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Difficile de trouver une description plus parfaite de notre rapport à la planète que le conte de la princesse et du crapaud des frères Grimm.

 

par Emanuele Coccia, philosophe, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)

publié le 3 septembre 2022 à 5h10
 

Il y a un vieux conte de fées européen dont la version la plus connue est parue dans le célèbre recueil des frères Grimm. Il raconte l’histoire de la relation entre une princesse et un crapaud. La princesse joue, et perd sa balle dorée dans un puits. Un crapaud la voit pleurer et lui propose de récupérer la balle en échange de son amitié et de la promesse de partager nourriture et sommeil : en bref, il lui demande de l’épouser en échange de son service. La princesse accepte car elle pense que le crapaud ne viendra jamais réclamer son dû. Et pourtant, le jour suivant, l’animal revient et la jeune fille a peur. Jour après jour, il demande à consommer la relation : manger et dormir avec la princesse. Après quelques fermes refus, la princesse accepte, car son père menace de la punir si elle ne tient pas sa promesse. C’est à ce moment-là que le crapaud se transforme en prince. Son apparence animale était due à un sort jeté par une sorcière maléfique.

L'épisode précédent

On a donné d’interminables explications sociales et psychanalytiques au conte. On a pu y voir, à juste titre, une justification idéologique de l’assujettissement des femmes à la logique du patriarcat. Ce qui est intéressant toutefois, c’est la logique qui sous-tend l’échange initial. Lorsque la princesse perd sa balle d’or dans le puits, le crapaud avoue que tout ce qu’il veut, ce ne sont ni les richesses ni le pouvoir : il veut plutôt être l’ami, le camarade de jeu de la princesse, «s’asseoir avec elle à sa petite table, manger dans sa soucoupe d’or, boire dans son verre à pied, dormir dans son petit lit». C’est la promesse d’amour et d’intimité qui l’anime. La princesse accepte le marché à cause de son impossibilité à penser la réalité de ce désir d’amour : «Qu’est-ce que ce crapaud simple d’esprit raconte ? Un crapaud reste dans son eau.»

 

Esprit de repentance

Il serait difficile de trouver un mythe qui retrace plus fidèlement notre relation avec la planète, et le type de relation perverse que nous entretenons avec toutes les autres espèces vivantes. Nous avons joué pendant longtemps, nous avons fait des dégâts, la planète-crapaud nous a proposé de nous donner un coup de main : en échange, elle veut devenir notre compagne de vie.

La princesse-humanité n’en veut pas. Elle a peur. Impossible de penser l’amour entre un être humain et une autre espèce. Nous ne pouvons l’envisager qu’après avoir considéré que l’identité de l’autre espèce est une forme de malédiction dont nous devons la libérer afin de pouvoir trouver notre propre visage dans le sien, afin de pouvoir vivre une relation d’amour intraspécifique. Les contes de fées traditionnels sont pleins de ce genre de morales sur l’impossibilité de l’amour avec une autre espèce et sur l’injonction à l’inceste intraspécifique. Nous ne pouvons aimer qu’au sein de la famille, que lorsque nous partageons les mêmes gènes.

L’autre point intéressant est que l’amour et l’inceste ne deviennent possibles que par la médiation d’une instance paternelle : il existe un surmoi punitif devant lequel il faut plier, qui oblige la princesse à accepter son destin érotique. Encore une fois, difficile de trouver une description plus parfaite de l’écologie contemporaine : nous ne pouvons aimer la planète qu’à travers l’injonction d’un surmoi et d’une punition. Si nous aimons la planète ou ses espèces ce n’est pas parce que nous en sommes tombés amoureux, mais par esprit de repentance.

Libido de castration

Il me semble que la morale de ce conte, aujourd’hui, est très simple : le problème écologique est un problème érotique. Nous avons un problème, physique mais surtout spéculatif, qui nous empêche d’aimer la planète et toutes ses espèces – d’accepter leur proposition de mariage. La planète voulait jouer avec nous, elle nous a demandé en mariage, et nous l’avons ghostée. Nous ne sommes prêts à l’aimer que si elle se transforme en prince charmant.

Cela peut sembler un peu naïf, mais c’est l’amour qui générera une nouvelle relation à la planète. Et une érotique planétaire doit remplacer l’écologie. Si vous voulez, la crise écologique que nous vivons doit être lue comme une relation érotique et sentimentale en crise. Certes, il n’y a rien de plus fatigant que l’effort de faire exister un amour. Mais il n’y a rien de plus jouissif. L’écologie doit abandonner sa rhétorique pénitentielle, moralisatrice, punitive («tu as détruit ta planète, tu l’as tuée») et sa libido de castration («tu renonceras à tous les plaisirs que tu as créés») pour se concentrer sur la manière d’érotiser les relations interspécifiques. Ce n’est pas très difficile : il s’agit, au fond, de traiter toutes les espèces comme nous traitons nos chiens. Et surtout, inversement, de nous laisser traiter comme des chiens, des animaux de compagnie par toute autre espèce de la Terre.

 
 
 
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