https://www.cairn.info/revue-la-revue-lacanienne-2015-1-page-21.htm

 

Si, pendant longtemps, psychanalyse de l’enfant et topologie ont évolué selon des axes parallèles dont la rencontre semblait improbable, cela fait maintenant quelques années que nous observons que la clinique infantile s’intéresse à l’usage de la topologie, et plus particulièrement à la topologie des nœuds. En effet, plusieurs collègues ont produit ces dernières années des travaux conséquents en relation avec cette topologie. On peut citer les travaux de Marc Darmon sur la question de la mise en place du nœud dans l’enfance [1][1]M. Darmon « Ça se noue dans l’enfance », exposé à l’epep le 28…, ceux d’A. Vorcaro sur la lecture des temps logiques de la mise en place du sujet sur la tresse borroméenne [2][2]A. Vorcaro, « Topologie de l’effet sujet », exposé au séminaire…, ceux de M.C. Laznik sur les tresses en relation avec l’autisme et la psychose infantile, ou encore ceux d’E.M.Golder sur une écriture en forme de tresse des premiers entretiens avec l’enfant et ses proches. Notre travail tente de s’inscrire dans cette direction.

2C’est devenu un lieu commun de faire remarquer que dans notre social post-moderne, les situations familiales se sont considérablement modifiées, entraînant avec elles une perte d’appui concernant le Nom du père, l’index phallique et l’œdipe entre autres. Pour citer un exemple, nos collègues brésiliens disent volontiers à propos de leurs jeunes patients qu’ils sont « des orphelins de parents vivants ». Pour notre part, nous avons choisi de considérer que cette perte d’appui était peut-être – à quelque chose malheur est bon – l’occasion de tenter de nous appuyer sur la topologie pour conduire le travail avec un enfant. La topologie nous ouvre en effet, nous semble-t-il, à une lecture autre, peut-être plus simple, en tout cas renouvelée de la cure.

3Plutôt que d’agiter le spectre des déclins du Nom du père, tout à fait réel au demeurant, ou encore de pointer la disparition de l’autorité symbolique et la mise à l’écart du sexuel, tout aussi réels, nous considérons que c’est là l’occasion de prendre les choses autrement.

4Nous partons de l’hypothèse selon laquelle une lecture correcte des symptômes ne peut se faire qu’en prenant appui sur les trois catégories introduites par Lacan du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire, ainsi que sur leur nouage ou leur dénouage. Ces trois catégories qui sont, dit Lacan, les trois dit-mensions du langage, comment pourrions-nous les appréhender dans la clinique avec l’enfant ?

5Nous recevons dans nombre de nos consultations des enfants dont les parents ont divorcé quand les enfants étaient très jeunes (de 1 an à 3 ans) et qui vivent depuis leur plus jeune âge en garde alternée. Ces enfants n’ont bien sûr aucun souvenir d’avoir vu leur parents ensemble sous le même toit.

6Nous les recevons souvent plusieurs années après la séparation et ce qui domine chez eux est une tonalité dépressive, dont nous découvrons rapidement qu’elle est présente à bas bruit depuis la séparation. Remarquons que la clinique de ces enfants n’est pas sans évoquer la problématique des enfants adoptés… avec cette question qu’ils ont au bord des lèvres : « De qui suis je l’enfant ? » Ils n’ont en effet à leur disposition aucune représentation du couple parental, et donc la question du sexuel qui pourrait s’énoncer : « De quel désir suis-je issu ? » reste de côté et du coup avec elle toute la problématique de l’identification.

7Dès 1960, Lacan soulignait au colloque de Royaumont [3][3]Repris dans « Subversion du sujet et dialectique du désir »,… que « l’œdipe ne saurait tenir indéfiniment l’affiche ». Mais en 1975, Lacan proposa : « Le Nom du Père c’est le nœud borroméen. »

8Avec l’introduction du nœud borroméen c’est à un véritable basculement épistémologique que nous assistons, dont le résultat est un déplacement que l’on peut résumer ainsi : à la fonction métaphorique (qu’elle concerne la fonction du Nom du Père, ou la forclusion du Nom du père) vient se substituer le nouage.

9De plus, avec le nouage des trois catégories R.S.I., ce qui est central dans la structure n’est plus le référent phallique mais l’objet a. Ce dernier point est fondamental dans la clinique en général mais plus encore dans la clinique infantile où tout symptôme est traditionnellement abordé sur le plan d’une défaillance phallique dyslexie, dysorthographie, dyscalculie, etc On peut remarquer qu’avec le nœud borroméen nous nous écartons de la référence à la métaphore, mais aussi du coup des catégories qui lui sont rattachées comme le refoulement, le déni, ou la forclusion.

10La topologie des nœuds – Lacan l’a maintes fois souligné – n’est pas un modèle tentant de rendre compte de l’inconscient R.S.I. c’est la structure, et c’est une structure à trois. Le nœud borroméen se noue à trois et donc nous nous dégageons de la chaîne S1 S2 : pas de couple possible, on travaille d’emblée avec du trois. De plus, le nœud borroméen permet, si on le souhaite d’aborder du même mouvement la psychose et la névrose. Du coté de la psychose nous usons plus volontiers des mises en continuité des registres, ou alors des erreurs dessus dessous. Du côté de la névrose, nous considérons plutôt que nous avons affaire à un nœud bien constitué mais où sont possibles dans le cours de la cure des glissements sans chirurgie.

11Quelques mots encore à propos de R.S.I. et des enfants adoptés ou séparés très jeunes du couple parental, car c’est au cours du travail analytique avec les enfants adoptés que nous avons trouvé l’usage de R.S.I. et de la topologie des nœuds particulièrement précieux. En effet, nous appréhendons que même si nous le souhaitions nous ne pouvons prendre appui sur les repères freudiens habituels ; l’œdipe et le père, sauf à vouloir « forcer » l’enfant adopté à intégrer un ancêtre commun à lui et à sa famille adoptive. Ce qui en général a les pires effets.

12L’adoption nous confronte à R.S.I. puisque le Réel de la conception de l’enfant se trouve, du fait de l’adoption, disjointe du Symbolique puisque ce dernier consiste à devoir s’inscrire dans une nouvelle filiation par la nomination par un autre nom de famille (et bien souvent un autre prénom). Quant à l’imaginaire (la couleur de la peau par exemple)lui aussi est dénoué. Il y a un nouage au départ, ronds noués, superposés, mais pour la plupart de ces enfants, il y a un travail d’écriture et donc de nouage à faire.

13Le travail de la cure va être de réinscrire cet enfant dans le sexuel, c’est-à-dire de lui donner la possibilité de dire : « Je viens de là, je suis issu d’un désir entre mes parents mais ils n’ont pu m’élever. » C’est un enfant hors sexe pour les parents adoptifs mais pas hors sexuel.

14Pour les enfants dont les parents se sont séparés quand ils étaient très jeunes, lui aussi doit réécrire son nœud puisqu’il a une question lui aussi, qui est : « De quel désir suis-je issu ? » Plus même que les querelles parentales, c’est plutôt l’absence de représentation qui entraîne cette tonalité dépressive.

 

 

 

15Nous nous proposons à présent d’illustrer ce qui précède à l’aide de deux vignettes cliniques.

Stéphane

16Stéphane, âgé de 7 ans, est en hôpital de jour et vient consulter au cmp pour des troubles du comportement majeurs : une grande agitation avec des injures à caractère sexuel, des passages à l’acte sur lui-même et sur les autres, des vols ou plus exactement des rapts d’objets. L’inadaptation sociale et scolaire qui en résulte a entraîné son entrée à l’hôpital de jour où il suit une scolarité.

17Un élément biographique est d’importance pour lui : une sœur de Stéphane, née avant lui, est décédée deux ans avant sa naissance. Un frère et deux sœurs sont nés après lui. La sœur décédée n’a été reconnue que par la mère de Stéphane et ne portait pas le même patronyme que lui. Elle s’appelait Marie D. alors que lui et ses frères et sœurs portent le patronyme paternel G.

18Pour Stéphane, la sœur décédée Marie figure dans toutes les « bulles familiales » et Stéphane continue à la faire vivre sous le même patronyme que lui :

19Lors d’une séance, il dit :

20« Tu sais, ma sœur qui est morte elle s’appelle Marie G. »

21« Ma sœur qui est morte elle a 11 ans et moi 9 ans. »

22« Est-ce que je suis l’aîné ? »

23« Je ne suis pas l’aîné, elle est l’aînée, je suis le premier. »

24« J’ai deux frères » (il se compte deux fois : comme « Je » et comme frère).

25« On est deux frères » (il se compte, mais s’efface en tant que sujet de l’énonciation).

26« Ben oui, je compte moi hein/un. »

27Durant cette même séance, il prit des feutres pouvant s’emboîter les uns dans les autres. Il les prit les uns après les autres, d’abord celui du dessous pour le remettre dessus dans un mouvement sans fin en disant : « C’est le premier, non c’est le premier, non c’est le premier », etc.

28Il passa ainsi quelques séances à travailler autour de cette question : être l’aîné, être le premier, se compter, question centrale pour lui. Par la suite, cette sœur ne devait plus été évoquée et la question d’être l’aîné non plus. Deux conséquences : il a voulu quitter l’école des « fous » pour l’école normale. Les objets n’ont plus été systématiquement raptés.

29Il est passé il me semble dans le temps de cette question : « Est-ce que je suis l’aîné, de ma sœur est morte ? » à faire mourir la sœur pour pouvoir se poser de ce fait la question de sa place dans la lignée. Lien aussi de la mort à une position subjective. Est-ce que je suis l’aîné ? Il peut envisager une perte, celle de cette sœur, perte qui lui permet de compter dans l’ordinal donc aussi dans sa place de garçon. L’ordinal c’est pour les garçons.

30« J’ai deux frères. »

31« On est deux frères. »

32« Je compte moi. »

33Du fait qu’il a fait « mourir » la sœur, celle-ci est passée dans les dessous, a fait l’objet d’un refoulement alors qu’auparavant, avant cette question, les choses figuraient sur le dessus : le deuil que la mère n’avait pu faire pour cette enfant la rendait présente dans la figuration familiale.

34Comment rendre compte topologiquement de ce qui s’est passé pour Stéphane ? Il nous semble que la figure [4][4]Nous remercions Jean Brini pour l’aide qu’il nous apportée dans… ci-dessous permet d’articuler quelques éléments de ce qui a pu s’opérer dans le cadre du transfert et de la cure de Stéphane.

35Tentons de lire cette figure.

figure im1

36Au début de sa cure, Stéphane n’a pas accès au bord symbolique de la jouissance phallique, mais seulement à un enlacement entre Réel et Imaginaire. Dans cette position du nœud, le registre du Réel surmonte une partie du champ imaginaire, ce que nous lisons comme une figuration du deuil non effectué concernant la sœur. Au gré des fluctuations de position du Symbolique, les champs de l’objet a et de la jouissance Autre, qui ne sont pas coincés par un triskel peuvent s’échanger librement, cela rendant compte à notre sens de l’extrême agitation du sujet, ainsi que des rapt d’objets, de même que de la réduction du champ de l’inhibition.

37Nous pouvons aussi lire sur la figure que le travail de la cure a consisté essentiellement à accompagner le sujet dans une récupération de la possibilité d’une jouissance phallique « de plein emploi », par un travail d’énonciation sur les questions fondamentales concernant sa sœur, et la façon correcte d’ordonner sa lignée. Nous associons ce travail au mouvement de Reidemeister [5][5]Les mouvements de Reidemeister sont les mouvements de… de type Ω3 qui restitue à la jouissance phallique son bord réel.

38Une fois ce travail effectué, un mouvement de Reidemeister de type Ω2 permet à ce qui du Réel surmontait l’Imaginaire, cette sœur toujours vivante, d’être soustrait au champ Imaginaire.

Christine

39Christine a 4 ans et demi quand je la reçois au cmp. Elle est placée dans une famille d’accueil depuis un an. C’était une petite fille qui présentait un trouble de l’articulation majeure, tenait des propos incompréhensibles (mais pas délirants), un jargon (phonèmes tronqués, dysarthrie) mais comprenait parfaitement ce qui était dit.

40Elle présentait par ailleurs une hypotonie importante. Elle se laissait glisser le long de la jambe de son interlocuteur. Un problème de verticalité dû probablement au fait qu’elle n’avait pu être investie phalliquement par sa mère.

41C’est une enfant qui a été élevée jusqu’à l’âge de 15 mois par sa mère et son père qui n’était pas son géniteur mais qui a reconnu Christine à sa naissance. Sa mère présentait une psychose et des troubles neurologiques graves avec des absences. Cette mère m’avait expliqué qu’elle avait soigné sa fille, lui avait parlé mais avec des blancs dans la parole, dans le visuel et dans l’acte. Christine présentait donc un jargon mais dans lequel on pouvait reconnaître un phrasé musical avec des scansions, des intonations, une ponctuation, comme si la construction de la phrase était présente mais incompréhensible dans son énoncé. Mon intervention a consisté ici à articuler à haute voix en sa présence ce que j’avais pu lire de son dossier, en l’obligeant à regarder sur mes lèvres ce que je disais. À la suite de cette intervention, le jargon s’est pratiquement arrêté et Christine a retrouvé de la verticalité. Au début de sa cure, je n’avais pu rencontrer ni son père ni sa mère et je n’avais pourtant à ma disposition que quelques bribes de son histoire rassemblées dans un dossier de l’ase.

42L’analyste en lisant le dossier à haute voix s’est inscrit au lieu d’une langue refoulante avec de la discontinuité dans la chaîne signifiante par le biais de l’oral, du scopique et de l’invocant.

43L’écart de réel (les blancs de la mère) est passé au symbolique.

44Tout s’est passé comme si la découpe signifiante n’avait pu opérer que du fait d’un tressage de plusieurs pulsions. Donc un nouage, un tressage qui a pu s’inscrire du fait du transfert par l’énonciation du dossier. Ce n’est que bien plus tard que j’ai pu rencontrer le père de Christine. Celui-ci m’a confié qu’il n’était pas le géniteur de Christine, mais qu’il avait voulu la reconnaître peu de temps après sa naissance lorsqu’il avait réalisé que sa mère ne pourrait pas l’élever. De plus, il avait souhaité qu’elle porte un prénom comportant les deux premières lettres de son prénom à lui : Charles, C H d’où Christine.

45Pour rendre compte topologiquement de ce cas, nous remarquerons d’abord que là encore, la fonction phallique est profondément altérée, puisque Christine nous livre une énonciation privée de sens pour son interlocuteur. Nous proposons par conséquent une écriture (figure ci-après) comportant ces deux éléments : altération de la jouissance phallique et altération du sens. Au gré des fluctuations du registre du Réel, le sens s’échange librement avec l’objet a au sein du champ de l’Imaginaire, ce qui nous semble une figuration plausible de la présence du jargon.

figure im2

46L’absence de bord réel pour la jouissance phallique nous semble également pouvoir rendre compte de l’hypotonie importante affectant la posture du sujet.

47Nous proposons alors de considérer la lecture du dossier à travers l’intrication des pulsions orale, scopique et invocante, comme une action éminemment symbolique figurée par le mouvement Ω3. La lecture à haute voix a ainsi permis un déploiement du champ Imaginaire, a eu une fonction de restitution du sens de son image pour le sujet. Mais pour qu’il y ait véritablement nouage, il y fallait le préalable du réel de la lettre (ch), qui assurait déjà la stabilité des ronds imaginaires et symboliques avant l’intervention de l’analyste. Deux glissements nodaux se sont donc produits, l’un lié au transfert et l’autre à l’écriture de la lettre. Mais le nouage du transfert n’a pu se faire que du fait de cette inscription première.

48Remarquons que cette tentative d’écriture n’est nullement univoque. Un autre point de départ pourrait en effet être la profonde altération de l’accès au sens du sujet. On pourrait alors partir de la figure suivante, qui conduirait à une autre lecture.

49On le voit sur ces deux exemples, l’écriture borroméenne n’est nullement pour nous un préalable qui piloterait notre appréhension de la clinique. Il s’agit plutôt a posteriori d’inscrire quelque chose de transmissible [6][6]C’est Lacan qui martèle tout au long de son enseignements que… qui puisse répondre à cette question jamais close malgré sa simplicité : que s’est-il passé ? Avec l’enfant, nous intervenons au point de la constitution du nouage, quelquefois pour le faire, pour nouer R.S.I., d’autres fois, comme ici, pour serrer autrement R.S.I.. Et c’est à chaque fois d’un travail sur la lettre qu’il s’agit.

figure im3
 

Notes

  • [1]
    M. Darmon « Ça se noue dans l’enfance », exposé à l’epep le 28 mars 2012.
  • [2]
    A. Vorcaro, « Topologie de l’effet sujet », exposé au séminaire d’été 2013 de l’ali.
  • [3]
    Repris dans « Subversion du sujet et dialectique du désir », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 813.
  • [4]
    Nous remercions Jean Brini pour l’aide qu’il nous apportée dans le tracé des figures.
  • [5]
    Les mouvements de Reidemeister sont les mouvements de glissement, au nombre de trois, qui permettent de changer la mise à plat d’un nœud sans en affecter la structure. On en trouve la description par exemple sur la page : http://a-l-i.org/freud/Data/pdf/Fins_de_partie.pdf
  • [6]
    C’est Lacan qui martèle tout au long de son enseignements que seul le mathème se transmet. Nous considérons ces écritures comme des mathèmes, précisément.
 
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/06/2015
https://doi.org/10.3917/lrl.151.0021
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