par Violette Vauloup et Rania Hamdi, (à Alger)
Deux heures de cours en terminale dans les lycées français, contre la moitié du manuel d’histoire en Algérie : de part et d’autre de la Méditerranée, l’enseignement de la guerre d’indépendance est évidemment asymétrique. Et toujours extrêmement sensible, soixante ans après la signature des accords d’Evian. Pas pour les mêmes raisons, toutefois, dans les classes françaises et algériennes.
Côté français, «on ne retrouve pas l’importance qu’a eue l’Algérie pour la France dans les programmes scolaires», estime Kamel Chabane, professeur d’histoire dans un collège parisien. De l’installation d’un million de colons européens dans ces trois départements français, au retour de Charles de Gaulle au pouvoir en passant par la fin de la IVe République, les histoires nationales algériennes et françaises sont intimement liées. Le sujet est «majeur», rappelle Christophe Cousseau, qui enseigne l’histoire depuis trente-cinq ans dans un lycée de Vendée.
Pourtant, un élève peut traverser le collège sans entendre parler de l’Algérie si son professeur ne choisit pas d’illustrer les thèmes de «la conquête et la colonisation» (en quatrième) puis de «l’indépendance et la construction de nouveaux Etats» (en troisième), par l’occupation du territoire algérien ou la guerre d’indépendance qui s’est étirée de 1954 à 1962. Il faut attendre le lycée pour que l’étude de la colonisation (en première) et de la décolonisation de l’Algérie (en terminale) ne devienne obligatoire. Le nombre d’heures passé sur la question varie selon les professeurs, qui peuvent choisir de s’attarder ou d’évacuer le sujet. En général, en terminale, «pour les élèves qui choisissent la spécialité histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques, on parle de la guerre d’Algérie environ six heures par an et on aborde les mémoires, on va au-delà des simples faits. Mais dans le tronc commun, qui concerne l’immense majorité des élèves, ça ne représente que deux heures, alors forcément l’approche est superficielle», regrette Christophe Cousseau.
Un intérêt des élèves «sans commune mesure»
Pourtant, l’intérêt des élèves pour le sujet est «sans commune mesure avec n’importe quel autre», assure l’enseignant. «En début d’année, il y a toujours une main levée pour demander quand est-ce qu’on verra la guerre d’Algérie», confirme Iannis Roder, professeur d’histoire-géographie dans un collège à Saint-Denis. Dans son rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie, rendu en janvier 2021, l’historien Benjamin Stora estimait qu’en France, plus de sept millions de personnes sont concernées par la mémoire de l’Algérie.
Parmi elles, il faut compter les enfants issus de l’immigration algérienne, descendants de harkis ou de combattants du FLN. Mais aussi ceux dont les grands-parents ont été appelés pour combattre du côté de l’armée française. «Pour certains élèves, c’est peut-être la seule fois qu’on parle d’eux, de ce qu’ils ont entendu parler en famille», souligne Iannis Roder. Et puis ce sont des références communes, liées à une actualité plus ou moins récente, qui attisent la curiosité des adolescents, comme «le match de foot France-Algérie, en 2001, [interrompu après l’envahissement de la pelouse par des supporteurs algériens, ndlr] dont les élèves parlent tous les ans», illustre Christophe Cousseau.
Enseigner pour tourner la page
«Aucun sujet n’est facile à aborder, mais comme celui-ci est particulièrement sensible, il faut un bagage de connaissances scientifiques très solide pour le traiter avec confiance et pouvoir déminer les stéréotypes que peuvent avoir les élèves», explique Kamel Chabane. Parmi ces représentations, l’idée, par exemple, que les harkis sont des «traîtres». Car la guerre sous-tend, encore aujourd’hui, des questionnements liés à l’identité, notamment chez les plus jeunes, héritiers d’une situation traumatisante qui se transmet de génération en génération. Pour déminer les stéréotypes, «rien de plus efficace que de confronter les enfants à des destins individuels. En faisant venir des anciens combattants, en montrant des photos ou des lettres, on arrive à leur faire comprendre que les prises de position s’ancraient dans un contexte particulier et ils finissent par saisir la complexité de la situation», raconte l’enseignant.
Mais faute de connaissances suffisantes, certains sujets restent tabou. Il y a une trentaine d’années, Christophe Cousseau parlait peu de la torture à ses élèves. «J’y allais piano, avec peu d’audace. Et puis il y a eu les confessions [du général] Aussaresses [en 2000, ndlr] et des travaux d’historiens. Aujourd’hui, c’est facile d’en parler», assure-t-il. Pour l’historien Benoît Falaize, certaines notions, comme le racisme colonial, restent méconnues des enseignants. «On n’en parle quasiment pas et c’est un sujet sensible car il renvoie à des phénomènes de discrimination que les élèves peuvent ressentir», souligne le chercheur.
Galerie de portraits des martyrs
En Algérie, en revanche, la guerre de libération nationale est omniprésente dans le cursus scolaire. Dès la première année d’école primaire, l’élève apprend par cœur la date de déclenchement de la guerre de libération nationale. A partir de la troisième année, l’histoire commence à être enseignée en tant que matière. La guerre est abordée dès l’année suivante, dans la classe des 9-10 ans. Près de la moitié du livre d’histoire lui est consacrée. L’apprentissage est d’abord focalisé sur la période de la colonisation (1830-1962), l’appropriation des terres, les violences et les discriminations dont sont victimes les Algériens. Les chapitres suivants portent sur les insurrections, essentiellement celles de l’émir Abdelkader et de Mokrani (1871) ; le massacre du 8 mai 1945 de Sétif, Guelma et Kherrata ; le congrès de la Soummam en 1956, qui va structurer la révolution algérienne ; les accords d’Evian et enfin l’indépendance. L’annexe du manuel est une galerie de portraits des martyrs de la révolution.
A la fin du cycle secondaire, la séquence de la préparation du déclenchement de la guerre de libération en 1954 est à nouveau abordée, en insistant cette fois sur le réseau de soutien international du FLN. Certaines figures historiques de l’indépendance considérées comme dissidentes et qui avaient été effacées des manuels, comme Messali Hadj, Hocine Aït Ahmed et Ahmed Ben Bella ou Krim Belgacem, ont refait surface à partir des années 90.
«Au temps de Boumediene, il était interdit au professeur d’histoire de parler de Messali Hadj ou de Ben Bella, rappelle Mohand Arezki Ferrad, historien et ancien député du Front des forces socialistes, vieux parti d’opposition. L’occultation de certains faits controversés était justifiée par le souci de préserver la cohésion sociale.» Encore aujourd’hui, «les problèmes survenus durant la guerre de libération ne doivent pas être enseignés au primaire ni au collège, mais seulement les grandes lignes honorables», reconnaît l’historien. «Bien entendu des vides et lacunes subsistent dans les manuels scolaires, dit-il. Mais le but de la révolution était de retrouver la souveraineté. Elle est synonyme d’unité nationale et reste sacralisée.»
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