>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>
DOCUMENTS - Deux livres de souvenir se font l’écho de l’évolution de la gauche intellectuelle dans la deuxième partie du XXe siècle.
Les rejetons de 1968 prennent la plume. Camille Kouchner publie La Familia grande et Léa et Hugo Domenach Les Murs Blancs. A priori rien de commun entre ces deux livres: la première accuse Olivier Duhamel d’inceste sur la personne de son frère jumeau, quand les seconds font le tableau nostalgique d’une singulière aventure intellectuelle et communautaire. Pourtant, l’un et l’autre composent une photo de la gauche, à un moment de son histoire. L’après-guerre, le septennat de François Mitterrand. À travers ces deux ouvrages se lisent successivement ou simultanément les traces d’une espérance, d’une dérive, d’un égarement.
Mettant au grand jour les agissements de son beau-père, Camille Kouchner relate aussi le mode de vie du couple formé par le constitutionnaliste Olivier Duhamel et l’universitaire Évelyne Pisier. La Familia grande, c’est celle qu’ils constituent avec les enfants d’Évelyne et de Bernard Kouchner et ceux qu’ils ont adoptés. À la famille, cette génération issue de Mai 68 aimerait donner une nouvelle définition: non pas un noyau biologique, mais un groupe recomposé, élargi aux amis, formant une tribu joyeuse, ouverte, quoique volontiers endogamique.
À lire aussi :Jacques Julliard: «L’affaire Olivier Duhamel: une bombe à fragmentation»
Aux Murs Blancs aussi, les habitants ont l’intuition que les structures d’avant-guerre ont vieilli, qu’un autre monde est à inventer. Le personnalisme est une idée neuve.
Ce courant philosophique un peu oublié distingue la «personne», qu’il faut promouvoir, et l’«individu», pauvre produit de la société matérialiste. Dès les années 1930, le philosophe Emmanuel Mounier rêve d’une expérience novatrice qui soustrairait l’homme à la fois au libéralisme qui l’isole et à ces idéologies des masses que sont fascisme et communisme. À la Libération, avec d’autres intellectuels chrétiens issus de la Résistance, il tente l’aventure. Les Murs Blancs, une grande propriété sise à Châtenay-Malabry, près de Paris, servira de laboratoire: au programme, vie familiale - chacun a un appartement - et vie intellectuelle - colloques, conception de la revue Esprit. Pour résumer: la philosophie tempérée par les problèmes de copropriété.
Outre Emmanuel Mounier, les premiers occupants qui s’installent avec femme et enfants s’appellent Henri-Irénée Marrou, grand historien de l’antiquité chrétienne et spécialiste de saint Augustin, et le psychologue Paul Fraisse. Suivra encore Jean-Marie Domenach, disciple de Mounier. Léa et Hugo sont ses petits-enfants. Bercés par le récit de cette expérience qui a tant marqué leur famille, ils ont voulu mener l’enquête, avec affection et souci de rectifier ce qui relève du mythe.
Sentiment de vérité
Aux Murs Blancs, durant quarante ans, passera le gratin de la gauche intellectuelle et politique, d’Albert Béguin à Alfred Grosser ou André Bazin. Le philosophe Paul Ricœur, puis l’historien Michel Winock, y éliront domicile. Jacques Julliard, héritier de cette tradition intellectuelle, y viendra souvent, en voisin. Ce qui bouillonne aux Murs Blancs, c’est la gauche de Mendès et de Delors, plutôt que celle de Mitterrand, encore moins celle de Thorez ou de Marchais. Des combats y seront menés en faveur de la paix en Algérie, contre l’usage de la torture. On peut discuter de ces engagements, s’interroger sur des dégâts collatéraux, on ne peut pas mettre en cause leur sincérité, ni leur noblesse. Ces hommes étudient, critiquent ou encouragent l’évolution de leurs deux amours que sont le christianisme et la gauche.
Rien de tel dans La Familia grande . Il semble que les idées n’y soient plus cotées en Bourse. Depuis 1968, ce n’est pas seulement l’imagination qui a pris le pouvoir, mais les chimères conçues par une poignée d’apprentis sorciers. Interdit d’interdire, c’était écrit sur les murs. Certains ont pris ce slogan adolescent au pied de la lettre. L’été, chez les Duhamel-Pisier, tout le monde se retrouve dans une belle propriété de la Côte d’Azur. Les soucis matériels sont laissés à l’extérieur dans cette vaste enceinte où la vie n’est que fêtes et plaisirs. Camille Kouchner décrit une petite société évoluant dans l’assurance que procure le sentiment de la vérité, meilleur chemin vers l’impunité. Les enfants sont mêlés aux mœurs libérées des adultes, quand ce n’est pas à leurs jeux les moins innocents. La pudeur est un mot réactionnaire. À l’inverse, un hédonisme devenu idéologique règne en maître. Non sans conséquence. La mère d’Évelyne Pisier, militante du «droit de mourir dans la dignité», se suicidera, comme après elle sa fille, l’actrice Marie-France Pisier. Mais ces gouffres ouverts n’empêchent pas les autres de danser au bord.
Jusqu’à la fin de leur vie, les Mounier, Marrou, Ricœur travailleront à leur œuvre, sans espoir de duché ni de dotationPour eux, la foi dans les grands systèmes de pensée a vécu. Puisqu’on ne peut plus changer la société, il s’agit d’en occuper les premières places. En 1981, quelques-uns de ceux qui forment «la familia grande» deviennent les hiérarques du socialisme régnant. Ils obtiennent des positions éminentes, jusqu’au gouvernement. Et conformément aux serments de leur jeunesse, ils jouissent sans entraves, ne serait-ce que de leurs postes.
Contraste saisissant avec les Murs Blancs où, trente ans plus tôt, on vit simplement, dans un certain dédain des honneurs et du confort. Jusqu’à la fin de leur vie, les Mounier, Marrou, Ricœur travailleront à leur œuvre, sans espoir de duché ni de dotation. L’éducation chrétienne ajoutée à l’expérience de la Résistance a habitué ces hommes et leurs familles à une sobriété de bon aloi. Dans un climat au fond assez conservateur, on y croit au bonheur plutôt qu’au bien-être.
Bien sûr, l’esprit du monde n’épargnera pas le phalanstère personnaliste. Comment pourrait-il en être autrement? La drogue, la libération sexuelle franchiront les Murs Blancs. S’invitera même la tragédie: le fils de Ricœur, homosexuel et toxicomane, se suicidera. Mais l’expérience généreuse de Mounier et de ses amis suscite spontanément la sympathie. Il y avait sûrement de l’utopie chez ces hommes, une candeur qu’est venue refroidir la cohabitation de personnalités à la fois fortes et difficiles. Mais comment leur reprocher d’avoir cru à l’intelligence de l’homme, à sa capacité à transformer le monde? Rien de comparable avec l’atmosphère irresponsable et pesante décrite par Camille Kouchner. Défaite de la pensée.
Génération «Conseil national de la Résistance», génération «Mitterrand», on mesure la mue. Par le plus grand des hasards, chacun des groupes décrits est rattaché à une revue. L’une fut fondée par Mounier et animée par Domenach, l’autre par Olivier Duhamel. D’un côté Esprit, de l’autre Pouvoirs. Ces titres parlent d’eux-mêmes.
Les Murs blancs, de Léa et Hugo Domenach, Grasset, 320p., 20€.
La Familia grande, de Camille Kouchner, Seuil, 208p., 18€.