Yanis, Marine et Sarah ont découvert l’histoire de leurs aïeux avec leurs cours de lycée sur la guerre d’Algérie. Un sujet souvent tabou dans les familles et que l’école peine à faire émerger.

par Nina Jackowski

publié le 9 janvier 2022 à 19h04
 

«Madame, les harkis, ce sont des vendus ?» Il peut être difficile d’être descendant de ces ex-supplétifs algériens enrôlés dans l’armée française pendant la guerre (1954-1962). Elève en classe de terminale professionnelle au lycée Maurice-Genevoix de Marignane, près de Marseille, Salim, 16 ans, n’en démord pas : «Moi, mon grand-père, il était du côté du FLN [Front de libération nationale, ndlr]. Et il m’a dit que les harkis, c’est des traîtres.» Seul Enzo, survêt bleu électrique, baskets acier, ose le contredire. «Ton grand-père, il aurait pu être du côté des harkis, tu sais pas frérot !» Valérie Durey, leur professeure d’histoire-géo, vingt-cinq ans devant le tableau, confirme que ce chapitre sur le conflit est toujours «difficile à aborder».

«Cette histoire est totalement méconnue des Français», soutenait le 18 novembre à l’Assemblée la ministre déléguée chargée de la Mémoire et des Anciens Combattants, Geneviève Darrieussecq. Elle précisait travailler avec le ministre de l’Education nationale pour «sensibiliser davantage les professeurs […] afin qu’ils puissent transmettre cette histoire à leurs élèves», lors de l’examen du projet de loi de «reconnaissance et de réparation» envers les harkis. Mercredi, la commission des affaires sociales du Sénat se penchera dessus à son tour.

 

«A l’école, le sujet est très douloureux, et des idées tronquées restent», remarque la rapporteure Patricia Mirallès, députée LREM de l’Hérault, pointant une crainte ressentie par les enseignants depuis l’assassinat de Samuel Paty. Parmi une vingtaine de lycées contactés, seul celui de Marignane, et son rectorat, a accepté de nous recevoir en mars. Valérie Durey encourage ses élèves à s’exprimer. «Il faut lever les tabous en enseignant toute l’histoire», souffle-t-elle. «Vous n’êtes pas d’accord, c’est normal, mais parlez. Même si chez vous, il y a des morts, de la souffrance.» Ou des silences. «Mon grand-père m’a raconté tous ses combats, commence Salim, fier. “J’ai défendu l’Algérie ici, là…”» Enzo réfléchit à voix haute. «Moi, je sais que je suis français et algérien. Mais c’est tout. Il faut que je demande à ma famille.»

«En paix avec l’héritage»

Yanis, étudiant en langue et culture berbère, a toujours imaginé que son grand-père, aujourd’hui décédé, avait combattu côté algérien. Il a maintenant 24 ans, et sourit par-dessus sa courte barbe. «Mon grand-père était harki et je l’ai découvert grâce à l’école, lâche-t-il. Je ne sais pas si c’était une honte, mais dans ma famille, tous étaient restés silencieux.» En classe de première, il se passionne pour le chapitre sur le conflit. Cogite. Et finit par questionner son père. «Ce cours a été un déclencheur. J’avais besoin de creuser.» S’il baigne dans la culture kabyle avec la cuisine et les arts, Yanis s’est toujours senti à part. Des «zones de flou» ? Plutôt des «trous béants» dans son identité. L’étudiant tombe dans une «boulimie de culture» et ingurgite quantité d’auteurs maghrébins. «Je voulais en apprendre le plus possible sur mon pays d’origine que je n’ai jamais vu», se souvient-il.

Sa mère apprend que Libération l’interroge sur sa famille. Il est temps. Elle lui confie avoir caché l’origine de son mari à son propre paternel, combattant du FLN, pour pouvoir se marier. «Il a fallu tellement de temps à ton père pour être en paix avec cet héritage», admet-elle. Son fils : «Papa est dans le rejet, ok. Mais moi, comme immigré de troisième génération, j’ai un pied dedans et l’autre en lévitation.» Yanis s’est juré de se rendre à Imellahen, en Kabylie, sur les traces de son aïeul, rapatrié en France dans les années 60.

«Culture du secret»

Marine (1) est très proche de son grand-père. L’étudiante en communication de 21 ans, boucles aux oreilles, anneaux au nez, s’est même fait tatouer son surnom au-dessus de son cœur : «Mon chéri». L’homme de 86 ans ne lui a jamais raconté son histoire. Celle du jour où des soldats français ont toqué à sa porte, dans le village de Biskra, pour l’enrôler dans l’armée. «C’est la culture du secret. Je suis sa petite-fille, il ne va pas me raconter tout ce qu’il a vécu», souffle la jeune femme.

C’est en classe que l’adolescente a vu sa curiosité aiguisée par son professeur d’histoire-géographie, lorsqu’elle étudiait au lycée Léonard de Vinci de Tremblay-en-France (Seine-Saint-Denis) il y a quelques années. Elle poursuit sa quête chez elle, à la maison, et retrouve un livre de témoignages dans lequel son oncle a raconté l’histoire de son grand-père qui ne sait ni lire ni écrire, rapatrié dans les années 60. Le thème tombe au baccalauréat. A la sortie des épreuves, la jeune fille l’appelle. «Papi, j’ai écrit sur toi !» A l’autre bout du fil, elle entend juste un rire.

A la fin de l’année scolaire, Marine offre le livre à son enseignant. «C’est précieux pour un prof», s’émeut Samuel André-Bercovici. Il met un point d’honneur à enseigner ce chapitre. Avant la réforme des programmes scolaires de 2019, les professeurs avaient le choix entre les mémoires de la Seconde Guerre mondiale et celles de la guerre d’Algérie. Résultat : 80 % faisaient l’impasse sur le conflit colonial, d’après les recherches du docteur en histoire contemporaine Sébastien Ledoux. Si le thème est devenu obligatoire, le fond du problème ne bouge pas. «L’enseignant a la liberté de choisir le temps consacré à ce chapitre», précise l’historien.

«ADN de guerre»

«Dégoût» : c’est le premier sentiment que Sarah, 28 ans, a éprouvé envers la France en découvrant l’histoire de son grand-père, sergent-chef dans l’armée française pendant la guerre. Traumatisé, ce dernier a fini par trouver un exutoire dans l’alcool, mixé à la violence. Au collège, à Clermont-Ferrand, une camarade de classe de Sarah crache sur la «trahison» de ses ancêtres. Plus tard, à Sciences-Po, les insultes reviennent. Sa grand-mère lui livre un autre récit, celui d’un exil amer. «J’étais en colère, dit Sarah. Comme si cet ADN de guerre était en moi. J’ai détesté l’Etat français d’avoir abandonné ma famille.»

Obsédée par le conflit, la jeune femme tente de «[se] soigner» en creusant le sujet. Elle consacre son projet d’étude à analyser comment la guerre d’Algérie est enseignée dans les programmes scolaires. Rien n’y fait. «Je détestais mon histoire, comme si j’étais comptable des actions passées. Je préférais être d’une autre origine que harki. C’était une identité qu’on m’avait attribuée sans que je n’aie rien demandé.» Avec le temps, son conflit de mémoire s’est apaisé. Il l’a même forgée. «Aujourd’hui, je suis très fière de mes origines et je veux travailler pour l’Etat», sourit-elle. Sarah voudrait que chacun connaisse son histoire, ses nuances. Et ne rejoue pas l’affrontement. Comme les lycéens de Marignane : Enzo et Salim. Le cours s’achève dans les rires. Valérie Durey glisse à sa collègue : «Ma plus grande victoire, c’est que Salim ait lâché : “Finalement, peut-être que les harkis ne sont pas des traîtres.”»

(1) Le prénom a été changé

 
 

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