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Les groupes messianiques juifs consolident leur présence sur l’esplanade des Mosquées, avec l’appui tacite du pouvoir israélien.

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Publié le 28 mai 2022 à 13h00, mis à jour hier à 05h48

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Ce matin-là, une douzaine de fidèles juifs patientent autour d’un buffet de snacks et de jus de fruits : ils attendent leur tour pour « monter » sur l’esplanade des Mosquées. Eux la révèrent comme le mont du Temple, le lieu le plus sacré du judaïsme. Selon la tradition, c’est là qu’auraient été édifiés les deux premiers temples de Jérusalem, sous les rois Salomon puis Hérode. Juste à côté du buffet, une maquette reproduit ce à quoi devrait ressembler le troisième – un bâtiment rectangulaire blanc, à la façade ornée de colonnes, précédé d’une large cour.

La petite troupe est guidée par le rabbin Tzvi Tal, moustache blanche et bob beige. Tous les gardes israéliens le connaissent ; quatre ans qu’il vient depuis la colonie d’Ofra, en Cisjordanie occupée, une fois par semaine, après s’être trempé dans un bain rituel. Au bout d’une dizaine de minutes, le groupe a le feu vert. Les fidèles juifs pénètrent sur l’esplanade des Mosquées escortés par des policiers en armes, sous le regard inquiet des gardiens musulmans.

Depuis la conquête israélienne de Jérusalem-Est en 1967, l’Etat hébreu se considère ici souverain, sans que cela soit reconnu par la communauté internationale. En pratique, l’esplanade des Mosquées, troisième lieu saint de l’islam, est administrée par une fondation pieuse jordanienne, le Waqf. Les Israéliens ont officiellement conservé le statu quo historique de l’ère ottomane : seuls les musulmans ont le droit d’y prier. Au milieu, le dôme du Rocher, dont la coupole dorée surplombe la Vieille Ville depuis treize siècles, abrite le « Rocher de la fondation ». Les musulmans pensent que d’ici Mahomet s’est élevé au ciel. Les juifs, eux, y voient le mont Moriah, sur lequel Abraham projetait de sacrifier son fils Isaac à Dieu. C’est là que certains, dont Tzvi Tal, espèrent reconstruire le troisième temple.

« On est sur la bonne voie »

« C’est la première fois que l’Etat d’Israël est ouvert pour les juifs. C’est le moment », juge ce rabbin orthodoxe de 65 ans. Lui fait mine de croire qu’un partage de l’esplanade entre juifs et musulmans est possible. « La mosquée Al-Aqsa n’est pas dans l’enceinte du Temple, elle peut rester », dit-il. L’histoire prouve le contraire. En octobre 1990, dix-sept Palestiniens ont été tués dans la répression, par la police israélienne, d’une manifestation générée par des rumeurs de reconstruction du Temple. En septembre 1996, 80 personnes, en majorité des Palestiniens, ont péri dans des affrontements après l’ouverture d’un tunnel sous l’esplanade. L’endroit est un baril de poudre et les zélateurs du Troisième temple s’y promènent avec une allumette.

Si la reconstruction du Temple advenait, elle se ferait là où est érigé le dôme du Rocher. Mi-mai, le groupe suprémaciste juif Lehava a fait circuler un grossier photomontage. Une pelleteuse y menace la coupole dorée du sanctuaire, avec cette légende : « Le jour de Jérusalem, qui tombe le 29 mai, est la date à laquelle débutera la démolition du dôme du Rocher. » Dimanche, la Ville sainte, déjà largement sous tension, accueillera une marche de nationalistes israéliens célébrant la conquête de Jérusalem-Est en juin 1967, un moment traditionnellement propice aux débordements racistes antipalestiniens. En 2021, bien qu’annulée in extremis, elle a été l’un des éléments déclencheurs de la guerre de Gaza.

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Sur l’esplanade, le groupe de fidèles juifs poursuit la visite. Il s’arrête pour prier sous l’œil blasé d’un policier druze, puis l’un d’eux commente un texte sacré, dans un hébreu au fort accent américain. « On est sur la bonne voie, on a changé l’ambiance », glisse Tzvi Tal dans un sourire. Attablée à un café de Jérusalem, Sophie, une Franco-Israélienne de 39 ans, qui préfère ne pas donner son nom, confirme le diagnostic, chiffres à l’appui : « En 2010, un peu moins de 6 000 juifs étaient montés. De septembre à aujourd’hui, on est déjà 30 000. »

Mise en garde

Le sujet ne fait pourtant pas l’unanimité parmi les rabbins : la majorité d’entre eux, à commencer par le Grand Rabbinat d’Israël, estiment que tant que le Temple n’a pas été reconstruit, il est interdit aux juifs de « monter », notamment pour éviter de pénétrer dans le « saint des saints » par erreur. « Mais on sait où c’est ! », martèle Sophie, cheveux noirs attachés et longue jupe blanche. Son organisation, baptisée « Beyadenou » – « entre nos mains » en hébreu, une allusion à la célèbre phrase du général Motta Gur, en juin 1967 : « Le mont du Temple est entre nos mains » –, travaille à renforcer la présence des juifs sur l’esplanade des Mosquées.

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Jeudi 26 mai, un tribunal israélien a renversé un jugement qui autorisait des prières juives sur l’esplanade des Mosquées. La précédente décision, célébrée comme une victoire par le mouvement du Temple, avait été condamnée par les Palestiniens et la Jordanie. Cette dernière a mis en garde Israël contre l’érosion continue du statu quo sur le lieu saint. « Le sacro-saint statu quo ! », se moque Yehuda Glick, ancien député israélien du Likoud. « Cinquante-cinq ans après la réunification de Jérusalem, qu’avons-nous fait de ce magnifique cadeau accordé par Dieu ? On a négligé ce lieu », martèle ce natif de Brooklyn, avec des accents prophétiques.

Figure du mouvement du Troisième Temple, un temps qualifié d’« homme le plus dangereux du Moyen-Orient », le rabbin à la barbe rousse a mené d’innombrables batailles judiciaires et une brève grève de la faim pour faire valoir sa « liberté de culte ». Son organisation, la Shalom Jerusalem Foundation, vit de donations privées de contributeurs juifs et chrétiens évangéliques – certains considèrent que la reconstruction du Temple préfigure le retour de Jésus-Christ.

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« Le sionisme est un mouvement qui a dit : “Nous ne pouvons pas attendre, nous devons établir l’Etat juif”, détaille M. Glick. La reconstruction du Temple, c’est la nouvelle génération du sionisme. Nous sommes là pour continuer le projet de Dieu. » Ce messianisme religieux entre en résonance avec les franges nationalistes de la société israélienne. Leur projet politique s’inscrit dans une sorte de continuité : d’abord la création d’Israël en 1948, puis la conquête des territoires palestiniens en 1967, pour arriver à la réappropriation du mont du Temple, toujours en cours – et, in fine, la reconstruction du Temple.

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Inquiétude des Palestiniens

Ces dernières années, « il y a une institutionnalisation du mouvement, certains de ses membres sont entrés à la Knesset », souligne Ron Naiweld, chercheur au CNRS. L’ancien gouvernement de premier ministre Benyamin Nétanyahou a encouragé la police à assouplir les règles face aux activistes du Temple, auparavant considérés comme extrémistes. Ils disposent aujourd’hui de relais à la sécurité intérieure ou à la commission sur l’éducation à la Knesset, souligne Aviv Tatarsky, de l’ONG israélienne Ir Amim.

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Dans l’opinion publique aussi, le regard change. Un large pan de la société israélienne soutient les visites des juifs sur l’esplanade des Mosquées et, ces dix dernières années, ils sont de plus en plus nombreux, même chez les laïques, à ne pas s’offusquer que des prières juives s’y déroulent. Le soutien au troisième temple reste largement minoritaire mais, si cela venait à se concrétiser, « il y a suffisamment de gens qui soutiendraient le projet et il n’y aurait pas assez de monde pour monter aux barricades et résister », juge Ron Naiweld.

D’où l’inquiétude qui monte parmi les Palestiniens, à raison, précise le chercheur : « La menace n’est pas imminente mais elle n’est pas à négliger. » Pour Aviv Tatarsky, la montée en puissance du mouvement du Temple coïncide avec les violents affrontements entre la police et les fidèles musulmans. « Ce ne sont pas des visites innocentes, explique-t-il. L’Autorité palestinienne est si faible, la Jordanie n’est pas capable d’arrêter ces politiques israéliennes très agressives (…) Mais les Palestiniens de Jérusalem-Est, qu’on les soutienne ou non, disposent d’un pouvoir aussi. Ils manifestent, résistent et sont capables d’obtenir des résultats, malgré toute la puissance d’Israël. »

 

 

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