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ar Laure Adler, Journaliste

publié le 8 août 2022 à 19h46
 

Bonjour vieillesse (1/4) Nous vivons dans une société vieillissante. Ça veut dire quoi «être vieux» ? Pourquoi un tel tabou autour d’un phénomène inévitable et universel ? Pour que la vieillesse ne soit pas seulement abordée par le prisme du déclin, et de la tristesse, Libé donne carte blanche à Laure Adler, Boris Cyrulnik, Rose-Marie Lagrave et Erri De Luca pour qu’ils racontent ce que vieillir fait plus que ce qu’il défait.

Le couple de pies installé dans l’arbre à côté de ma chambre m’a réveillée dès potron-minet. Heureuse, je suis heureuse de me lever dans la blancheur du matin, moi qui ai passé une bonne partie de mon existence à me lever tard et à critiquer celles et ceux qui ne connaissaient pas les délices de la grasse matinée. Le temps me serait-il compté ? Ou est-ce cela vieillir ? Oui, vieillir, c’est accueillir ce qui vous arrive dans l’intensité d’un présent qui, autrefois, vous était dérobé par le vacarme du monde, le tourbillon des projets, le songe des désirs inavoués. Le temps se calme. Pas d’avis de tempête à l’horizon. Une sorte d’acceptation des choses, de l’inattendu, une disposition à être là, juste là.

 

Faire corps avec le présent n’est pas chose aisée – en tout cas pour moi – et les injonctions de la société vous travaillent sans cesse à bas bruit pour que vous deveniez ceci, que vous espériez être cela, et que votre énergie soit tendue vers quelque chose que vous n’avez pas encore atteint. Cet appel à un futur, souvent non réalisable, vous coince dans une forme d’angoisse et vous renvoie à vos incapacités. En vieillissant l’étau se desserre. La vie n’est plus faite de ce que vous n’avez pas encore à faire, mais de ce qui vous est encore permis de faire.

Temps illimité en apparence seulement, en fait temps précieux car la roue tourne. Les horloges dévorent le présent, un présent âpre au goût déjà presque disparu. Mais foin de la nostalgie. Foin des litanies sur les «c’était mieux avant», «ah si vous aviez connu» : oh tous ces vieux de mon enfance qui, au nom de leur âge, me donnaient des leçons sur ce que devait être ma vie en raison de leur âge canonique. Ce n’est pas parce qu’on est vieux qu’on a des leçons à donner. C’est sans doute le contraire. On a encore beaucoup à apprendre. A apprendre à désapprendre justement. Donc pas d’enfouissement paresseux dans son propre passé qui a des airs de contentement de soi-même, signes de pré-gâtisme – mais une élasticité assez conquérante, guerrière et jouisseuse de ce temps qui s’offre à nous et que nous ne partageons pas tous de la même façon.

La lente observation de la respiration du monde

Jeune, je n’ai jamais pensé que je deviendrais vieille. Vieille, je ne passe pas mon temps à récapituler ce que j’ai vécu. La vie n’est pas une sédimentation de nos expériences qui s’agrègent entre elles et qui formeraient une cuirasse censée vous protéger du malheur. Il n’y a aucun mérite à être vieux. Il n’y a pas de grades. Il n’y a pas d’étoiles. C’est juste une chance. Il faut l’attraper comme cette peluche que les petits enfants espèrent décrocher au manège. Vieillir est pourtant synonyme de perte, perte de mémoire, perte de repères, perte de moyens, perte de vue. Vieillir pourtant ce n’est pas courir à sa perte. Ce n’est pas parce qu’on est vieux qu’on est bon à jeter à la benne aux ordures. Vieillir, c’est savoir qu’on est de l’autre côté du monde, pas dans la folle vibration de l’électricité des secondes mais dans la lente observation de la respiration du monde.

Je suis vieille et je vous emmerde. Je les vois qui, dans les entreprises, convoquent les pré-seniors à l’âge de 45 ans en leur expliquant qu’ils ne sont plus assez performants, je les connais ces filles de 30 ans qui rêvent de vite se faire lifter car on leur explique qu’à la commissure de leurs lèvres des petites rides sont déjà apparues. Effacer les signes du temps. Chercher dans le cosmos l’immortalité de nos corps. Envoyer les vieux dans des Ehpad où plus c’est cher moins il y a à bouffer. Invisibilisez-nous. Envoyez-nous loin, le plus loin possible. Oui mais nous, le peuple des vieux, nous commençons à résister. Nous savons aussi dire non. Ce n’est pas parce qu’on a obéi pendant si longtemps silencieusement à vos injonctions funèbres que cela va continuer.

Vieillir, c’est être sauvage, en colère, passionné. Vieillir, ce n’est pas renoncer. Vieillir, ce n’est pas devenir raisonnable. Vieillir, c’est se désencombrer de ce soi qui vous a tant harcelé. Vieillir, c’est ne plus attendre quoi que ce soit de ce que vous n’aimez pas et que vous avez tout de même fait parce que vous vous y sentiez obligé. Gratitude. Oui, gratitude d’être encore là. De sentir le commencement d’une journée et d’y être invitée. Alors je m’élance dans le bleu tendre du petit matin casque sur les oreilles avec Prohibition de et par Brigitte Fontaine : «J’exhibai ma carte Senior/ Sous les yeux goguenards des porcs/ Qui partirent d’un rire obscène/ Vers ma silhouette de sirène/ Je suis vieille et je vous encule/ Avec mon look de libellule/ Je suis vieille et je vais crever/ Un petit détail oublié.»

Tout le monde dort dans le village à l’exception du chat de la voisine, vieux lui aussi, qui me regarde courir lentement. Oui, je cours lentement mais je cours et personne pour se moquer de moi. A l’ombre portée des arbres fruitiers, sur le chemin, je sais quelle heure il est. Je ralentis près de la cabane à outils et cherche l’ombre. Je cours maladroitement mais je cours. Pas question de m’arrêter ni de ralentir. Pas question d’aller plus loin. L’important est de revenir sans avoir le souffle coupé. Conquête de et sur soi-même. Je ressemble à une tortue échouée au milieu de nulle part mais j’ai réussi. J’ai réussi quoi ? A faire la même chose que la veille. Vieillir, c’est un perpétuel devenir. Ce n’est pas l’art d’accommoder ce qui nous reste mais faire circuler autrement ce que nous possédons encore, au-delà même de ce que nous imaginons.

Ce qui importe, c’est la liberté de vivre le présent

Nous, les vieux, nous en avons marre d’être soumis en permanence à l’injonction de pouvoir encore faire, de savoir encore faire. Nous, les vieux, on a le sentiment, voire même la certitude, qu’on décide à notre place de ce que et comment nous devons vivre. Ceux qui ne se prétendent pas vieux ont décidé qu’il n’y avait plus de place. Nous, le peuple invisible, nous avons accepté – jusqu’à aujourd’hui mais les choses sont en train de changer – cette invisibilisation, ce consentement volontaire à ne plus être des sujets à part entière de la société. On nous met loin du cœur des cités pour ne pas déranger, on nous exporte loin du cœur battant parce qu’on pourrait gêner.

Loin, on nous met loin du centre dans tous les sens du terme, loin du centre des décisions, nous ne sommes plus des centres d’intérêt. Allons-nous longtemps nous contenter du monde en solde que les autres, certains autres, veulent nous léguer pour mieux nous reléguer ? Nous prétendons être aussi au centre du monde, au centre de notre monde où nous passons beaucoup de temps à être ce qu’on nomme des aidants. Oui, on ne s’occupe pas que de nous-mêmes, on s’occupe beaucoup des autres puisque nous sommes à la retraite mais pas en retrait du monde et, sans en parler le plus souvent, on vient en aide comme on peut à celles et ceux qui ne sont pas dans la marche triomphante et accélérée du monde tel qu’il va. L’impitoyable aujourd’hui qui nous tolère au mieux, nous stigmatise au pire.

J.-M. Coetzee dans son admirable livre l’Homme ralenti met en scène un homme d’une soixantaine d’années victime d’un accident de vélo qui prend alors conscience de son âge. Avant il n’y pensait jamais. Cette insouciance lui est brutalement enlevée. Son amie Elizabeth Costello, du même âge que lui, mais plus lucide (c’est souvent le cas), lui parle de sa décision intérieure de lâcher prise et de profiter de chaque instant. Elle lui fait comprendre que ce n’est pas le nombre d’années qui importe mais la liberté de vivre le présent. L’âge, en effet, n’est pas seulement une donnée biologique, c’est aussi un sentiment. Il dépend de la classe sociale et du contexte historique. Ainsi, au XIXe siècle, si on était une fille d’un milieu «modeste» et pas mariée à 20 ans, on devenait aux yeux du monde et pour toujours une «vieille fille».

Nous qui avons atteint un âge certain, nous terminons notre existence sans en connaître la fin et n’avons plus tant besoin de donner des preuves. Nous n’avons plus grand-chose à perdre donc nous sommes de bons joueurs, de bons marcheurs des chemins de traverse. L’âge mûr n’est pas une période vouée au déclin que l’on devrait subir le mieux possible mais comme un cycle de liberté et de plaisir où je peux accomplir ce à quoi je n’avais jamais pensé. Il ne faut pas que les non-vieux confondent l’image que la société donne de nous avec ce que nous sommes en notre for intérieur. «Partout c’est la prohibition/ Parole écrit fornication/ Foutre interdit à 60 ans/ Ou scandale et ricanements/ Les malades sont prohibés/ On les jette dans les fossés/ A moins qu’ils n’apportent du blé/ De la tune aux plus fortunés.»

En moi ça craque, les articulations et quelquefois le moral quand je vois que je ne peux faire ce qui me plaît. Par exemple dans cette beauté de la lumière d’été partir en randonnée à vélo. Heureusement mes petits-enfants, aussi prévenants que compatissants, m’ont offert un vélo électrique. Alors je crâne au milieu des vignes. J’ai l’impression – peut-être factice – que le monde s’élargit au lieu de s’amenuiser. Je suis heureuse d’être comme tant de personnes de mon âge ou ayant dépassé mon âge, vieille et en bonne santé. Je ne sais de combien de temps sera le bonus.

J’ai hâte d’encore vieillir. Tant de choses à faire. Et, notamment continuer le combat de notre nouvelle association la Cnav, «Conseil national autoproclamé de la vieillesse», une bande de copines et de copains excédés par la manière dont on nous prend pour des moins que rien, nous qui, à l’aube de notre jeunesse, avons fait 68 contre une société qui donnait toutes les responsabilités aux vieux… Nous préparons des AG, des manifestations, des états généraux. La révolte des vieux ne fait que commencer. «J’ai d’autres projets vous voyez/ Je vais baiser, boire et fumer/ Je vais m’inventer d’autres cieux/ Toujours plus vastes et précieux.»

 
 
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Très bon entretien. Julia de Funès franche, claire et précise comme à l'accoutumée. On pense à la citation de Pascal "Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il nous faut relever et non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser: voilà le principe de la morale." >>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>

 

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