24]
    M. Conche, op. cit., p. 128.
  • [25]
    C. Collobert, L’être de Parménide ou le refus du temps, Paris, 1993, p. 19.
  • [26]
    K. Bormann, Parmenides. Untersuchungen zu den Fragmenten, Hamburg, 1971, p. 84.
  • [27]
    P. A. Meijer, Parmenides beyond the Gates. The divine revelation on being, thinking and the doxa, Amsterdam, 1997, p. 83.
  • [28]
    Heidegger interprétait que, chez Parménide, « la vérité, entendue comme pareil dévoilement du Pli, laisse à partir de lui la pensée appartenir à l’être » (Essais et conférences, tr. fr., Paris, 1958, p. 302). C’est à cause de J. Beaufret que, comme on le sait, s’est produite en France une regrettable heideggérianisation de Parménide. Heureusement ce phénomène n’a pas atteint d’autres latitudes.
  • [29]
    E. D. Phillips, « Parmenides on thought and being », Philosophical Review, 64, 1955, p. 558.
  •  
  • [30]
    Cf. Gorgias, fr. 3, § 77-82.
  • [31]
    J. Wiesner, Études, op. cit., p. 191.
  • [32]
    P. Aubenque, op. cit., p. 122.
  • [33]
    Cf. Plato Latinus, éd. R. Klibansky - L. Labowsky, vol. III : « Parmenides nec non Procli Commentarium in Parmenides », Londres, 1953, p. XXXVI, et Proclus’ Commentary on Plato’s Parmenides, éd. G. R. Morrow et J. M. Dillon, Princeton, 1987.
  • [34]
    J. M. Dillon, op. cit., p. XLIV.
  • [35]
    Sur la valeur de ce manuscrit, cf. Klibansky-Labowsky, op. cit., p. XII, et C. Steel, éd. critique de Proclus. Commentaire sur le « Parménide » de Platon, traduction de Guillaume de Moerbeke, t. I, Louvain, 1985, p. 3*.
  • [36]
    C. Steel, op. cit., p4*.
  • [37]
    Cf. A. P. D. Mourelatos, « A onomázei C (= the internal accusative) epí B », The Route of Parmenides, Yale Univ. Press, 1970, p. 184.
  • [38]
    Cf. Platon, Parm. 147 d : « N’est-ce pas à quelque chose (epí tini) que tu appliques chaque nom ? » ; Soph. 218 c : « Le fait sur lequel (eph’hôi) nous parlons. »
  • [39]
    Cf. LSJ, s.v. epí, III : « various causal senses », surtout § 5, « on names ».
  • [40]
    Epí signifie aussi « supporter = porter sur ».
  • [41]
    L. Woodbury, « Parmenides on names », Harvard Studies in Classical Philology, 63, 1958, p. 149. Lorsqu’il s’agit d’une personne, cette formule exprime « le nom que l’on donne à quelqu’un ou la “chose” qui est nommée dans (epí) une personne : le nom ou la “chose” correspondent (fits) à la personne », p. 160.
  •  
  • [42]
    P. Aubenque, op. cit., p. 122, n. 62.
  • [43]
    Áneu, en tant que privation, est l’expression contraire à epí.
  • [*]
    Dans la translitération du grec nous soulignons (o) les voyelles longues (?).