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Ils s'aiment, mais ne souhaitent pas faire boîte à lettres commune. iStock

Ils partagent une histoire d’amour mais pas les murs qui l’entourent. Passés la quarantaine et après avoir vécu une séparation, ces couples non-cohabitants, souvent déjà parents, refusent de vivre ensemble. Témoignages et éclairages.

Tous les vendredis depuis dix-huit ans, Philippe, retraité de 63 ans, se réjouit de retrouver sa compagne le temps d'un week-end. La faute à une relation longue distance ? Un métier prenant ? Pas vraiment, puisque seuls 21 kilomètres les séparent. Comme 1,8 million de Français, selon une enquête de l'Ined et de l'Insee publiée mercredi dernier (1), les deux tourtereaux appartiennent au cercle très privé des couples non-cohabitants. Surnommées les LAT - Living appart together (ensemble mais séparés, NDLR) - dans les pays anglo-saxons, ces personnes s'aiment mais ne souhaitent pas faire boîte à lettres commune.

 

Aussi marginale soit-elle, cette nouvelle manière de roucouler progresse lentement, constate Arnaud Régnier-Loilier, sociologue en charge de cette étude sur les parcours individuels et conjugaux. "C'est plus fréquent qu'autrefois, car on se sépare plus tôt et on se remet en couple plus souvent", observe le chercheur. Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, Jacques Dutronc et Françoise Hardy, Évelyne Bouix et Pierre Arditi, Tim Burton et Helena Bonham Carter en étaient les précurseurs. En 2019, si cette option conjugale séduit sans surprise les moins de 30 ans et les premières relations, elle revient tel un boomerang à partir de 45 ans. La plupart du temps après une séparation. À titre d'exemple, au bout de huit ans, 15 % des partenaires de 30 à 44 ans ne vivent pas ensemble contre 35 % pour des relations débutées entre 45 et 65 ans. Loin du toit, près du cœur ? On fait le point.

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Une vie amoureuse à la carte

Sandrine, 52 ans, auxiliaire de vie, a un péché mignon. Elle dévore des livres le soir, "parfois jusqu'à une heure du matin". Le lendemain, avant de sortir du lit, elle prolonge ce plaisir et reprend sa lecture pendant un quart d'heure. "Cela dérangeait mon ex-mari", se souvient-elle. Après deux séparations difficiles, dont un divorce, Sandrine refuse désormais de se contraindre avec son nouveau partenaire. "On ne partage plus l'ordinaire", affirme-t-elle. Sentiment réciproque pour Philippe : "Ma compagne trouve que je ronfle un peu fort la nuit, grâce à notre système, elle n'est pas obligé de supporter cela tous les soirs mais juste le week-end".

Outre le fait de s'éloigner des mauvaises habitudes, l'idée générale vantée par ces non-cohabitants consiste à se focaliser sur le moment partagé à 100%. "On s'efforce de remplir nos tâches ménagères chacun de notre côté pour laisser place au seul plaisir de se voir", relate Philippe. Oubliés donc les disputes pour une chaussette orpheline, un dentifrice pas rebouché ou une poubelle qui déborde. Et pour être émotionnellement présent, un ménage intérieur s'impose également. "Hier soir par exemple, mon mec a annulé car il était fatigué à cause du boulot, je ne lui en ai pas voulu car je ne souhaite pas qu'il ramène toute cette pression chez moi", confie Sandrine.

La peur d'un échec sentimental

Après une séparation, on se retrouve émotionnellement verrouillé

Élodie Cingal, psychologue et spécialiste des séparations.

Car souvent, tout mettre en commun reviendrait pour certains à faire mourir l'histoire d'amour, une seconde fois. "Mon couple avec mon ex-femme s'est usé au fil du temps et nos relations sexuelles se sont petit à petit raréfiées, raconte Philippe. Elle a fini par tomber amoureuse d'un autre et m'a quitté." Cette peur de la récidive et de l'échec sentimental se retrouve chez la plupart des couples non-cohabitants de plus de 45 ans, comme le révèle le sociologue Arnaud Régnier-Loilier. "Au moment de la redécouverte de l'amour, on se retrouve émotionnellement verrouillé et il peut être difficile pour la personne de s'engager", analyse Élodie Cingal, psychologue et spécialiste des séparations.

Les murs du logement deviennent alors une ceinture de sécurité, voire une roue de secours pour les couples en mauvaise passe. Après avoir emménagé deux fois ensemble et s'être séparé à plusieurs reprises depuis dix ans, Sabrina, communicante de 49 ans, retombe sur son ex à une soirée. "Avant d'être sûrs de reconstruire quelque chose, on s'est promis de se protéger en vivant chacun dans son appartement", assure-t-elle.

Parfois, cette période de test débouche sur un emménagement. "J'espère habiter avec mon amoureux d'ici deux à trois ans", rêve Sabrina. Pour d'autres, il s'agit de tirer un trait sur le passé conjugal et d'embrasser un nouveau mode de vie. "Après son divorce, mon conjoint a voulu vivre avec une autre femme, cela s'est soldé par un échec et depuis, il est vacciné", rapporte Stéphanie, 49 ans, manager. "Quel que soit le motif de la séparation, une cassure identitaire se produit, constate la psychologue. Au lieu de concentrer sur le positif, on va regarder le négatif et tout faire pour ne plus rien reproduire."

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Protéger les enfants d'abord

Plus que le passif conjugal, c'est la présence d'enfants qui freinerait surtout l'installation sous le même toit, selon le sociologue Arnaud Régnier-Loilier. À en croire l'étude de l'Ined, la probabilité de résider chacun chez soi après deux ans de relation atteint les 47 % si les deux partenaires sont déjà parents, contre 19 % quand il n'y a pas de progéniture. En particulier chez les mères qui bénéficient souvent de la garde après une séparation. "J'ai du mal à ce qu'un tiers éduque mes enfants, avoue Sandrine. Je me suis juré que je n'habiterais plus avec quelqu'un tant que ces derniers ne seraient pas indépendants." "Il s'agit de s'épargner d'éventuels conflits lié à une nouvelle configuration conjugale", traduit Arnaud Régnier-Loilier.

Dans son cabinet, la psychologue Élodie Cingal est confrontée aussi au désarroi des pères, qui ont du mal à faire "le deuil de la famille" : "Ils voient tellement peu leurs enfants qu'ils ne veulent pas faire rentrer un élément extérieur pour mettre en danger leur relation."

Dans le meilleur des cas, cette situation de non-cohabitation permet au parent de profiter de moments uniques avec ses enfants. "Depuis que mon conjoint et ses fils vivent ailleurs, j'ai récupéré mon intimité avec mes filles, sourit Sabrina. On fonctionne en vrai trio où chacune veille sur l'autre."

Une liberté salutaire

Et une fois les petits partis du nid, un vent de liberté souffle sur la vie de ces parents. "Sans nouveau projet d'enfant, la cohabitation ne devient plus nécessaire, notre expérience passé montre à la société qu'on savait y faire, détaille Arnaud Régnier-Loilier. Dès lors, ces couples se délestent de la pression sociale avec un immense soulagement. Après vingt-six ans de mariage, Véronique, 53 ans quitte époux, travail et enfants pour se reconstruire dans une autre ville : "J'ai été tour à tour la compagne, la mère et même la maîtresse d'un chien, sans jamais penser à moi. Aujourd'hui, j'expérimente une relation à distance avec mon amour de jeunesse et je dors en étoile dans mon lit… Bref je ne me culpabilise plus : je deviens égoïste !" "On a passé tellement de temps à se reconstruire que si on retourne vivre en couple, on risque de s'oublier à nouveau", souligne la psychologue Elodie Cingal.

Rester à l'écoute des sentiments du partenaire

Il faut toujours se demander si cette non-cohabitation est une "co-décision"

Élodie Cingal, psychologue et spécialiste des séparations.

Pour autant, tous l'admettent, le chemin de la non-cohabitation peut être semé d'embûches. "Même si j'aime mon autonomie, certains soirs je suis rattrapée par la réalité et j'ai envie d'un câlin. Pas forcément de sexe mais juste d'un câlin", confesse Véronique. Sabrina, quant à elle, avoue être envahi d'inquiétude : "Quand l'autre ne réponds pas chez lui, tu deviens parano et tu te fais des films. Surtout quand il y a un passif d'infidélité dans le couple."

Qui dit trousseau de clé séparé, dit aussi charges séparés. Loyer, prêt immobilier, billet de train, frais d'essence… ce mode de vie a un coût, qui n'est pas à la portée de toutes les bourses. "C'est une contrainte financière que je suis prête à accepter au profit de mon bonheur", soutient Sandrine. D'après les conclusions des travaux de l'Ined, les personnes issues de milieu modeste, moins diplômés et aux revenus plus faibles, emménagent plus facilement. Mais la différence ne se joue pas seulement sur des facteurs socio-économiques mais aussi culturels. "Les personnes moins diplômés ont une conception du couple plus traditionnelle que les plus diplômés, qui sont plus ouverts à des nouvelles formes de vie conjugale comme le PACS et désormais la non-cohabitation", note le sociologue Arnaud Régnier-Loilier.

"Dans tous les cas, il faut toujours se demander si cette non-cohabitation est une "co-décision" ou si c'est le partenaire qui nous impose sa volonté", conseille la psychologue Élodie Cingal. Consciente qu'elle a impulsé cette situation, Sandrine s'enquiert régulièrement de l'état d'esprit de son conjoint. "Cela peut paraître bête mais tous les deux à trois mois, je lui pose la question", rigole-t-elle Avant de se demander : "Est-ce que notre histoire d'amour serait aussi belle si on vivait ensemble ?" Et de répondre : "Je ne crois pas".

(1) L'enquête Épic a été mise en place par l'Ined et l'Insee en 2013-2014 en France métropolitaine auprès de 7 825 femmes et hommes âgés de 26 à 65 ans vivant en logement ordinaire (hors institution)