Chanteuse sensible, top-modèle magnétique et ex-première dame engagée, Carla Bruni mène plusieurs vies, toutes intenses. Cette icône du style, amie de la maison Bulgari, nous ouvre les portes de sa villa du cap Nègre pour une rencontre exclusive. Naturelle dans l'incandescence, elle s'est confiée, tout simplement.
Mai 2022. Le Festival de Cannes s'achève. À une centaine de kilomètres de là, au cap Nègre, dans le massif des Maures, Carla Bruni a accepté de nous ouvrir les portes de la villa familiale, sanctuaire ultraprotégé, fière et superbe bastide dissimulée dans les pins maritimes, perchée sur un éperon rocheux et dominant une Méditerranée d'un bleu profond. Un décor de cinéma, un air d'Italie dans cette maison où rien n'a bougé depuis les années 1940, un souhait de Virginio, le frère bien-aimé disparu.
C'est une maison vivante, avec des livres et des jouets. Au bord de l'eau, on croise Valeria, sa sœur réalisatrice, en maillot de bain, ruisselante – elle a nagé –, Marisa, la mère, traverse l'imposant salon en chaussons d'hôtel, tante Gigi prend le frais au bord de la piscine en forme de haricot, Nicolas Sarkozy salue amicalement, et Giulia, leur adorable petite fille, inspecte les portants de vêtements et les joyaux Bulgari que sa mère va choisir pour poser face à l'objectif du photographe Anton Corbijn. Comme toujours, Carla Bruni est d'une humeur exquise. L'élégance personnifiée. Chaleureuse, prévenante, elle fait goûter son vin – le Roseblood du Château d'Estoublon, qui produit également une huile d'olive racée, et dont elle est copropriétaire –, met Bob Dylan sur la platine, et fait visiter sans chichis cette maison quasi historique qui, sous l'ère de la présidence Sarkozy, vit défiler chefs d'État et artistes internationaux.
Carla Bruni, ex-mégamodèle qui a fait sensation l'an dernier sur le podium de Balmain, ex-première dame plus que parfaite, est aujourd'hui une chanteuse qui compte et une songwriter inspirée : son album Quelqu'un m'a dit (dont la chanson-titre est un classique) fête ses 20 ans cette année. On lui fait remarquer que sa vie est un millefeuille de mille vies qui ferait une excellente série sur Netflix : «Ce serait cool et saugrenu», s'amuse-t-elle. Interview.
Madame Figaro. – Qu'évoque pour vous cette maison du cap Nègre, que vous ouvrez exceptionnellement pour nous ? Carla Bruni. – Elle dépasse complètement les vies qui s'y déroulent. La force de cette maison, qui a été bâtie vers 1934, c'est qu'elle est face au vent, dans le ciel, la mer et les arbres. C'est comme un bateau qui doit résister aux intempéries. Elle évoque mon enfance, ma jeunesse, et maintenant mon grand âge. (Elle rit.) Mes parents cherchaient une maison dans le sud de la France, ils l'ont visité en 1958. À l'époque, ils habitaient encore à Turin, il n'y avait pas d'autoroute, ils avaient dû mettre une quinzaine d'heures pour y arriver, cela les a découragés. Ma mère y est retournée et a convaincu mon père de l'acheter. À l'époque, aucun de nous n'était encore né. Nous y allions chaque été, en voiture depuis Turin, début juillet, jusqu'en septembre, où nous retournions à l'école en Italie.
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La maison n'a pas bougé depuis les années 1940. Il y flotte un délicieux parfum vintage de jet-set italienne… Je me souviens que mes parents s'habillaient pour «prendre le vermouth». Les messieurs en veste, les dames très élégantes. Ma mère a gardé tous les vêtements de cette époque, des pièces merveilleuses faites sur mesure par une couturière de Turin. Il y a, par exemple, une jupe longue et un petit bustier extraordinaires : on les laisse au soleil la journée et le soir, ils sont fluorescents ! C'est une époque qui semble bénie, les Trente Glorieuses, tout semblait possible. On était allé sur la Lune, on croyait en la science, et le Concorde volait jusqu'à Rio. Il y avait quelque chose dans l'air. La vie paraissait insouciante, même si mes parents, comme tout le monde, ont connu des drames.
Comment avez-vous trouvé votre place dans une famille à fortes personnalités ? Ma mère, mon père, mon frère et ma sœur, bien sûr, chacun avait une personnalité marquée. J'ai aussi une jeune demi-sœur, Consuelo, la fille de mon père biologique, je suis très proche d'elle, même si nous n'avons pas grandi ensemble. Comme j'étais la dernière, j'étais libre comme l'air. La vraie particularité de ma famille, c'est sa liberté. Ce n'était pas une famille «comme il faut». Mes parents ne se sont jamais pris pour des gens importants, je ne les ai jamais vus se placer dans une situation sociale particulière, alors même qu'ils menaient une vie incroyable – les années 1950 étaient inouïes quand on était privilégiés. En fait, c'étaient des artistes. Ma mère a un grand tempérament, une grande présence, une grande beauté. Et ma sœur : un ouragan. Elle est plus que belle : elle est irrésistible. D'ailleurs, les gens qui en sont amoureux sont pieds et poings liés à elle. Valeria ne supporte aucune convention sociale. Je suis beaucoup plus contenue. Il y a un grand plaisir à être tous ensemble : on se parle, on se dispute, on rit beaucoup. Il n'y a pas grand-chose de refoulé.
Cependant, il existait un secret de famille. Votre père n'était pas votre père biologique… Il y avait un mensonge. J'ai toujours pensé qu'il y avait un mystère autour de ma naissance – mais beaucoup d'enfants qui aiment rêvasser sont comme ça. Mes parents ont très bien porté ce mensonge : ils n'ont pas des tempéraments à culpabilité. Ça n'a pas été dit parce que cela ne se faisait pas à l'époque : c'étaient d'autres années. Rétrospectivement, la découverte de ce mensonge n'a pas été un si grand choc : cela m'a presque soulagée en me confortant qu'il y avait bien quelque chose. J'ai énormément questionné ma mère – la Stasi ! – et j'ai voulu rencontrer ce père tout de suite. Il avait 18 ans quand je suis née. Ma mère, 40, et mon père, celui dont je porte le nom, 55. Voilà l'histoire. J'ai eu trois parents. Je rigole bien quand on blâme les familles homoparentales : une famille, c'est une famille, des parents, ce sont des parents.
Tout cet environnement fait de vous une femme libre au sens le plus noble du terme : vous dépassez les conventions… C'est vraiment une histoire de famille : mes parents étaient comme ça. Et ma sœur est démente : elle adapte les situations à elle-même quand moi, je m'adapte aux situations. Je suis transgressive mais absolument pas provocatrice, même si je déteste le puritanisme, la morale et le jugement. Mais je n'aime pas les ennuis : il y en a déjà bien assez naturellement. Je reste toujours prudente.
Tout cela a fait de vous une première dame absolument impeccable… Là, on parle d'autre chose, d'une chose extrêmement sérieuse, d'un rôle qui a été un plaisir et un honneur. Il n'était même pas question d'envisager un pas de côté. Il y avait la représentation et aussi, l'autre versant, la philanthropie qui était passionnante. J'ai rencontré des gens magnifiques, le plus souvent des anonymes, mais aussi des gens très connus. Cela a été cinq années fantastiques, un moment très réel et très particulier, un moment extraordinaire auprès d'un homme extraordinaire, même si j'étais contente de partir et de retourner à une vie plus tranquille, plus tranquille pour lui aussi…
Avez-vous changé Nicolas Sarkozy ? Ce qui l'a changé, c'est d'avoir été élu. D'avoir eu ce grand honneur. Et c'est sans doute ce qui lui a permis d'aller vers quelqu'un comme moi, quelqu'un qui, contrairement à sa précédente épouse, ne participait pas à la chose politique. Je n'aime pas la politique ou, plus exactement, je ne serais pas capable d'en faire.
Je n'étais pas du tout accomplie au niveau affectif. J'étais réfractaire à l'engagement, par principe
Carla Bruni
Le mariage a-t-il été un accomplissement ? Le fait de me marier a été important. Je n'étais pas du tout accomplie au niveau affectif. J'étais réfractaire à l'engagement, par principe. Peut-être est-ce lié à ma naissance ? J'ai fait de longues analyses qui m'ont changé la vie : aujourd'hui, je ne m'en prends plus qu'à moi-même. La psychanalyse a ceci de bien qu'on cesse de confondre ce qui vient de soi et ce qui vient des autres. Dans un film de Woody Allen, un personnage a cette réplique que j'adore : «Avant ma thérapie, je faisais pipi au lit et j'avais honte. Après quinze ans de thérapie, je fais toujours pipi au lit mais j'en suis fier.» Je ne sais pas si je suis une meilleure personne, mais je suis plus fonctionnelle.
Vous avez fait sensation en défilant l'an dernier pour Balmain. Qu'avez-vous ressenti ? J'étais déstabilisée. En fait, je considère que ce n'est plus de mon âge. Je suis la benjamine dans ma famille, et là, c'est très bizarre de se dire que j'ai l'âge de pouvoir être la mère de tous les autres mannequins. Et, en même temps, la mode reste une famille : j'adore les couturiers, les filles, les coiffeurs, les maquilleurs, les photographes…
Quelle est votre relation avec la beauté ? Je n'ai pas une relation particulière avec la beauté, ni celle qu'on me prête, ni celle des autres. Elle m'intéresse, la beauté sublime peut me fasciner chez Ava Gardner, Monica Vitti ou Romy Schneider, mais je préfère la grâce et le charme. D'ailleurs, je n'ai jamais été attirée par la pure beauté. J'ai une silhouette et un style, peut-être, mais je fais des efforts sans nom pour rester mince : deux heures de sport par jour, de la barre, de l'elliptique, un peu de Pilates. La beauté est aussi une contrainte : «Une heure, une heure seulement, beau et con à la fois !», comme le chantait Brel. (Elle rit.)
La beauté est-elle une arme ? J'ai longtemps été ingrate, droite et maigre, j'avais le sentiment d'être invisible. Je suis devenue une jeune fille tard, à 17 ans. Tout à coup, j'avais un corps et je voyais bien qu'on me regardait différemment à la plage. Ce que j'ai ressenti alors ? Le plaisir de la séduction. Mon oncle me disait toujours : «Tu as vraiment grandi comme une laide ! Le mal que tu te donnes pour plaire !» Je ne m'intéresse pas plus que ça à moi, mais j'aime plaire. Plaire, séduire, sans aucun objectif sexuel, plaire aux gens. Plaire, c'est beaucoup plus intéressant que d'être beau. D'ailleurs, la beauté ne tient pas l'âge, c'est affreux ! Je le vois bien. On est moins résistant, alors que ça devrait être l'inverse. Comme le disait Mae West, vieillir n'est pas fait pour les mauviettes…
Vous avez posté sur Instagram une photo de votre fille – de dos – essayant vos vêtements. Que voulez-vous lui transmettre ? Je crois plus à l'exemple qu'à la transmission. Si on se conduit bien, on devrait normalement avoir des enfants qui se conduisent bien. Les deux qualités que je préfère, ce sont la gentillesse et la générosité. Je suis une maman poule, mais je n'ai pas envie de contrôler mes deux enfants, même si je ne supporterais pas qu'ils soient désagréables ou hautains. J'ai été élevée très librement et c'était une bonne chose, même si mes parents n'étaient pas beaucoup là et m'ont manqué. Je compense en étant très proche de mes enfants, je suis autant présente que je le peux. Je suis là pour les accompagner et les rendre plus forts.
Carla Bruni et son fils Aurélien reprennent "Stand by Me" en duo
On a l'impression que vous vivez vos meilleures années. Je touche du bois. Scaramanzia, comme on dit en Italie…