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Jeune moine zen ordonné au Japon sous le nom de Tozan, Clément Sans nous raconte chaque mois son quotidien. Aujourd’hui, il fait le bilan de ses deux années passées au temple Antai-ji, avant de quitter les montagnes pour rejoindre Kyoto.

Publié le 21 juin 2022 à 09h00 

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Le 15 septembre 2021, Clément Sans est devenu moine zen, ordonné sous le nom de Tozan (« la montagne des pêches »). Chaque mois, il nous envoie une lettre qui nous fait partager ses réflexions et son quotidien singulier et presque hors du temps, rythmé par les longues heures de méditation, les travaux des champs et la lecture des textes sacrés. Mais cette lettre du mois de juin prend une tonalité particulière, puisqu’elle relate les derniers jours passés par le jeune Français au temple Antai-ji, dans les montagnes du nord de l’île Honshu. Après deux ans en son sein, il rejoint Kyoto, où il intégrera cet été un nouveau temple.

Lettre de juin 2022. Le printemps touche à sa fin, et le soleil presque constant aura permis une excellente croissance des jeunes pousses de riz. Doucement, notre petit temple entre dans tsuyu, la « saison des pluies », cette côte qui borde la mer du Japon étant particulièrement humide. Afin de lutter contre la moisissure de ces grands bâtiments faits de bois, de paille et de papier, il est désormais obligatoire de laver tous les trois jours l’intérieur des étagères et des réserves contenant la nourriture

De gros piments secs ont été entreposés dans les sacs de riz pour éviter aux insectes d’y pondre des œufs, les pièces contenant le linge et les futons sont chaque jour aérées. Les engawa intérieurs, ces longues galeries qui entourent le temple en assurant une transition vers l’extérieur, sont constamment laissés ouverts, permettant à l’air de circuler au mieux. Bientôt, peut-être, les typhons arriveront, et avec eux l’inquiétude de voir les légumes d’été se briser sous la force du vent.

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Alors que les derniers novices à avoir rejoint la communauté semblent petit à petit s’habituer à la vie du temple, il est temps pour moi de quitter définitivement les montagnes. Dans quelques jours, je ne serai plus là.

Ne pas prendre le zen trop au sérieux

Tant de choses se sont passées depuis mon départ de France, il y a déjà quatre ans. Jamais je n’aurais cru devenir moine zen, et encore moins ici, au Japon, alors que des lieux de pratique sérieux existent partout en France. Bouddha ne parlait pas japonais, et il n’était peut-être pas nécessaire de traverser le monde pour s’asseoir sur un coussin. La vie en a visiblement décidé autrement.

Aujourd’hui je le sais, je suis venu au zen par égoïsme

Il est difficile de résumer ces trop brèves années de pratique ici. Lorsque je suis arrivé, j’avais peu d’expérience et beaucoup de certitudes. Mes idées sur le zen étaient globalement arrêtées, et j’avais une image plutôt nette de ce qu’aurait dû être la pratique religieuse. Mais avec les milliers d’heures de méditation, la discipline monacale et les liturgies quotidiennes, j’ai appris à ne plus prendre le zen trop au sérieux.

Au temple, finalement, je n’ai rien fait de bien exceptionnel. Je me suis levé chaque matin pour m’asseoir en zazen. J’ai mangé, étudié, nettoyé le sol, travaillé. Certes, j’ai appris à gérer des rizières, à couper des arbres, à cuisiner. Ma vie est peut-être plus harmonieuse, plus sereine. Mais rien de miraculeux n’est arrivé. J’ai simplement trouvé dans la pratique ce qu’il y avait déjà en moi-même, un petit « moi » ordinaire et souvent bien ridicule.

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Aujourd’hui je le sais, je suis venu au zen par égoïsme. Dans notre tradition, il est courant de dire que les moines entrent dans le bouddhisme pour de mauvaises raisons, des motifs illusoires. Quand bien même engagés dans la pratique, nous nous trompons souvent nous-mêmes, nous esquivons les réelles motivations qui nous poussent à continuer la vie spirituelle.

Zen et vie de famille

Les gens aiment les belles histoires, et imaginent les moines zen comme des êtres paisibles sortis des tensions intérieures. Plutôt que de l’impossibilité de se concentrer chaque jour durant zazen, on préférera parler d’un poème elliptique de Ryokan ou de Basho. Plutôt que les doutes sur sa propre foi ou les échecs qui ponctuent la vie religieuse, on évoquera les vertus de compassion et d’amour du bouddhisme, termes dont la large définition permettra de masquer ses propres insuffisances. Chacun aura sa théorie sur le vrai zen, le juste détachement, ce qui importe ou non de faire durant la méditation.

Le travail du moine, c’est apprendre à jouir du caractère dérisoire de la vie

Tant de parades et de belles histoires. Mais le zen, je crois, commence lorsque l’on arrête de raconter des histoires. Voir les choses simplement comme elles sont, tout en restant clair avec soi-même. C’est sans doute cela, le travail du moine. Apprendre à jouir du caractère dérisoire de la vie. C’est quelque chose que nous devons répéter chaque jour, comme un retour permanent à soi, à sa propre banalité. De cette sincérité, peut-être, découlera quelque chose.

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On m’a demandé si j’avais décidé de quitter le temple pour retrouver une vie plus simple ou confortable, par facilité ou par paresse. Mais, en tant que moine, il aurait été bien plus aisé pour moi de rester dans les montagnes, coincé dans une belle histoire que j’aurais pu montrer au monde, sans jamais remettre en question mon rapport intime à la pratique.

En japonais, l’idéogramme de la sincérité, makoto, est composé de deux éléments signifiant la parole et l’idée du devenir. Etre sincère, c’est d’abord faire advenir les mots, mettre en acte les promesses. Ne pas trop en dire, et faire ce qu’il faut.

Grâce à mon maître et à des amis moines, on m’a orienté vers un petit temple zen de Kyoto, situé au sud de la ville. Là-bas, je pourrai continuer à pratiquer le zen, participer aux cérémonies, tout en ayant une vie familiale équilibrée. Je rejoindrai alors le zen comme il se trouve partout au Japon, intégré dans une vie paroissiale, animé par des pratiquants laïques, bien loin de cet isolement des montagnes pourtant nécessaire à la pratique exclusive.

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