Face à la volonté de puissance qui plombe notre temps, le professeur de philosophie et chrétien engagé, explique, dans un entretien au « Monde », puiser dans les Evangiles pour inviter à l’abandon de soi. Avec de radicales implications sociales et politiques.

Propos recueillis par

Publié aujourd’hui par Le Monde ... le 01.05..22

L’époque que nous vivons est marquée par les crises, et nous sommes toujours tentés de voir dans le paradigme moderne – celui de la maîtrise rationnelle – la solution à nos problèmes. Mais que faire si ce logiciel philosophique est, au moins en partie, responsable de cette situation ? Face à ce paradoxe, Foucauld Giuliani, professeur de philosophie et fondateur du café associatif Le Dorothy – lieu d’expérimentation collective du message chrétien –, explique dans La Vie dessaisie, la foi comme abandon plutôt que la maîtrise (Desclée de Brouwer, 176 p., 16,90 euros) que les Evangiles indiquent une autre voie : celle de l’abandon de soi.

Nous avons hérité de la modernité philosophique un idéal de maîtrise, à la fois de l’homme sur la nature et de nous-mêmes sur autrui. Dans quelle mesure la voie des Evangiles constitue-t-elle une alternative ?

Notre pensée moderne, notamment dans sa dimension économique et politique, est structurée par les notions de maîtrise, de contrôle, de planification. L’homme se pose en maître de toute réalité et pense pouvoir aménager de façon autonome et avec raison son environnement.

Or, notre époque est aussi celle d’un phénomène possiblement fatal à moyen terme : le dérèglement climatique. On découvre que notre organisation capitaliste est tout simplement en contradiction avec les conditions d’une vie collective durable et heureuse. L’image que le miroir de l’époque contemporaine présente à la pensée moderne est en décalage avec l’idée qu’elle se fait d’elle-même.

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Cela produit ce que j’appelle « l’époque de la peur » : non seulement celle-ci est porteuse dangers destructeurs, mais, en plus, la pensée moderne, censée nous protéger de ces dangers, se retrouve impliquée dans leur existence et apparemment incapable de les résoudre. Dès lors, nous nous sentons pris au piège.

De quelle manière faut-il donc agir dans ce contexte d’urgence ?

Mon hypothèse est que la foi est la lumière transformatrice sans laquelle la raison s’égare. Cela serait vrai tant à l’échelle individuelle que collective. Cette hypothèse implique de voir l’histoire comme le lieu de la réalisation de la volonté de Dieu et non comme une simple matière contingente à conformer à notre propre volonté.

Je lis les Evangiles comme la révélation de la volonté aimante d’un Dieu qui n’est pas auteur du mal et qui le subit même de plein fouet sur la croix. Par ses paroles et par ses actions, par exemple par la guérison réitérée des corps blessés, Jésus montre que, à travers l’histoire humaine, peut se poursuivre l’acte de création commencée à l’origine des temps. Il nous révèle que la création a pour unique finalité de s’épanouir en communion. Néanmoins, il serait trop simple et même mensonger de voir la foi comme une « solution » : elle ne peut être que le fruit d’une conversion progressive de nos gestes dans laquelle la prière, modalité particulière de la pensée, joue un rôle essentiel.

Qu’est-ce précisément qu’une « vie dessaisie » ?

Il serait faux de croire que la vie dessaisie nous définit tels que nous sommes réellement, nous autres chrétiens. Elle est plutôt l’état vers lequel nous tendons, peut-être l’expérience que nous faisons fugacement et que nous constatons aussi chez des non-chrétiens. A travers les trois concepts principaux « d’écartèlement », « d’éclatement » et « d’abandon », je décris ce que produisent dans l’existence l’appel et la visée de la vie dessaisie.

Ils génèrent un combat, un certain nombre de déchirements à différents niveaux de l’être. Non que la foi ne puisse rendre heureux. Elle exige cependant des arrachements puisqu’il ne s’agit plus seulement de vivre pour soi-même, mais de vivre de l’esprit de Dieu. Or, nous résistons à la volonté de Dieu. Cette résistance à Dieu, les chrétiens l’appellent le péché. Le combat spirituel n’est pas optionnel ; il est l’effet logique d’une vie animée par le désir de conversion à l’amour entendu comme charité, c’est-à-dire don de soi-même.

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La vie dessaisie n’est pas une invitation à la passivité. Jésus nous dit explicitement que croire en lui, c’est mettre en pratique le service du prochain. Ainsi en Matthieu 25 : « Car j’avais faim, et vous m’avez donné à manger ; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli. » De tels propos orientent évidemment la façon de concevoir l’ordre social et la vie politique, si souvent régis par la volonté de puissance des plus forts.

Vous appliquez aussi cette exigence de dessaisissement à la communauté. En quoi la « communauté dessaisie » permet-elle d’éviter les écueils tant communautaristes qu’identitaires ?

Bien comprise, l’Eglise est d’abord une « communauté de manque » bien plus qu’une communauté d’identité. Cela signifie que le manque est ce que ses membres partagent intimement, la réalité vécue qu’ils dévoilent et déposent devant Dieu quand ils le prient d’étendre son royaume : « Que ton règne vienne. »

Ensuite, l’Eglise doit disposer ses membres à une action personnelle et collective pour le bien commun. On connaît malheureusement trop peu certains concepts importants de la doctrine sociale catholique, par exemple la « destination universelle des biens », pourtant particulièrement utile pour lutter contre la marchandisation capitaliste du monde. Il faut se saisir de la portée politique de la foi, ce qui n’est pas contradictoire avec le fait de penser la foi en tant que dessaisissement.

« La Vie dessaisie » : l’abandon de soi comme salut

La modernité nous a légué un idéal de contrôle, à la fois de nos vies et de notre environnement. A l’heure où les crises se multiplient, cette exigence semble encore régler nos existences alors même que la rationalité technico-économique porte une lourde responsabilité dans la situation actuelle. Et s’il fallait formuler une hypothèse totalement différente ? Et si, pour sortir du marasme, il fallait privilégier l’abandon à la maîtrise ?

Voici l’idée que formule Foucauld Giuliani dans son ouvrage. Ce professeur de philosophie âgé de 31 ans puise dans les Evangiles afin de proposer une éthique du « dessaisissement ». Car rester fidèle à l’enseignement du Christ, c’est comprendre que seul un homme dépouillé des choses matérielles peut véritablement faire œuvre de charité. C’est aussi comprendre qu’il n’y a pas plus grand souci de soi que le souci des autres. Cette thèse, parfaitement révolutionnaire et choquante pour l’esprit bourgeois, mérite d’être prise au sérieux. Et Foucauld Giuliani, dont la sincérité ne peut être mise en doute, également.