ENTRETIEN - L’académicien démonte les ressorts de la rivalité entre de Gaulle et Pétain dans une uchronie menée avec une virtuosité qui rappelle celle de Jean d’Ormesson. Son nouveau roman se lit comme une aventure picaresque, sur fond de Résistance et de collaboration, où les folies de l’Histoire finissent par se fondre dans l’implacable marche du temps.

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«Je suis personnellement gaulliste, mais un gaulliste critique. Je peux admirer de Gaulle comme j’admire Richelieu qui, lui non plus, n’était ni tendre ni compatissant», confie Jean-Marie Rouart. Serge Picard

LE FIGARO MAGAZINE. - Et si le maréchal Pétain avait quitté Vichy le 11 novembre 1942 afin de rejoindre Alger où venaient de débarquer les Américains? Telle est l’hypothèse qui fonde votre nouveau roman. Pourquoi avez-vous éprouvé le désir de réécrire l’Histoire à travers une uchronie?

Jean-Marie ROUART. - L’uchronie permet au romancier une totale liberté pour réécrire l’Histoire. Il peut laisser libre cours à sa fantaisie, s’amuser, en espérant aussi amuser le lecteur, tout en abordant des vérités que les historiens professionnels délaissent. J’ai écrit ce livre en pensant à ce jugement de Napoléon: «L’Histoire est un mensonge qu’on ne conteste plus.» Et la période que j’ai choisie, celle qu’illustrent de Gaulle et Pétain, est l’objet d’un formidable manichéisme. On est en noir et blanc. Dans une forme de bondieuserie saint-sulpicienne pour célébrer le général de Gaulle et, à l’inverse, dans une diabolisation totale de Vichy. Cela est satisfaisant pour les grandes commémorations, mais non pour la vérité, telle que les contemporains ont pu la vivre.

Beaucoup de gens restent insatisfaits de la version officielle qu’on nous donne de cette époque: tous les laissés-pour-compte, soldats pris entre deux camps, hauts fonctionnaires déchirés, gaullistes excommuniés par de Gaulle comme l’amiral Muselier. Depuis longtemps, je me passionne pour cette période tragique puisqu’elle a confronté cruellement la France à elle-même: j’ai parlé avec beaucoup de résistants comme Alain Griotteray, Claude Bourdet ou François Mitterrand, qui me disait: «L’opposition aujourd’hui n’est pas entre gaullistes et pétainistes, elle est entre ceux qui ont connu cette époque et ceux qui ne l’ont pas connue.»En effet, on cède trop au défaut de ne pas contextualiser les événements. Il est vrai que les passions idéologiques et les a priori historiques de M. Paxton ne nous y aident pas beaucoup. C’est ce contexte humain, surprenant, déroutant, que je m’efforce de décrire.

Entre le général de Gaulle, au caractère abrupt, et le maréchal Pétain, à l’ambition plus affable, il semble parfois que votre cœur balance. Adhérez-vous à la thèse du glaive (de Gaulle) et du bouclier (Pétain)?

Je me garderai bien de toute tentation révisionniste. Je suis personnellement gaulliste, mais un gaulliste critique. Je peux admirer de Gaulle comme j’admire Richelieu qui, lui non plus, n’était ni tendre ni compatissant. Il a porté très haut la valeur de la France, à un moment tragique, avec un courage, une témérité qui, à elles seules, légitiment la place qu’on lui accorde. Quant à l’homme, en dépit des réserves que je fais sur son inhumanité, son caractère méprisant, son ingratitude, je lui reconnais une prodigieuse intelligence qui puise dans une extraordinaire culture littéraire. C’est d’ailleurs son aspect de mystique, de moine-guerrier, de croisé de la France libre que j’ai souligné dans mon roman. Est-ce pour autant qu’il incarnait toute la Résistance? Non. La France résistante comprenait autant de réseaux, de chapelles, d’organisations, aussi disparates et concurrentes que les tribus gauloises à Alésia. Il y a eu de grands réseaux de résistance non inféodés à de Gaulle comme Combat de Frenay. J’éprouve une immense admiration pour tous ces résistants qui ont tout risqué pour un idéal.

Que Pétain ait eu un caractère plus gracieux, un plus grand souci humain, il l’a prouvé pendant la Grande Guerre, et de là est venue sa légende. Cet aspect positif a été éclipsé par l’abject décret sur les Juifs d’octobre 1940. Mais Weygand et Pétain étaient loin de souhaiter la victoire de l’Allemagne. Ils ont voulu, comme on l’a dit, sauver les meubles en attendant une intervention américaine. La théorie de l’épée et du bouclier a mauvaise presse aujourd’hui. Car le passif de Vichy entre la fin de 1942 et la Libération est très lourd, le maréchal n’est plus qu’un prête-nom. Si, comme le lui demandait Roosevelt, il avait rallié les Américains, ce que j’imagine dans mon livre, alors oui, l’hypothèse de l’épée et du bouclier eût été tout à fait concluante.

De Gaulle lui-même n’a-t-il pas accrédité cette thèse?

Oui. Il l’a reconnu avec une angoisse rétrospective: «Si Pétain avait gagné Alger en novembre 1940, que serais-je devenu? Il aurait été acclamé, les Anglais se seraient résignés, les Américains auraient applaudi, et, à la Libération, il aurait remonté les Champs-Élysées sur son cheval blanc.» Reste que, sur ce point aussi, on a des œillères: on voudrait effacer l’admiration que de Gaulle a toujours éprouvé pour Pétain (et il n’était guère prodigue en matière d’admiration). Cela apparaît dans ses Mémoires, mais aussi dans son désir de lui éviter l’humiliation d’une condamnation et la prison, jusqu’à la gerbe qu’il fait déposer sur sa tombe de l’île d’Yeu en novembre 1968. Pétain aurait tout à fait accepté que de Gaulle remplisse le rôle d’une Jeanne d’Arc à Londres. Tout s’est détraqué quand cette Jeanne d’Arc a voulu détrôner Charles VII. D’où ces terribles conflits entre deux légitimités qui ont égaré beaucoup de braves Français incertains de leur devoir et qu’on condamne un peu facilement aujourd’hui.

Les mythes politiques dont nous ornons notre ciel, et qui ont remplacé les mythes religieux, nous sont nécessaires comme des références humaines d’exception.

Jean-Marie Rouart

Dans votre roman, on voit de Gaulle, sous le choc de cette incroyable volte-face, songer au suicide, puis s’embarquer avec quelques fidèles sur un navire pour une destination inconnue. Parmi les passagers se trouvent Joseph Kessel, Raymond Aron et Maurice Druon. Avez-vous voulu signifier par là que la littérature est inséparable de l’Histoire?

Dépressif, de Gaulle, oui ; suicidaire, il l’a avoué au moment de la malencontreuse affaire de Dakar. C’est un cyclothymique, un bipolaire comme tous les grands artistes. Il n’est jamais satisfait, d’où son caractère de dogue. Le but qu’il s’était fixé comme pour tous les artistes était inatteignable. La réalité, bonne ou mauvaise, ne pouvait jamais satisfaire son exigence. Pour les écrivains, c’est autre chose: il admirait Malraux, Bernanos, Mauriac, Claudel, non seulement pour leurs œuvres, mais parce qu’ils portaient quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes. C’est une complicité d’amateurs d’absolu et de fanatiques de la grandeur.

Comment expliquez-vous que le général de Gaulle ait pu, en dépit de son caractère difficile, réussir à rallier derrière lui tant d’hommes de qualité? Est-ce parce qu’il a su mieux que les autres recourir aux symboles politiques et user des mythes et mythologies de l’Histoire?

Comme tous les grands hommes, de Gaulle était attaché à son image dans la postérité. Il a compris, comme Napoléon, l’importance des symboles, car ils parlent moins à l’intelligence qu’à l’imagination. Et c’est elle qui guide les hommes. Malraux à sa droite au Conseil des ministres, la célébration de Jean Moulin, la croix de Lorraine, tout cela nous aide à constituer les mythes dont nous avons besoin pour nous hisser au-dessus du terre à terre de la politique et de l’Histoire qui, par bien des aspects, n’est pas jolie jolie. Ces mythes politiques dont nous ornons aujourd’hui notre ciel, et qui ont remplacé les mythes religieux de Jeanne d’Arc, de Saint Louis, qu’ils s’appellent Jaurès, Clemenceau, Blum, ils nous sont nécessaires comme des références humaines d’exception. Il est possible que son caractère indomptable, impitoyable, ait été un élément de la fascination qu’il a exercé sur ses fidèles. Reste que son inhumanité qui apparaît souvent, et qui se manifestera vis-à-vis des rapatriés d’Algérie, et atrocement vis-à-vis des harkis, attriste les gaullistes eux-mêmes.

On compare souvent le gaullisme et le bonapartisme. Vous êtes d’ailleurs l’auteur d’une vie de Napoléon. Distinguez-vous entre lui et de Gaulle des analogies dans leur façon de conquérir et d’exercer le pouvoir?

Napoléon montre une envergure incomparable ; comme homme, comme génie militaire, comme reconstructeur de la France, il ne peut être comparé à personne. S’il est devenu à raison un mythe, c’est qu’il incarne un destin humain inconnu dans l’époque moderne. Il faut remonter à Alexandre ou à César. Napoléon a eu à cœur de faire accompagner sa gloire par tous ceux qui y avaient contribué, que ce soit dans l’ordre civil et militaire: de Talleyrand à Fouché, de Murat à Desaix, il les a tous magnifiés, couverts d’or et associés à son apothéose. Il ne s’est jamais montré ingrat. Peut-on en dire autant du créateur de la Ve République…? Il a préféré une gloire hautaine et solitaire.

Croyez-vous, comme Robert Brasillach, que l’Histoire est écrite par les vainqueurs? Et qu’elle est donc, comme le disait Raymond Aron, nécessairement tragique?

Toujours tragique. Mais parfois, on peut espérer limiter les dégâts. L’hypothèse de mon roman, qui n’a tenu qu’à un fil puisque les Américains étaient tout prêts à accueillir Pétain à Alger, eût certainement été moralement discutable (pas plus que celle de Darlan dont les Alliés se satisfaisaient), mais elle aurait eu l’avantage d’éviter les excès de l’épuration. Car si des hommes ont pu mériter le nom de traîtres, beaucoup de ceux qu’on a condamnés comme le gouverneur général Boisson, l’amiral Esteva, ont été victimes de règlements de comptes qui auraient été évités. C’est le privilège du romancier qui tente d’enchanter la vie d’essayer de reconstruire l’Histoire qui aurait pu être en lui donnant des lumières plus humaines et moins cruelles. Sinon à quoi serviraient les romans?

 
«Ils voyagèrent vers des pays perdus», de Jean-Marie Rouart, Albin ­Michel, 336 p., 21,90 €. ,