ENTRETIEN - André Stern, auteur-conférencier, se définit comme «un ambassadeur de l'enfance». Il estime que les enfants ne sont ni libres ni respectés dans notre société.
Dans Les rythmes et rituels de l'enfant (Marabout) André Stern, fils d'Arno Stern, s'emploie à déconstruire… à peu près tous les principes éducatifs occidentaux. Entretien avec un auteur qui n'est pas allé à l'école, dont les enfants ne vont pas à l'école, à l'enthousiasme contagieux et aux idées parfois déconcertantes.
Le Figaro. - Dans votre livre, vous déconstruisez la notion de caprice. Pour vous, il n'existe pas d'enfant pénible : un enfant qui hurle parce qu'on change le trajet entre l'école et la maison aurait, par exemple, toujours une bonne raison?
André Stern. - Il faut comprendre que le monde est un océan d'impermanences particulièrement vaste pour un enfant, et qu'au milieu de cet océan, nos rythmes et nos rituels sont les seuls îlots de permanence dont il dispose. Il en a besoin pour reprendre des forces et retourner affronter les obstacles. Un trajet rigoureusement identique ou encore la même histoire racontée dix soirs de suite sont des îlots face à l'anxiété pour un enfant.
En niant le caprice enfantin, vous vous opposez à la vision de l'enfant comme un être arbitraire. Les adultes ne sauraient pas mieux que lui «ce qu'il faut faire». Mais alors, vous ne pensez pas que l'être humain est voué en grandissant à gagner en sagesse, en connaissances? Qu'un adulte est supérieur à l'enfant en connaissances et que c'est pour ça qu'il éduque et que l'enfant est éduqué?
Je ne vois pas cela en termes de hiérarchies. Il n'y a pas de supériorité ou d'infériorité aux yeux de l'enfant, il n'y a que des complémentarités. L'enfant a besoin d'une grande personne pour atteindre les assiettes en haut du placard, mais l'adulte a besoin de l'enfant pour aller chercher des lunettes sous le lit. De plus, si on s'en tenait à la notion de supériorité et d'infériorité, on serait obligé de constater qu'il y a une infinité de domaines dans lesquels les enfants sont «supérieurs aux adultes». L'enthousiasme par exemple.
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Donc un enfant naît avec toutes les qualités nécessaires et l'aptitude de les développer seul? Ses parents ne servent qu'à lui assurer une sécurité matérielle? Ils n'ont rien à lui enseigner?
On obsède les parents avec cette sécurité matérielle... Alors que le vrai danger vient de la précarité affective. Ce que l'enfant cherche, c'est un port d'attache émotionnel qui lui permette d'aller dans le vaste monde sans crainte. Lorsque nous avons donné ce port d'attache à nos enfants, nous avons fait ce qu'il y avait de plus important à faire en tant que parents. Mais l'enfant, bourré de dispositions spontanées, ne se développe jamais seul. Prenez l'exemple de la langue maternelle : elle ne nous est pas enseignée, nous l'apprenons selon une didactique, à un rythme, à un moment qui nous sont très personnels. Seuls, nous ne l'apprendrions jamais. Nous apprenons à parler parce que les personnes autour de nous parlent entre elles et nous parlent. Il en va de même pour tout le reste.
Pour vous, il faut laisser l'enfant tranquille, ne pas chercher à lui faire apprendre des choses. Vos enfants ne vont pas à l'école et vous ne leur faites pas l'école à la maison!
Penser qu'on doit stimuler un enfant, c'est une vexation faite à l'enfance et son courage intrinsèque. On a besoin de stimuler un enfant quand il a été éteint. L'enfant est naturellement enthousiaste! Il va dans le vaste monde, absorbe la diversité des personnes et des métiers, s'intéresse à ce que fait l'éboueur, l'astronaute... Si l'on sort d'une certaine posture et que l'on arrête de vouloir lui faire avaler des choses, alors on peut voir ce qui sort de lui naturellement. On arrive à une relation de confiance.
Si j'ai envie de lire un livre à mon enfant tout petit, pourquoi pas? Mais ne négligeons pas ce que l'enfant, lui, va apporter, et qui comptera autant. Notre monde a développé un culte de l'effort à partir du moment où il a tourné le dos aux enthousiasmes individuels.
Je vais vous donner un exemple. Mon fils aîné Antonin a déclaré que son enthousiasme était le sport automobile. Un jour où il pleuvait des torrents, il participait à une course. Dans ces voitures, on est complètement exposé. Après la première manche, il était déjà trempé. Quand j'ai ouvert sa combinaison, un litre d'eau en est sorti. Je lui ai dit «tu ne vas pas remettre ça» et je suis parti chercher une solution. Quand je suis revenu deux minutes plus tard, il avait remis sa combinaison. L'enthousiasme est ce qui nous permet de surmonter, sans stimulation extérieure, tous les obstacles. Si vous n'avez pas envie de faire votre solfège, c'est que votre intérêt n'est sans doute pas très activé par cette activité. Vous risquez d'abandonner la musique assez tôt.
Cet appétit naturel pour l'apprentissage de nouvelles connaissances n'est peut-être pas si répandu. Il existe peut-être des êtres plus curieux de nature, d'autres plus mous?
Il faut absolument se débarrasser de l'idée selon laquelle les gens naissent avec une nature! Nos enfants deviennent comme nous les voyons et changent au cours de leur vie. Un tel n'est pas un timide, il est intimidé par une situation en particulier. Personne n'est nul en maths, ceux qui n'y arrivent pas n'ont simplement pas d'intérêt pour le sujet. Nous avons tous en nous des potentiels latents qui attendent d'être allumés ! Un enfant ne naît pas paresseux mais peut se désintéresser de tout à force d'être interrompu dans ses jeux, dans ses rituels, à force de suivre les ordres des adultes. Chaque enfant à qui l'on pose la question «qu'est-ce qui t'enthousiasme ?» va présenter un sujet différent et, si on lui fait confiance, développera des compétences.
Vous êtes un rousseauiste ? Vous estimez que l'homme naît bon et que la société le pervertit ?
Je ne crois pas à un caractère natif (bon ou mauvais) d'une personne ou d'une société. Ce que nous montrent les travaux de scientifiques actuels comme J.M. Delassus, c'est que l'enfant, qui «débarque» d'un monde prénatal absolument homogène (où il n'y a, par exemple, ni chaud ni froid, mais une seule température), n'est pas «bon» en naissant : il n'est ni bon, ni mauvais.
Donc vous n'encouragez pas vos enfants à faire tel ou tel geste, vous ne leur faites pas de discours sur vos valeurs, vous ne leur expliquez pas le bien, le mal?
Je ne le fais pas sous forme de discours. Parce que c'est prendre la nature de l'enfant à rebrousse-poil et que ça ne fonctionne pas. Je vis mes valeurs devant eux, sans fard, mon enthousiasme, mes faiblesses. Comme Antonin vit son enthousiasme pour la course automobile devant moi et m'apprend des notions sur le sujet. Les enfants qui sont des imitateurs-nés nous voient faire la cuisine, lire, chanter, réparer des choses, faire des erreurs, gérer le bien et le mal : ils observent, et prennent des notes mentales !
Il n'y a pas de règle chez vous ?
Il y a des rythmes et rituels familiaux. On prend les repas en commun à heures fixes. Pour ce qui est de la politesse, ils l'ont apprise parce qu'on était polis devant eux et avec eux. Il y a une structure née de la vie commune. C'était déjà comme ça dans mon enfance. Mon heure de coucher était 8h30 et ce n'était pas une heure arbitrairement fixée mais une heure qui s'était cristallisée dans notre vie commune comme étant celle de mon coucher. Si je ne voulais pas y aller immédiatement, c'est parce que je voulais finir un jeu. Comme je savais que je pouvais finir le jeu le lendemain, je cédais facilement.
Comment les parents pourraient éduquer leurs enfants avec une telle confiance alors qu'ils ont aussi le devoir, la pression, de leur donner des chances pour s'intégrer dans la société?
Je sais qu'on vit dans un monde de pression où le devoir nous submerge, où les parents se croient obligés de répéter ce qu'ils ont eux-mêmes entendu : si tu n'écoutes pas bien, tu n'auras pas de bonnes notes, si tu n'as pas de bonnes notes, tu n'auras pas de bon diplôme... Mais on change de monde et aujourd'hui, les entreprises reconnaissent les compétences avant les qualifications. Les gens brillants dans leur domaine, car enthousiastes, car intéressés, les entreprises viennent les chercher. Alors on peut s'autoriser à dire à son enfant : je t'aime, parce que tu es comme tu es et si tu restes enthousiaste, rien ne t'empêchera de devenir indispensable au monde.