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PSYCHOLOGIE - S’ils dépendent des objectifs de chacun, les regrets exprimés au soir de sa vie seraient toujours un peu les mêmes.

«Quand on est soignant, on est souvent amené à accueillir des personnes qui expriment le sentiment douloureux d’avoir “raté” leur vie. Un divorce, un échec professionnel, une brouille irréconciliable avec ses enfants… Le motif varie, mais le verdict est toujours le même: “Docteur, j’ai raté ma vie”», racontait le médecin et romancier Baptiste Beaulieu sur France Inter, le 10 décembre 2018. Peut-on vraiment rater sa vie? Qu’est-ce qui peut nous amener, un jour, à porter sur nous-mêmes ce jugement si définitif et dénué d’espoir?

 

Rater, c’est échouer à atteindre le but que l’on s’était fixé. Le sentiment de «ratage» est donc subjectif: il dépend des objectifs de chacun, des critères qui constituent à nos yeux la réussite d’une existence. Pourtant, au soir d’une vie, les regrets exprimés seraient toujours un peu les mêmes, assure l’Américaine Bronnie Ware, infirmière en soins palliatifs, qui a recueilli les confidences de ses patients sur ce sujet délicat lors de leurs dernières semaines de vie. «Avoir vécu ma vie selon les attentes des autres et non selon les miennes» serait ainsi le regret le plus exprimé, devant «avoir trop travaillé et ne pas avoir vu grandir mes enfants» (surtout pour les hommes) ou encore «ne pas avoir osé exprimer mes sentiments par peur du conflit».«La plupart des gens n’ont pas réalisé la moitié de leurs rêves et doivent mourir en ayant conscience que cela est dû aux choix qu’ils ont faits ou qu’ils n’ont pas faits», conclut ainsi l’infirmière dans Les Cinq Regrets des personnes en fin de vie (Tredaniel, 2020).

Un Français sur deux estime aujourd’hui que le succès se mesure davantage à la qualité de sa vie personnelle (famille, couple…) qu’à sa carrière ou à son salaire, selon une enquête Harris Interactive pour Milleis Banque («Réussir aujourd’hui», 2019). Et 39 % jugent aussi que le succès repose sur le fait «d’avoir de vrais amis», selon une étude Ifop/Pèlerin («Les critères d’une vie réussie», 2016). Dans nos sociétés modernes, la réussite d’une vie serait liée avant tout aux liens que nous créons avec les autres, à la possibilité de transmettre ou de s’investir dans un projet collectif.

Elle dépend aussi des moyens que nous nous donnons pour vivre en accord avec nous-mêmes et exprimer tous nos potentiels… «Dire qu’on a raté sa vie me semble un peu radical, mais c’est vrai qu’il peut y avoir une souffrance du non-réalisé, qu’il faut interroger pour pouvoir avancer», analyse le coach Stéphane Dieutre, fondateur de l’Institut Aristote et auteur du livre Et maintenant, que vais-je faire? (Alisio, 2021). «Ce qui nous rend heureux, c’est de déployer notre nature profonde avec une certaine exigence, de trouver notre raison de vivre, notre vocation, “là où nos talents et les besoins du monde se rencontrent”, comme le disait Aristote. La réussite d’une vie passe par une dynamique d’accomplissement, et pour cela, il n’est jamais trop tard», assure le spécialiste, qui a lui-même trouvé sa vocation profonde alors qu’il avait largement dépassé la quarantaine.

La réussite d’une vie passe par une dynamique d’accomplissement, et pour cela il n’est jamais trop tard

Stéphane Dieutre, fondateur de l’Institut Aristote

La vie prend parfois des détours, qui ne sont pas forcément des échecs mais des occasions de mûrir et de se rapprocher au plus près de ses désirs… Elle est faite aussi de choix et de renoncements, les ambitions de vie pouvant ne pas s’accorder les unes avec les autres (une vie faite de voyages et d’aventures peut par exemple peiner à s’accorder avec le fait d’avoir une famille nombreuse).

Injonctions et comparaisons

Bien sûr, il peut exister des regrets plus lancinants que d’autres, comme ne pas avoir eu d’enfants. Mais il est aussi possible de trouver d’autres moyens d’avoir une vie féconde, de réaliser son besoin de transmettre, de prendre soin de quelqu’un. Le sentiment de rater sa vie est parfois lié à des injonctions - héritées inconsciemment de nos parents, de notre milieu social… - ou bien à cette habitude que nous avons souvent de nous comparer aux autres, exacerbée par les réseaux sociaux. «Il existe un modèle traditionnel de réussite, qui s’évalue par rapport aux autres, grâce à des réalisations extérieures (honneurs, statut, richesse…), mais il existe aussi un autre modèle, plus fréquent chez les jeunes générations, qui s’évalue avant tout par rapport à soi-même, au sentiment d’accomplissement que l’on peut ressentir. Dans ce deuxième modèle, on peut se réjouir du succès des autres car la réussite est liée à la singularité de chacun», analyse Stéphane Dieutre.

Pour éviter d’avoir des regrets au soir de sa vie, il faudrait finalement s’accorder le droit de ne pas être toujours performant, d’essayer, de chercher ce qui nous rend vraiment heureux, sans trop tenir compte du regard des autres, sans nous laisser paralyser par la peur d’échouer… «Paradoxalement, c’est souvent cette peur de rater qui peut nous éloigner de nos aspirations profondes, et donc nous empêcher de réussir», conclut Stéphane Dieutre.