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I
1Les études d’Émile Benveniste réunies dans les deux volumes des Problèmes de linguistique générale (1966 et 1974) sont caractérisées par une approche à la fois purement linguistique — et ceci au sens le plus technique du terme — et distinctement philosophique des questions traitées. Par « philosophique » nous n’entendons pas l’élaboration d’un système spéculatif cohérent mais plutôt la mise en lumière, dans l’analyse des faits linguistiques, de leurs implications les plus générales concernant la nature du langage, sa place dans l’ensemble des activités humaines, et avant tout le rôle de la subjectivité humaine dans l’exercice de la parole. Il y a, chez Benveniste, une extrême sensibilité à la dimension philosophique des problèmes du langage, même si celle-ci n’est jamais abordée chez lui en référence explicite à la tradition de la métaphysique du langage, telle qu’elle s’est développée dans la pensée occidentale depuis Platon jusqu’à Heidegger, en passant par la scolastique médiévale, puis par Hamann, Herder et le romantisme allemand. Une exception notable est représentée par la philosophie analytique et en particulier par J.L. Austin et l’école d’Oxford, à laquelle Benveniste a consacré une remarquable étude, centrée sur la question des énoncés « performatifs » [1][1]« La philosophie analytique et le langage » (Problèmes de….
Mais cet intérêt pour la philosophie analytique est dû, selon Benveniste lui-même, au fait que celle-ci échappe à la « métaphysique », pour laquelle les linguistes ressentiraient une « aversion » qui « procède avant tout d’une conscience toujours plus vive de la spécificité formelle des faits linguistiques, à laquelle les philosophes ne sont pas assez sensibles » [2][2]I, 267..
2Si les analyses linguistiques de Benveniste le mènent néanmoins si près de la philosophie, c’est en raison de la place centrale qu’occupe chez lui le problème de la signification [3][3]Voir à ce propos le texte fondateur de Julia KRISTEVA, « La….
Partant de la définition du signe linguistique chez Saussure comme l’articulation d’un signifiant et d’un signifié, Benveniste avait remarqué très tôt, dans son étude de 1939 sur la « Nature du signe linguistique » [4][4]I, 49-55., que cette conception du signe comme association d’une image acoustique et d’un concept ne tient pas compte du rapport du langage à la réalité extérieure, c’est-à-dire à ce qu’il appellera plus tard son « référent » [5][5]II, 226..
Dans son article de 1939, Benveniste défend encore l’idée selon laquelle la fameuse formule de Saussure sur l’« arbitraire du signe » ne concerne en vérité que la relation entre le signe et l’objet extérieur qu’il désigne, mais non pas la relation entre le signifiant (l’image acoustique) et le signifié (le concept), qui est entièrement nécessaire à l’intérieur du système du langage, où « toutes les valeurs sont d’opposition et ne se définissent que par la différence » [6][6]I, 54.. Vingt-sept ans plus tard, dans son étude sur « La forme et le sens dans le langage » [7][7]II, 215-229.,
Benveniste reviendra sur le problème de la signification, en le faisant porter cette fois, par-delà l’opposition saussurienne du signifiant et du signifié, à une tentative de compréhension générale de l’« être même du langage » [8][8]II, 217.. En parlant ici de son objet en termes d’ontologie, Benveniste est sans nul doute beaucoup plus près d’une métaphysique du langage qu’il n’aimerait en convenir. Or, l’essence du langage, nous dit-il ici, est précisément de signifier : « tel est son caractère primordial, sa vocation originelle qui transcende et explique toutes les fonctions qu’il assure dans le milieu humain » [9][9]Ibid.. Sa fonction ne se limite pas à la communication, car « bien avant de communiquer, le langage sert à vivre » [10][10]Ibid.. Par essence même, le langage est porteur de signification, et c’est pourquoi il représente le médium à travers lequel l’homme donne un sens au monde.
Mais, pour Benveniste, le langage n’est pas pour l’homme un moyen parmi d’autres de doter de signification la réalité qui l’entoure; il est la signification même, et il n’y a pas d’autre possibilité de signifier qu’à travers le langage. « Le langage est l’activité signifiante par excellence, écrit-il, l’image même de ce que peut être la signification » [11][11]II, 218.. C’est pourquoi la question de l’origine du langage, qui avait tant préoccupé les philosophes du XVIIIe siècle, n’a pour lui aucun sens : le langage est aussi ancien, ou aussi primordial, que la signification elle-même, et l’on ne saurait imaginer un homme qui ne posséderait pas la faculté fondamentale de donner un sens aux choses, c’est-à-dire de parler : « Nous n’atteignons jamais l’homme séparé du langage et nous ne le voyons jamais l’inventant. [...] C’est un homme parlant que nous trouvons dans le monde, un homme parlant à un autre homme, et le langage enseigne la définition même de l’homme » [12][12]I, 259..
3Pour désigner cette propriété de signifier inhérente au langage humain, Benveniste a forgé le concept de signifiance. Dans son étude sur la « Sémiologie de la langue » (1969), il précise cependant que la signifiance définit non seulement le langage humain, mais tout système de signes (écriture, signalisation routière, signes monétaires, signes esthétiques, codes sociaux, etc.). La question est alors de savoir pourquoi le langage humain occuperait une place si spéciale parmi l’ensemble des systèmes de signes. La raison se trouve dans la distinction qu’établit Benveniste entre « système interprétant » et « systèmes interprétés ».
Or, la langue est le système interprétant de tous les autres systèmes sémiotiques, et ceci parce qu’elle seule est capable, non seulement d’articuler tous les autres systèmes de signes, mais aussi de se catégoriser et de s’interpréter elle-même. Or, cette capacité autoréflexive de la langue, qui fait d’elle la « grande matrice sémiotique » [13][13]II, 63., provient du fait qu’elle seule, parmi tous les systèmes de signes, est investie d’une double signifiance : l’une, qui est propre au signe linguistique et au système dont il fait partie, et que Benveniste dénomme le mode sémiotique de la signifiance; l’autre, qui appartient au mode du discours, c’est-à-dire de l’appropriation subjective du langage par le locuteur, et qui institue le mode sémantique de la signifiance. Ce deuxième niveau d’énonciation représente la dimension autoréflexive du langage, elle permet, dit Benveniste, « de tenir des propos signifiants sur la signifiance » [14][14]II, 65.. C’est cette dimension métalinguistique qui confère à la langue son statut privilégié parmi l’ensemble des systèmes de signes.
4Ce qui est essentiel, ici, c’est que cette faculté que possède la langue d’exprimer, pour ainsi dire, la signifiance de la signifiance, est fondamentalement liée à l’exercice du discours, c’est-à-dire à la présence de la subjectivité au cœur de la parole. C’est donc bien la subjectivité humaine qui confère à la langue sa prééminence par rapport à tous les autres systèmes sémiotiques. D’où l’importance centrale, dans la théorie linguistique de Benveniste, de la distinction entre sémiotique et sémantique. Il s’agit là d’une généralisation, à l’échelle d’une théorie d’ensemble de la langue, de la distinction opérée, en 1959 dans l’étude sur « Les relations de temps dans le verbe français », entre les deux plans d’énonciation de l’histoire et du discours [15][15]I, 238 sq.. Mais dans deux articles un peu antérieurs, « La nature des pronoms » (1956) et « De la subjectivité dans le langage » (1958), Benveniste avait déjà posé l’opposition, si centrale dans sa pensée, entre le système de la langue et son appropriation subjective par le locuteur. La langue en tant que telle, c’est-à-dire comme système de signes, forme un monde clos, où les signes se définissent les uns par rapport aux autres, sans que soit posée la question de la relation du signe avec les choses dénotées, ni celle, plus générale encore, des rapports entre la langue et le monde.
La critique de Benveniste à l’égard de Saussure porte justement sur le fait que celui-ci ne distingue pas nettement entre le signifié (qui est une des faces du signe) et le référent, indépendant du sens, et « qui est l’objet particulier auquel le mot correspond dans le concret de la circonstance ou de l’usage » [16][16]II, 226.. C’est la raison pour laquelle le système de la langue, dont l’essence est de signifier, ne permet pas, en tant que tel, de communiquer. Car la communication n’implique pas seulement la présence d’un locuteur et d’un auditeur, mais également celle d’un « état de choses » (ou d’un « contexte », selon la terminologie de Roman Jakobson) auquel le discours se réfère.
Par opposition au signe, unité sémiotique, qui renvoie toujours à d’autres signes, le mot, unité sémantique, puis la phrase, organisation sémantique plus complexe, se réfèrent toujours à un certain état de la réalité. Or, celle-ci étant, par définition même, toujours changeante, chaque phrase apporte quelque chose de nouveau : « la phrase est chaque fois un événement différent; elle n’existe que dans l’instant où elle est proférée et s’efface aussitôt; c’est un événement évanouissant » [17][17]II, 227..
Il est clair, de ce point de vue, que la distinction du sémiotique et du sémantique n’est pas seulement, pour Benveniste, d’ordre linguistique ; en vérité, elle renvoie à « deux facultés distinctes de l’esprit » : l’appréhension des signes exige la reconnaissance d’unités toujours identiques à elles-mêmes, c’est-à-dire l’identification du déjà connu, alors que l’intelligence du sens d’une énonciation implique l’aptitude à comprendre l’émergence du nouveau — car chaque énonciation se réfère à une situation inédite, « que nous ne pouvons jamais ni prévoir ni deviner » [18][18]Ibid.. Cette distinction met en lumière les implications proprement philosophiques de l’opposition du sémiotique et du sémantique. Benveniste lui-même déclare à ce propos qu’il s’agit pour lui « de partir de la langue et d’essayer d’aller jusqu’aux fondements qu’elle permet d’entrevoir » [19][19]II, 233.. Paul Ricœur, de son côté, affirme que « la distinction du sémiotique et du sémantique est d’une fécondité philosophique considérable », et ceci dans la mesure où le concept de sémantique « permet de rétablir une série de médiations entre le monde clos des signes, dans une sémiotique, et la prise que notre langage a sur le réel en tant que sémantique » [20][20]II, 236.. Mais la distinction entre reconnaître et comprendre a également une importance considérable pour la théorie de la connaissance. Elle renvoie à la différence entre deux attitudes cognitives fondamentales, l’une tournée vers le passé, l’autre vers l’avenir : l’identification intellectuelle d’éléments déjà connus d’un côté, la découverte de réalités nouvelles de l’autre.
II
5Du sémiotique au sémantique,
il y a donc un changement radical de perspective : « Le sémiotique se caractérise comme une propriété de la langue, le sémantique résulte d’une activité du locuteur qui met en action la langue » [21][21]II, 225.. Au centre de la théorie du langage de Benveniste se trouve cet acte individuel par lequel le sujet parlant mobilise la langue pour son propre compte et en assume les catégories dans une « instance de discours ». En effet, la langue se présente, en tant que telle, comme un système d’éléments linguistiques — traits distinctifs, phonèmes, signes — et de règles (phonétiques, morphologiques, syntaxiques) qui commandent leur agencement. Mais ce système purement formel reste, en quelque sorte, virtuel, tant qu’un locuteur ne l’a pas actualisé dans un acte individuel d’appropriation, que Benveniste désigne par le terme d’énonciation. L’énonciation, qui est l’acte même de produire un énoncé, accomplit ce que Benveniste qualifie de « conversion du langage en discours » [22][22]I, 254.. Ce qui commande cette conversion, c’est la situation, chaque fois nouvelle et chaque fois unique, dans laquelle se trouve le locuteur, son hic et nunc spécifique, point de référence d’où son discours tire son sens, et qui le rend intelligible à autrui. Cet acte individuel d’appropriation de la langue constitue la première marque formelle de toute énonciation. La deuxième marque réside dans le fait que l’énonciation se produit nécessairement dans une situation d’intersubjectivité. Parler, c’est toujours, explicitement ou implicitement, s’adresser à quelqu’un : « Immédiatement, dès qu’il se déclare locuteur et assume la langue, [le sujet] implante l’autre en face de lui » [23][23]II, 82.. C’est à cette structure fondamentalement dialogale du discours et à l’analyse de ses implications linguistiques que Benveniste a consacré l’essentiel de sa réflexion sur la nature de l’énonciation, c’est-à-dire sur la dimension subjective du langage humain. C’est ici aussi qu’il se trouve le plus près de la conception dialogale du langage développée, au XXe siècle, par des philosophes tels que Martin Buber, Franz Rosenzweig ou Emmanuel Lévinas, ou par un théoricien de la littérature tel que Mikhaïl Bakhtine. En partant, comme nous l’avons vu, de considérations purement linguistiques, Benveniste prend place ainsi, probablement à son insu, dans un courant de la philosophie du XXe siècle qui, à l’opposé de la philosophie analytique et du positivisme logique, met l’accent sur le rôle prédominant de la subjectivité dans le langage.
6Il convient de remarquer à ce propos que le troisième caractère formel de toute énonciation, tel que Benveniste la définit, à savoir la référence à la réalité (extérieure ou intérieure), doit être compris lui aussi sur l’horizon de l’intersubjectivité, dans la mesure où l’identification de la portion de réalité à laquelle l’énonciation renvoie doit faire l’objet d’un accord entre les deux locuteurs, et ceci « dans le consensus pragmatique qui fait de chaque locuteur un colocuteur » [24][24]II, 82.. Ce caractère nécessairement dialogal de l’énonciation est parfaitement mis en évidence dans le passage suivant, tiré de l’étude sur « L’appareil formel de l’énonciation » (1970) : « Ce qui en général caractérise l’énonciation est l’accentuation de la relation discursive au partenaire, que celui-ci soit réel ou imaginé, individuel ou collectif. Cette caractéristique pose par nécessité ce qu’on peut appeler le cadre figuratif de l’énonciation. Comme forme de discours, l’énonciation pose deux “figures” également nécessaires, l’une source, l’autre but de l’énonciation. C’est la structure du dialogue. Deux figures en position de partenaires sont alternativement protagonistes de l’énonciation. Ce cadre est donné nécessairement avec la définition de l’énonciation » [25][25]II, 85..
7Benveniste a consacré à l’analyse des structures linguistiques de l’énonciation trois études fondamentales : « Structure des relations de personne dans le verbe » (1946), « La nature des pronoms » (1956) et « De la subjectivité dans le langage » (1958). Dès son étude de 1946, Benveniste pose les fondements de sa théorie des pronoms personnels, laquelle forme le cœur de sa linguistique de l’énonciation. Contrairement au paradigme classique où les trois personnes Je-Tu-Il/Elle sont naturellement situées sur le même plan, comme si cette classification était « inscrite dans l’ordre des choses » [26][26]I, 225., Benveniste, qui dénonce « le caractère sommaire et non linguistique » de cette « pseudo-théorie » [27][27]Ibid., entreprend de rechercher « comment chaque personne s’oppose à l’ensemble des autres ». C’est à partir de ce point de vue rigoureusement structuraliste que Benveniste parviendra, paradoxalement, à briser la clôture du système des signes et à l’ouvrir vers la réalité du monde et d’autrui. S’appuyant sur la nomenclature des grammairiens arabes qui définissent la première personne comme « celui qui parle », la deuxième comme « celui à qui on s’adresse », par opposition à la troisième personne, qui renvoie à « celui qui est absent » (de façon analogue, l’hébreu distingue entre le discours adressé à une deuxième personne, qualifié de « langage de la présence », et le discours se référant à une troisième personne, appelé « langage de l’absence »), Benveniste oppose radicalement les deux premières personnes, nécessairement posées à partir du Je, « qui désigne celui qui parle et implique en même temps un énoncé sur le compte de Je », à la troisième qui, étant exclue de la relation personnelle Je-Tu, a pour fonction véritable d’exprimer la non-personne [28][28]I, 228.. La relation Je-Tu, qui fonde l’exercice même de la parole, n’exprime pas seulement la présence de la subjectivité dans le langage, comme si celle-ci possédait par elle-même une réalité psychologique indépendante qui se manifesterait, entre autres, à travers la parole. En vérité, pour Benveniste, c’est la relation linguistique Je-Tu qui instaure la possibilité même de toute subjectivité. Celle-ci, écrira Benveniste en 1958, « est la capacité du locuteur à se poser comme “sujet”. Elle se définit non par le sentiment que chacun éprouve d’être lui-même (ce sentiment, dans la mesure où l’on peut en faire état, n’est qu’un reflet), mais comme l’unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu’elle assemble, et qui assure la permanence de la conscience ». « Or, ajoute-t-il, cette “subjectivité”, qu’on la pose en phénoménologie ou en psychologie [...], n’est que l’émergence dans l’être d’une propriété fondamentale du langage. Est “ego” qui dit “ego” » [29][29]I, 259 sq..
8On notera à quel point cette déclaration quasi programmatique, qui témoigne d’une sorte de « panlinguisticisme » absolu, emprunte en même temps son vocabulaire et sa logique au domaine de la philosophie et même de l’ontologie classique. Il y a chez Benveniste, par-delà sa méfiance à l’égard des spéculations métaphysiques, une tendance profonde à rechercher, à travers les structures du langage, les fondements ultimes du réel. Mais il faut bien comprendre que, pour Benveniste, ceux-ci ne se trouvent pas derrière le langage mais au cœur du langage, de sorte que celui-ci apparaît en fin de compte comme constituant l’être même de la subjectivité. Notons pourtant ici une nuance très importante : ce que le langage constitue, c’est bien la subjectivité humaine, et, à partir de cette subjectivité, le monde qui s’ouvre à elle. Ceci ne signifie pourtant pas que, pour Benveniste, le monde extérieur ne soit qu’une projection du langage humain; il n’y a, chez lui, nulle forme d’idéalisme philosophique. En vérité, l’organisation, à partir d’une « instance de discours » spécifique, de l’espace et du temps qui entourent le locuteur (organisation que le colocuteur accepte à son tour et partage avec son partenaire) n’apparaît qu’au moment où celui-ci commence à parler, c’est-à-dire avec la manifestation de la dimension sémantique du langage. Avant cet acte inaugural où le sujet prend l’initiative de se déclarer parlant, la langue, comme système de signes, existe déjà, et, en face d’elle, la réalité intangible du monde extérieur. Le fait que Benveniste limite la validité de la théorie saussurienne de l’« arbitraire du signe » précisément au rapport du signe à la réalité extérieure, rapport qu’il tient en effet pour totalement contingent (mais non à la relation du signifiant au signifié, qu’il estime essentiel et nécessaire), prouve bien que, pour lui, le monde extérieur existe par lui-même. Cependant, dans l’étude relativement ancienne dans laquelle il aborde cette question (« Nature du signe linguistique », 1939), Benveniste laisse entendre que, par-delà la tendance naturelle du linguiste d’admettre – ne fût-ce qu’implicitement – l’existence objective du monde extérieur, « le problème métaphysique de l’accord entre l’esprit et le monde » ne cesse pourtant pas de se poser [30][30]I, 52.. Pour lui, ce problème concerne d’ailleurs moins la réalité du monde extérieur que sa signification, ou plutôt sa capacité à signifier. Ce qui est ici troublant pour le linguiste, c’est le désaccord profond qui existe entre la théorie linguistique du caractère arbitraire de la relation entre le mot et la chose, et la croyance spontanée du sujet parlant en une adéquation complète entre la langue et la réalité. Cette conviction, que Benveniste, dans son étude de 1939, enregistre comme un fait d’expérience, sans se prononcer pour ou contre sa validité, est à la base à la fois des théories mystiques du langage [31][31]Cf. Walter BENJAMIN, « Ueber Sprache überhaupt und über die…, de la croyance archaïque en un pouvoir magique du verbe [32][32]Cf. Sigmund FREUD, « Das Unheimliche », in Studienausgabe. Bd.…, et, dans le domaine philosophique, de la vision du langage que Platon attribue à Cratyle dans le dialogue du même nom. Benveniste ne rejette pas explicitement cette théorie, se contentant de remarquer que « le point de vue du sujet et celui du linguiste sont si différents à cet égard que l’affirmation du linguiste quant à l’arbitraire des désignations ne réfute pas le sentiment contraire du sujet parlant » [33][33]I, 52.. Ce n’est que bien plus tard, d’abord avec la distinction du sémiotique et du sémantique (« La forme et le sens dans le langage », 1966), puis avec sa théorie de la double signifiance (« Sémiologie de la langue », 1969), que Benveniste résoudra cette contradiction, en assignant la vision d’une coupure entre l’univers de la langue, perçue, de ce point de vue, comme pur système de signes, et le monde de la réalité extérieure, à la dimension sémiotique du langage, et la conception d’une adéquation entre la parole de l’homme et le monde des choses à sa dimension sémantique, c’est-à-dire au point de vue du sujet parlant qui, à partir de son « ici et maintenant », projette ses coordonnées spatiales et temporelles sur la réalité qui l’entoure.
III
9La relation Je-Tu, par laquelle s’atteste la présence de la subjectivité dans l’exercice de la parole, se fonde d’abord sur la nature exceptionnelle du pronom personnel Je. À la différence du nom commun, qui renvoie toujours à un objet définissable, le pronom Je ne se réfère à aucun objet extérieur au langage, objet qui serait, par ailleurs, toujours identique à lui-même. « Chaque Je, écrit Benveniste, a sa référence propre, et correspond chaque fois à un être unique, posé comme tel » [34][34]I, 252.. Cet être unique, c’est le locuteur lui-même, tel qu’il se désigne précisément dans l’instance de discours où apparaît le pronom Je. C’est dire, ajoute Benveniste, que « Je ne peut être défini qu’en termes de “locution”, non en termes d’objets [...]. Je signifie “la personne qui énonce la présente instance de discours contenant je”. Instance unique par définition, et valable seulement dans son unicité » [35][35]Ibid.. En d’autres termes, dans chaque instance de discours, Je se réfère à une autre réalité, celle précisément qui profère la présente instance de discours. Mais inversement, Je n’est pas davantage un signe linguistique comme les autres, composé d’un signifiant et d’un signifié; Je ne possède pas de signifié, ce qui veut dire qu’il n’existe pas de concept général « Je », indépendant, dans sa réalité de concept, des objets particuliers auxquels il lui arrive de se référer. Au contraire, « la forme Je n’a d’existence linguistique que dans l’acte de parole qui la profère ». Autrement dit, Je ne signifie rien en dehors de l’instance spécifique où ce pronom est prononcé. Je est donc un cas grammatical unique, où une forme linguistique employée comme référent se rapporte à elle-même comme référé.
10Tout ce qui vient d’être dit sur le statut linguistique du Je s’applique également au pronom Tu. Comme Je, Tu est une « réalité de discours », mais avec la différence qu’au lieu d’être définie comme le Je en termes de « locution », elle doit être définie en termes d’« allocution » : « Tu, écrit Benveniste, est l’individu allocuté dans la présente instance de discours contenant l’instance linguistique tu » [36][36]I, 253.. Or, cette différence en implique d’autres, la première étant celle de l’intériorité et de l’extériorité par rapport à l’acte d’énonciation dans lequel ces deux pronoms figurent. D’un point de vue formel — c’est-à-dire dans la mesure où ils sont employés comme purs référents — ils sont tous deux intérieurs à l’énonciation. Mais en tant que référés, le Je est intérieur à l’énonciation, alors que le Tu lui est extérieur. Autrement dit, la personne désignée par Je est celle qui profère l’énonciation, alors que la personne désignée par Tu est celle à laquelle l’énonciation s’adresse. C’est pourquoi Benveniste a défini la première personne comme « personne-je » et la deuxième personne comme « personne non-je », ou encore comme la « personne subjective » en face de la « personne non subjective » [37][37]I, 232.. Mais « ces deux “personnes” s’opposeront ensemble à la forme de la “non-personne” (= “il”) » [38][38]Ibid.. Cette solidarité linguistique entre le Je et le Tu n’est pas contingente, elle fait au contraire partie intégrante et nécessaire de toute énonciation. Le Je n’est pas une forme qui peut ou peut ne pas s’adresser à un Tu; la relation au Tu est inscrite dans la définition du Je, dans la mesure où même le monologue est, selon Benveniste, « un dialogue intériorisé, formulé en “langage intérieur”, entre un moi locuteur et un moi écouteur » [39][39]II, 85..
11Deux autres caractéristiques de la relation Je-Tu, mises en évidence par Benveniste, renvoient, par-delà leur signification linguistique, à une problématique proprement philosophique. La première concerne ce que Benveniste appelle la « transcendance du Je par rapport au Tu ». Il faut entendre ici le terme de « transcendance » au sens d’« antériorité logique », sans doute aussi de « prééminence », et peut-être même au sens phénoménologique de « pouvoir constitutif ». Toutes ces significations semblent impliquées dans la remarque suivante : « Quand je sors de “moi” pour établir une relation vivante avec un être, je rencontre ou je pose nécessairement un “tu”, qui est, hors moi, la seule personne imaginable » [40][40]I, 232.. Il convient néanmoins de noter, dans cette définition de la « transcendance du Je par rapport au Tu », l’ambiguïté de la formule : « je rencontre ou je pose ». En effet, dans l’expérience de la « relation vivante avec un être » que Benveniste évoque ici, « rencontrer » et « poser » désignent deux attitudes radicalement différentes. Dire que le Je pose le Tu, c’est impliquer en effet qu’il le constitue à partir de sa propre « instance de discours »; dans ce cas, le Je serait bien « transcendant » par rapport au Tu. Dire au contraire que le Je « découvre » le Tu signifie que l’extériorité du Tu est première et qu’elle s’impose au Je, en quelque sorte malgré lui, comme une réalité nouvelle et imprévue ; dans ce cas, c’est le Tu qui serait transcendant par rapport au Je.
12On ne manquera pas d’être frappé par la ressemblance entre la théorie linguistique du dialogue chez Benveniste et la philosophie du dialogue chez Emmanuel Lévinas mais également par tout ce qui les sépare. Dans Totalité et Infini, le rapport à autrui s’accomplit à travers le discours que je lui adresse, discours qui, tout en établissant une relation de face-à-face, le maintient en même temps dans son altérité par rapport à moi : « La prétention de savoir et d’atteindre l’Autre s’accomplit dans la relation avec autrui, laquelle se coule dans la relation du langage, dont l’essentiel est l’interpellation, le vocatif. L’autre se maintient et se confirme dans son hétérogénéité aussitôt qu’on l’interpelle » [41][41]Totalité et Infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961, p. 41.. Cependant, alors que Benveniste ne se préoccupe que de la structure formelle du dialogue, non de son contenu, Lévinas, quant à lui, ne conçoit pas d’étudier le langage dialogique sans se poser la question de la vérité des paroles échangées. Dans cette perspective, le dialogue ne se définit plus seulement par la structure linguistique qui le sous-tend, mais également — et sans doute avant tout — par la vérité du rapport qu’il institue entre les deux partenaires. Or, dans l’analyse phénoménologique de ce rapport, Lévinas part, non pas du discours que j’adresse à autrui, mais du discours qu’autrui m’adresse. En effet, en menant jusqu’à son terme la recherche des implications logiques de l’idée de l’extériorité du Tu par rapport au Je, il en vient à établir que celle-ci signifie la présence absolument autonome du Tu, son antériorité radicale par rapport au Je auquel il s’impose, et, par conséquent, sa prééminence : « Présence dominant celui qui l’accueille, venant des hauteurs, imprévue et, par conséquent, enseignant sa nouveauté même » [42][42]T. I, p. 38.. Dans le dialogue tel que Lévinas le conçoit, c’est le Tu qui est transcendant par rapport au Je : le Je ne « pose » pas le Tu, il le « découvre ». C’est donc l’apparition d’autrui et de la parole qu’il m’adresse qui met à l’épreuve la vérité du dialogue. La découverte d’autrui dans la situation du dialogue est d’abord celle de la « franche présence d’un étant qui peut mentir » : car la possibilité de mentir est donnée dans toute parole, mais cette possibilité est toujours contredite par la réalité du visage qui me fait face, où, « à travers le masque percent les yeux, l’indissimulable langage des yeux ». C’est pourquoi autrui m’apparaît, au-delà de « l’alternative de la vérité et du mensonge, de la sincérité et de la dissimulation », avec « le privilège de celui qui se tient dans la relation d’absolue franchise » [43][43]Ibid.. Ce cas particulier met clairement en évidence la différence entre l’approche purement linguistique de Benveniste — même lorsque ses analyses dégagent les implications philosophiques de certaines structures linguistiques — et l’approche phénoménologique de Lévinas, qui fait apparaître les contenus des situations de langage et en éclaire les significations.
13Une autre différence, résultant de la précédente, et tout aussi essentielle, concerne l’idée de la symétrie entre le Je et le Tu chez Benveniste, et la thèse de leur asymétrie radicale chez Lévinas. Pour Benveniste, « celui que “je” définis comme “tu” se pense et peut s’inverser en “je”, et “je” (moi) devient un “tu” » [44][44]I, 230.. Et de fait, cette réversibilité du Je et du Tu apparaît comme une donnée indubitable de l’expérience, puisque les deux partenaires du dialogue jouent alternativement le rôle de locuteur et d’auditeur. On pourrait même aller plus loin et soutenir que la possibilité même de l’intersubjectivité est fondée sur cette réversibilité. Si Lévinas, de son côté, définit la relation du Moi à l’Autre comme essentiellement asymétrique, ce n’est pas pour nier la structure duelle de l’intersubjectivité, mais au contraire pour mettre en évidence les conditions de possibilité de cette dualité elle-même. En effet, la perception du Je et du Tu comme symétriques implique l’existence d’un observateur extérieur qui embrasserait les deux termes de la relation dans une perspective panoramique. Or, la thèse centrale de Totalité et Infini consiste précisément à dénoncer ce regard panoramique comme la façon même de subsumer sous un même concept l’irréductible différence du Moi et de l’Autre, c’est-à-dire de nier l’essence même de l’altérité de l’Autre. « Le Même et l’Autre, écrit Lévinas, ne sauraient entrer dans une connaissance qui les embrasserait. Les relations qu’entretient l’être séparé avec ce qui le transcende ne se produisent pas sur le fond de la totalité, ne se cristallisent pas en système » [45][45]T. I, p. 53.. La vérité de la relation du Moi avec l’Autre ne saurait être saisie par un observateur extérieur, elle ne peut être perçue que de l’intérieur, par le Moi lui-même qui découvre l’altérité de l’Autre. Cette altérité, qui est extériorité absolue, découverte d’un être qui m’est radicalement étranger, se donne à moi comme une révélation. C’est cette révélation d’autrui comme l’étranger par excellence que Lévinas dénomme sa transcendance. Dire qu’autrui est transcendant au Moi signifie que son apparition vient rompre soudainement l’autarcie du Moi, qu’elle surprend le Moi comme la rencontre imprévue avec un inconnu. De ce point de vue, même si la rencontre du Je et du Tu s’accomplit à travers le langage, ce n’est pas le langage qui la constitue. Car le langage lui-même (et, en particulier, le discours dialogal) ne peut se produire que sur l’horizon du face-à-face entre deux personnes, face-à-face que l’on ne peut décrire de l’extérieur sans en annuler la signification même, mais qui doit être décrit comme une expérience intérieure à la subjectivité, et dans laquelle celle-ci s’efface devant la transcendance d’autrui.
IV
14C’est dans son étude « Les relations de temps dans le verbe français » (1959) que Benveniste établit une des distinctions les plus fondamentales de sa théorie linguistique, celle du récit (avec sa modalité paradigmatique, celle du récit historique) et du discours. Cette distinction vient spécifier l’opposition plus générale de la langue (comme système de signes) et de l’énonciation, définie comme appropriation de la langue par un locuteur. La distinction plus particulière du récit et du discours se situe à l’intérieur même du monde de l’énonciation : récit et discours sont deux modalités spécifiques de l’énonciation, et ils s’opposent l’un à l’autre tant par leur finalité que par les structures linguistiques qui les caractérisent. Il existe en effet d’une part un plan historique de l’énonciation, qu’illustre en premier lieu le récit historique, mais auquel appartiennent également toutes les autres formes de récit, dans la mesure où elles se déploient de façon quasi impersonnelle, sans aucune intervention du locuteur dans le récit (ce qui n’exclut aucunement, dans un certain type de récits littéraires, l’intervention du narrateur dans l’histoire qu’il raconte). À ce type d’énonciation « historique » s’oppose l’énonciation discursive, laquelle suppose « un locuteur et un auditeur, et, chez le premier, l’intention d’influencer l’autre en quelque manière » [46][46]I, 242.. Il semble donc que le contraste du récit et du discours reflète, à l’intérieur du monde de l’énonciation, le principe même qui commande, à l’échelle la plus générale de la théorie du langage, le contraste de la langue comme système de signes et de la multiplicité des instances concrètes d’énonciation, à savoir l’opposition conceptuelle de l’impersonnel et du personnel. En effet, le système impersonnel de la langue, c’est-à-dire le sémiotique, s’oppose à l’appropriation des signes par chacun des locuteurs, c’est-à-dire au sémantique, de la même façon que le récit, marqué par les formes grammaticales de l’impersonnel, s’oppose au discours qui met face à face deux personnes, et qui s’organise autour des formes grammaticales personnelles.
15Il ne faut pas confondre l’opposition récit/discours avec l’opposition de l’écrit et de l’oral. En effet, le discours ne comprend pas seulement les énonciations orales, mais également les écrits qui reproduisent des énonciations orales. « Le discours est écrit autant que parlé, précise Benveniste, dans la pratique on passe de l’un à l’autre instantanément » [47][47]Ibid.. Ceci étant posé, Benveniste entreprend d’établir un inventaire systématique des formes du discours, par opposition aux formes du récit. Il s’agit ici essentiellement des deux catégories verbales du temps et de la personne. De ce point de vue, le récit historique sera défini comme « le mode d’énonciation qui exclut toute forme linguistique “autobiographique” » [48][48]I, 239.. Ces formes que le récit historique exclut sont précisément celles qui caractérisent le discours : l’emploi des pronoms personnels je et tu, de déictiques tels que ici et maintenant, et des temps verbaux du présent, du parfait (= passé composé) et du futur. Le récit, de son côté, privilégie les pronoms personnels de la troisième personne et le mode de l’aoriste (= passé simple), alors que l’imparfait est commun aux deux modes de l’énonciation [49][49]I, 243.. Ce qui est essentiel, dans cette distinction, est la définition du récit comme mode linguistique impersonnel, et celle du discours comme mode personnel. Dans le récit historique, écrit Benveniste, « il n’y a même plus [...] de narrateur. Les événements sont posés comme ils se sont produits à mesure qu’ils apparaissent à l’horizon de l’histoire. Personne ne parle ici; les événements semblent se raconter eux-mêmes » [50][50]I, 241.. Bien entendu, ce qui vaut de manière paradigmatique pour le récit historique apparaît sous une forme beaucoup plus complexe dans le récit de fiction (surtout dans les genres où le narrateur intervient dans son récit et où il interpelle le lecteur), et dans des cas limite comme le récit autobiographique ou pseudo-autobiographique. Mais si l’opposition du récit, comme mode d’énonciation impersonnel, et du discours, comme mode de l’énonciation personnelle, ne se présente jamais comme absolue dans la structure des textes (fictionnels ou non), elle n’en demeure pas moins fondamentale dans la perspective qui est celle de Benveniste, à savoir celle de la structure du langage. Or, de ce point de vue, c’est à partir du discours, et non pas du récit, que s’organise l’ensemble de l’expérience humaine. C’est à travers l’exercice du discours que la subjectivité projette un ordre dans le monde et le rend intelligible. Ceci vaut en premier lieu pour l’expérience humaine du temps. En effet, pour Benveniste (et ceci par opposition à toute la tradition philosophique issue de Kant), la temporalité n’est pas un cadre inné de la pensée, mais « elle est produite en réalité dans et par l’énonciation. De l’énonciation procède l’instauration de la catégorie de présent, et de la catégorie du présent naît la catégorie du temps. Le présent est proprement la source du temps. Il est cette présence au monde que l’acte d’énonciation rend seul possible, car [...] l’homme ne dispose d’aucun autre moyen de vivre le “maintenant” et de le faire actuel que de le réaliser par l’insertion du discours dans le monde » [51][51]II, 83.. Pour Benveniste, la catégorie générale du temps procède donc de l’expérience du temps linguistique. Celle-ci, à son tour, s’engendre dans le présent de l’instance de la parole. Celui-ci est véritablement à l’origine de notre expérience du temps, et ceci à un double titre : en premier lieu, chaque fois qu’un locuteur profère une énonciation au présent, il fait advenir, pour lui-même et pour son interlocuteur, la dimension même du temps. Celle-ci n’est pas une donnée permanente de la conscience ; elle est en vérité réinventée à nouveau chaque fois qu’un sujet initie une nouvelle « instance de discours » : « Chaque fois qu’un locuteur emploie la forme grammaticale du présent (ou son équivalent), il situe l’événement comme contemporain de l’instance de discours qui le mentionne. [...] Ce présent est réinventé chaque fois qu’un homme parle, parce que c’est, à la lettre, un moment neuf, non encore vécu » [52][52]II, 73 sq.. D’autre part, le présent représente également le « centre axial » du temps linguistique, donc de l’expérience du temps en général. En effet, « la langue doit par nécessité ordonner le temps à partir d’un axe, et celui-ci est toujours et seulement l’instance du discours » [53][53]II, 74.. « Le seul temps inhérent à la langue, ajoute Benveniste, est le présent axial du discours, et [...] ce présent est implicite » [54][54]II, 75.. Il faut entendre par là que tout acte d’énonciation est en premier lieu — et ceci indépendamment du contenu de l’énoncé qu’il véhicule — un événement linguistique autoréférentiel. Ce qui sous-tend et conditionne en même temps tout acte d’énonciation spécifique, c’est cette autre énonciation sous-jacente : « moi qui profère en ce moment même le présent acte d’énonciation ». C’est à partir de ce « centre axial » de la temporalité que se définiront les deux autres dimensions du temps : le passé comme ce qui n’est plus présent, et le futur comme ce qui ne l’est pas encore.
16Cette centralité du présent dans le discours est évidemment solidaire de celle du pronom de la première personne du singulier et, corrélativement, de la deuxième personne. Chaque « instance de discours » s’organise autour d’une « prise de parole » par un sujet toujours unique, et qui s’adresse à un autre sujet aussi unique que lui. En ce sens, le discours apparaît comme la forme la plus pure de l’énonciation, et ceci par opposition au récit qui, par son caractère impersonnel, se situe en quelque sorte à la limite du domaine de l’énonciation. Et de fait, dans ses études sur « La nature des pronoms » de 1956 et « De la subjectivité dans le langage » de 1958, antérieures à l’opposition récit/discours, Benveniste avait centré sa réflexion sur l’opposition plus générale de la langue comme système de formes et de l’énonciation comme actualisation subjective de ces formes. Plus tard, c’est dans la distinction du sémiotique et du sémantique que se cristallisera l’opposition fondamentale entre la dimension impersonnelle et la dimension personnelle du langage.
V
17Il est frappant de constater la ressemblance entre les théories linguistiques de Benveniste et la philosophie du langage développée par Franz Rosenzweig dans son ouvrage L’Étoile de la Rédemption, paru en Allemagne en 1921. Certes, les points de vue de Benveniste et de Rosenzweig sont radicalement différents : chez l’un, il s’agit d’une réflexion purement linguistique, au sens le plus technique du terme, à l’exclusion de toute référence philosophique ; chez l’autre, au contraire, d’une approche entièrement philosophique du langage, comme partie intégrante d’un vaste système spéculatif. Il est extrêmement improbable qu’il puisse s’agir ici d’une influence de Rosenzweig sur Benveniste, car L’Étoile de la Rédemption est restée en France une œuvre totalement inconnue jusqu’au début des années 80 [55][55]À l’exception des deux articles de LÉVINAS, « Entre deux…. Il est beaucoup plus vraisemblable que les ressemblances entre certains thèmes centraux de Benveniste et la philosophie du langage de Rosenzweig soient l’effet d’une rencontre entre deux démarches théoriques très différentes au départ : chez Benveniste, il s’agit d’une critique interne de la linguistique de Saussure, dont il admet certes les prémisses, et en particulier la théorie de la langue comme système de signes, mais chez qui il met en évidence la clôture de ce système, son inaptitude à s’ouvrir à la réalité extérieure, celle du monde et celle de la subjectivité humaine. Rosenzweig, de son côté, partant de la critique de la métaphysique chez Feuerbach et Nietzsche, aboutit à l’idée de la prééminence du langage sur la spéculation conceptuelle et, plus particulièrement, à la fonction centrale de la subjectivité dans l’exercice de la parole, et ceci par opposition d’une part au caractère purement formel de la langue comme système de signes, et d’autre part, à l’intérieur même du monde de la parole, à la nature impersonnelle du récit. À la distinction, chez Benveniste, entre langue et énonciation, correspond, chez Rosenzweig, l’opposition du langage de l’élémentaire (« die Sprache »), qui apparaît comme un pur système de signes, et de la parole vivante (« das Sprechen »). Celle-ci est comprise par Rosenzweig, comme cela sera le cas chez Benveniste, comme une actualisation par le sujet parlant des virtualités formelles du langage, et comme une conversion (« Umkehrung ») du langage en discours. Bien plus : la distinction que Rosenzweig établit, à l’intérieur même du monde du langage, entre récit (« Erzählung ») et dialogue (« Zwiesprache ») est exactement parallèle à l’opposition récit/discours chez Benveniste : chez Rosenzweig, le récit est lui aussi caractérisé par l’emploi du pronom personnel de la troisième personne et de la forme verbale du prétérit, alors que le mode personnel, qui est celui du dialogue, est marqué par le rôle central des pronoms Je/Tu et par la prédominance du temps présent. Cette opposition s’inscrit au cœur de la philosophie de Rosenzweig et commande l’ensemble de son système de pensée. Elle se prolonge, chez lui, par une vision linguistique des textes, illustrée par les deux analyses contrastées du premier chapitre de la Genèse comme paradigme du récit, et du Cantique des Cantiques comme paradigme du mode dialogal. Ajoutons qu’à la différence de Benveniste, Rosenzweig distingue en outre un troisième mode de discours, celui du langage choral, caractérisé par la prééminence du pronom de la première personne du pluriel (« nous ») et par l’emploi du temps futur. Ce mode est illustré, dans L’Étoile, par l’analyse linguistique du Psaume 115, comme paradigme d’une forme de discours visant l’évocation collective d’un avenir utopique. Il serait intéressant de comparer, à ce propos, l’analyse sémantique du pronom nous et de son double aspect — inclusif et exclusif — chez Benveniste (dans l’étude « Structure des relations de personne dans le verbe ») et chez Rosenzweig (L’Étoile, II, 185-194). Tous deux s’accordent pour affirmer que « “nous” n’est pas un “je” quantifié ou multiplié » (Problèmes de linguistique générale, I, 235) ou bien, comme le dit Rosenzweig, que « “nous” n’est pas un pluriel » (L’Étoile, II, 192), parce que Je désigne une réalité singulière et irréductible, qui ne se laisse pas dissoudre dans un impersonnel collectif.
Notes
- [1]
« La philosophie analytique et le langage » (Problèmes de linguistique générale, I, 267-276).
- [2]
I, 267.
- [3]
Voir à ce propos le texte fondateur de Julia KRISTEVA, « La fonction prédicative et le sujet parlant », dans Langue, discours, société. Pour Émile Benveniste, sous la direction de Julia Kristeva, Jean-Claude Milner, Nicolas Ruwet, Paris, Seuil, 1985.
- [4]
I, 49-55.
- [5]
II, 226.
- [6]
I, 54.
- [7]
II, 215-229.
- [8]
II, 217.
- [9]
Ibid.
- [10]
Ibid.
- [11]
II, 218.
- [12]
I, 259.
- [13]
II, 63.
- [14]
II, 65.
- [15]
I, 238 sq.
- [16]
II, 226.
- [17]
II, 227.
- [18]
Ibid.
- [19]
II, 233.
- [20]
II, 236.
- [21]
II, 225.
- [22]
I, 254.
- [23]
II, 82.
- [24]
II, 82.
- [25]
II, 85.
- [26]
I, 225.
- [27]
Ibid.
- [28]
I, 228.
- [29]
I, 259 sq.
- [30]
I, 52.
- [31]
Cf. Walter BENJAMIN, « Ueber Sprache überhaupt und über die Sprache des Menschen », in Gesammelte Schriften, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1977, II, 1 et Gershom SCHOLEM, « Der Name Gottes und die Sprachtheorie der Kabbala », in Judaica 3, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1970.
- [32]
Cf. Sigmund FREUD, « Das Unheimliche », in Studienausgabe. Bd. IV, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1982.
- [33]
I, 52.
- [34]
I, 252.
- [35]
Ibid.
- [36]
I, 253.
- [37]
I, 232.
- [38]
Ibid.
- [39]
II, 85.
- [40]
I, 232.
- [41]
Totalité et Infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961, p. 41.
- [42]
T. I, p. 38.
- [43]
Ibid.
- [44]
I, 230.
- [45]
T. I, p. 53.
- [46]
I, 242.
- [47]
Ibid.
- [48]
I, 239.
- [49]
I, 243.
- [50]
I, 241.
- [51]
II, 83.
- [52]
II, 73 sq.
- [53]
II, 74.
- [54]
II, 75.
- [55]
À l’exception des deux articles de LÉVINAS, « Entre deux mondes » (1963) et « Une pensée juive moderne » (1965), parus dans des endroits difficilement accessibles, la traduction française de L’Étoile de la Rédemption a paru en 1982 ainsi que le livre de Stéphane MOSÈS, Système et Révélation. La philosophie de Franz Rosenzweig (tous deux aux Éditions du Seuil). Une des œuvres fondatrices de la philosophie du dialogue, Ich und Du, de Martin Buber, avait été traduite en français dès 1938 (par Geneviève Bianquis) mais Benveniste ne la cite jamais, pas plus d’ailleurs que le nom de Martin Buber.
- Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2007
- https://doi.org/10.3917/rmm.014.0509