Libération par Fabrice Drouzy et Valérie Munson

publié le 9 septembre 2013

 

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A l’occasion de la sortie du livre "la Chute du ciel, parole d’un chaman yanomami" rédigé par le chef indien Davi Kopenawa et l’anthropologue Bruce Albert, Libération a demandé à Raymond Depardon, photographe globe-trotter, d’interroger les deux hommes.

 

La rencontre a eu lieu à la Fondation Cartier pour l’art contemporain à Paris. Les propos de Davi Kopenawa étaient traduits simultanément par Bruce Albert qui partage la vie des Yanomami depuis plus de trente ans et parle couramment leur langue.

Raymond Depardon : Pourquoi ce titre, la Chute du ciel ?

Davi Kopenawa : La chute du ciel est une prophétie des chamans. L'une de leurs missions est de maintenir le ciel en place. Si les Blancs détruisent la forêt, envoient des épidémies, si les chamans meurent, alors il n'y aura plus personne pour retenir le ciel. Or le ciel est déjà malade à cause des fumées que les Blancs produisent, ces fumées qui ­montent dans la poitrine du ciel et commencent à l'étouffer, à le brûler. Il est très fragile. A la mort des chamans, leurs esprits orphelins, en colère, vont le découper. L'obscurité va se faire, le tonnerre, la pluie, ne vont plus cesser, et avant qu'on s'en rende compte, le ciel va s'écrouler sur nous et tout sera fini.

 

Bruce Albert : Il faut avoir en tête ce que vivent actuellement les Indiens d'Amazonie, alors que le Brésil s'apprête à élire un nouveau président. Raoni, le chef des Kayapos, était de passage à Paris, en mai, pour lutter contre la ­construction du barrage Belo Monte sur le Rio Xingu qui occasionnerait le déplacement d'au moins 20 000 personnes. Le projet avait déjà été repoussé par les Kayapos en 1985 et 1986, mais il vient de ressortir des tiroirs du gouvernement brésilien. L'autre cas est celui des Yanomami, car le prix de l'or vient de passer à 1 250 dollars l'once. Or, leur vie est indexée sur les cours du marché international de l'or comme au bon vieux temps des conquistadors ; 1 250 dollars l'once, cela veut dire que les chercheurs vont recommencer à affluer. Ces deux dossiers ont fait l'objet d'une action auprès du secrétariat des droits de l'homme aux Nations unies.

R.D.: Davi, vous avez des propos très durs sur les Blancs, et pas seulement les Blancs du Brésil. Pourquoi dites-vous: «Vous les Blancs, écoutez-moi»? 

D.K. : Je suis en colère mais pas sans raison. Quand j'étais enfant, je n'avais pas conscience du monde. Puis, toute ma famille est morte dans une épidémie. Les anciens qui m'ont élevé, les femmes que j'appelais mères, sœurs, les beaux-frères et frères qui me donnaient leur affection, tout le monde est mort à cette époque-là. On ne connaissait pas encore les Blancs, et leur épidémie est arrivée. Je n'ai pas oublié ça. Puis j'ai grandi, je suis devenu adulte et j'ai ­conservé cette colère contre la destruction provoquée par les Blancs. S'ils venaient simplement nous visiter sans autre motif que faire amitié avec nous, je ne serais pas en colère. Mais comme ils viennent pour détruire la forêt, salir les rivières pour en tirer de l'or, ils font tout mourir. Voilà ce qui nourrit ma ­colère depuis mon enfance.

Maintenant je sais qu'avec leurs ordinateurs, ils regardent les cartes de nos territoires et se disent : «Ça, ça va être à nous.» Leur seule intention est de s'approprier la forêt et de nous faire disparaître. Les Blancs ont commencé à ouvrir des chemins dans la forêt, ils ont fait des plans de colonisation. Ensuite, vers 1985, un projet des militaires brésiliens a établi des pelotons à la frontière du nord du Brésil avec le Venezuela. Après ces pelotons de frontières mili­taires, sont arrivés les chercheurs d'or. Une ruée massive, 40 000 personnes entre 1987 et 1990, comme des fourmis qui avancent en colonne. Ils ont commencé à détruire les sources des rivières dans les hautes terres, à défricher partout, à propager la «fumée de l'épidémie» [Les Yanomami considèrent que les maladies contagieuses des Blancs se propagent sous forme de fumée, ndlr] .

B.A. : Il y a eu aussi des conflits armés comme le massacre de Rachiu, en 1993, où un groupe de garimpeiros, les chercheurs d'or, a loué les services de pistoleros pour se débarrasser d'Indiens qui leur faisaient obstacle. Ils ont encerclé le groupe composé de femmes, d'enfants et de vieillards. Ils ont tiré au fusil de chasse, achevé les femmes avec un coup de 38 dans la tête et les enfants au couteau dans les hamacs. On a travaillé avec le procureur de la République brésilien, et on a réussi à retrouver les coupables. Pour la première fois dans l'histoire de la justice brésilienne, ces assassinats ont été qualifiés de crimes de génocide. Ensuite, les choses se sont calmées, mais de nouveau, depuis un an ou deux, les chercheurs d'or se sont réinstallés. Et le gouvernement ne fait rien.

Davi a pourtant rencontré trois fois Lula [l’actuel président brésilien] ces dernières années. Récemment, c’était pour une commémoration de la délimitation des grandes terres indiennes dans le nord [un territoire sanctuarisé]. Il lui a demandé pourquoi il ne faisait pas d’efforts pour retirer les garimpeiros de leur terre. Lula ne lui a pas répondu et lui a demandé de s’adresser au président de la Funai, l’organisme qui gère les af­faires indigènes, ou au ministre de la ­Justice. Il l’a, en gros, envoyé vers des sous-fifres.

R.D.: Le gouvernement n’entend donc pas sanctuariser l’Amazonie…

B.A.: Le Brésil compte continuer à développer les infrastructures énergétiques, les transports, etc. Cela préoccupe énormément le gouvernement de Lula. Il y a eu un conflit avec la ministre de l'Environnement, Marina Silva, qui est beaucoup plus proche des Indiens et de la défense de l'Amazonie, mais il a été tranché en faveur des productivistes. Aujourd'hui, les Indiens se sentent trompés car ils ont soutenu Lula dans ses campagnes antérieures. En 1986, Davi avait été candidat à la députation dans l'Etat de Roraima, soutenant la candidature du Parti des travailleurs. Il n'avait aucune chance d'être élu, mais c'était une façon de faire entendre leurs problèmes. Lula avait alors demandé aux chamans de faire danser les esprits…

R.D.: S'il y a peu de choses à attendre du gouvernement brésilien, que peut faire la communauté internationale ?

D.K.: On ne peut pas faire partir les garimpeiros mais il est important de faire peur aux politiciens brésiliens, de les impressionner en leur montrant que tout le monde est au courant de ce qui se passe dans la forêt. Lors du Sommet de la terre à Rio, en 1992, on a obtenu la délimitation et la légalisation de la terre Yanomami sous la présidence de Fernando Collor de Mello. C'était la pire époque pour nous. La mortalité était terrible, et les garimpeiros, pour se débarrasser des Indiens malades, les ramassaient dans les villages et les parquaient dans des infirmeries mouroirs à Boa Vista, la capitale de Roraima. Les médias internationaux sont venus et le gouvernement a dû céder. C'est vraiment comme ça que ça fonctionne.

R.D.: Y a-t-il une prise de conscience dans la population brésilienne ?

D.K.: Bien sûr, il y a des Blancs qui nous soutiennent au Brésil, mais les gens qui habitent près de nous restent nos ennemis. Ce sont eux qui veulent prendre notre terre, les arbres, l'or. Les gens dans les grandes villes ont de la sympathie pour nous, ils nous soutiennent. Mais ce n'est pas suffisant. On dépend surtout de nous-mêmes et des différents groupes indiens qui s'allient et font grandir leur propre mouvement de protestation.

B.A.: Plusieurs structures existent. Le CIM (Conseil indigéniste missionnaire), de gauche, lié à la réunion des évêques brésiliens, l'ISA (Instituto Socioambiental), grande ONG indigéniste environnementale, et diverses autres ONG. Face à ces mouvements, les militaires brésiliens brandissent toujours les mêmes arguments : toutes ces ONG sont en fait des organisations pilotées par des mouvements séparatistes. L'internationalisation de l'Amazonie est un thème que l'armée ressort depuis les années 70. Ils ne peuvent pas concevoir que les Indiens aient leur propre stratégie, leur propre mouvement. Fatalement, si c'est un Indien, c'est une marionnette. Et ça marche dans le grand public brésilien. C'est même surprenant : cet argument ­nationaliste touche une grande partie de la population.

Existe-t-il une ONG yanomami ?

B.A.: Oui. Nous l'avons créée avec quelques amis, en 1978. A l'époque, les Yanomami étaient extrêmement isolés. On s'est occupé de la lutte pour la terre, ensuite de programmes de santé. On a fait des écoles en langue yanomami car ils avaient besoin de mieux se débrouiller avec la communication extérieure. Puis, nous avons sabordé l'ONG en question, et en 2004  est né Hutukara, l'association 100 % yanomami, dont Davi est le président.

Que fait cette association ?

B.A.: Elle mène des projets, cherche des financements. L'association a par exemple monté un système de radios sur le territoire yanomami. Ce qui n'est pas simple car la logistique des transports est extrêmement compliquée. La taille du territoire yanomami est celui d'un pays européen, à peu près grand comme l'Irlande ; il y a 25 postes de santé desservis par monomoteurs. D'ailleurs, à chaque fois qu'on présente un dossier, on nous dit : «C'est quoi ­votre truc, un projet d'aviation ?»

Autre dossier mené par l’association : l’école. Après l’avoir beaucoup développée pour que les enfants aient accès à l’instruction, on revient aux fondamentaux . Parce que c’est un peu ­ambigu, la scolarisation ; c’est à la fois quelque chose qui permet de se débrouiller sur la scène politique et cela introduit des changements dans les comportements des jeunes. Aujourd’hui, les responsables ont décidé de revenir aux fondamentaux.

R.D.: Justement, parle-nous des chamans…

B.A.: Davi est à la fois un chaman traditionnel et quelqu'un qui a voyagé. Il a produit une synthèse sous la forme de prophétie chamanique de ce qui est en train d'arriver aux Yanomami. Et il pense que ce qui s'est passé avec les chercheurs d'or est une sorte de modèle réduit de ce qui va arriver à la terre si on continue dans cette direction. Ils ont vraiment vécu, en trois ou quatre ans, la mort de 13% de la population, les rivières polluées, les maisons désertées. Ils ont fait l'expérience d'une catastrophe écologique et épidémiologique, à cause de la folie des Blancs. Dans notre livre, les Yanomami appellent les Blancs «le peuple de la marchandise». Leur impression est que les Blancs sont amoureux des marchandises et qu'à cause d'elles, ils mettent la terre sens dessus dessous. Je parlais des lettres de Walter Raleigh [explorateur du XVIe siècle] qui, apercevant les côtes d'Amazonie disait : «On va les faire bosser, l'or, l'or, l'or…» La première vision de l'Amérique, c'était ça, et cela continue dans un style à peine différent aujourd'hui.

R.D.: Quelle est la place des chamans aujourd’hui ?

Le chamanisme est le lieu de la créativité intellectuelle dans des sociétés comme celles des Yanomami. Ce sont les chamans qui ont la charge de digérer toutes nouvelles informations avant de tenter d’expliquer et de donner du sens aux choses. Notamment quand tout change très vite. C’est pour cela qu’au fil des siècles, quand les contacts ont été très brutaux et très violents, on retrouve de tels mouvements messianiques, des mouvements de révolte ­conduits par des chamans, des mouvements prophétiques, etc. Davi s’inscrit dans cette tradition. Certes, ce n’est plus comme au temps des Portugais ou des Espagnols, personne ne va prendre les armes. Maintenant au lieu de se révolter, on va à la Fondation Cartier, on rencontre des journalistes, mais la prophétie chamanique est toujours là, et la figure du chaman a toujours ce rôle.

R.D.: Ont-ils toujours eu cette conscience planétaire ?

B.A. Non, leur monde s’insère au fur et à mesure dans des sphères de relations plus grandes, ils bricolent avec les ­connexions, les informations, les ­contacts. Le chaman a le même rôle, mais le contexte a changé. Ils se sont finalement adaptés très rapidement. Ils apprennent à leurs enfants à se servir d’Internet, à avoir des contacts avec des amis blancs dans différents pays. Il faut avoir une perception et une intelligence politico-symbolique très grande pour arriver à faire des discours qui viennent du fond de la forêt et qui sont audibles jusqu’à la tribune des Nations unies. Davi est une personnalité tout à fait ­remarquable.

R.D.: Tu nous as dit récemment : «Si un anthropologue n’est pas engagé au côté de ces populations, il ne sert à rien…»

B.A.: Je vais encore me faire bien voir de mes collègues [rires]. En fait, c'est mon histoire. Ce n'est pas forcément une ­règle générale, mais c'est la façon dont j'ai cru comprendre qu'il était décent de faire de l'anthropologie. Quand je suis arrivé chez les Yanomami et que j'ai rencontré Davi, on avait à peu près le même âge : 22, 23 ans. J'arrive de l'université, Levi Strauss plein la tête, et j'atterris dans une sorte de Far West abominable. Très rapidement, j'ai eu à m'occuper d'assistance de santé alors que je n'y connaissais rien. Je me suis alors dit : «Je peux continuer à faire de l'anthropologie, intellectuellement cela m'intéresse, mais je ne peux le faire décemment que si je continue à travailler avec les gens qui sont ici et qui ont tous ces problèmes.» Je ne me voyais pas travailler en France, écrire des articles académiques et, de temps en temps, constater : «Ah tiens, la moitié de la population a disparu, quel dommage…» Et revenir vingt ans plus tard pour écrire un second livre et conclure : «Avant c'était mieux, mais maintenant, ils sont tous morts.» C'est ma recette pour faire de l'anthropologie mais il y en a d'autres.

Vous êtes en France depuis peu de temps. Avez-vous vu Avatar ?

B.A.: Oui, et cela m'a profondément énervé. On retrouve tous les poncifs du western américain avec le héros étranger qui épouse la fille du chef et qui sauve les sauvages qui sont trop couillons pour se débrouiller tous seuls… Insupportable.

 

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