LES CHEMINS DE LA RÉSILIENCE (2/5) - Ils ont comme philosophie de vie le dépassement de soi. Leurs métiers et leurs passions interrogent ces forces invisibles qui nous guident en situation de crise. Entretiens avec des personnalités qui ont dû, un jour, puiser au fond d'eux-mêmes les ressources de la résilience.

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«On a tous en soi des capacités de résilience, mais une grande force peut être donnée par l'autre», estime Stéphanie Bodet. PAROIELLE Charlotte / Le Figaro

L'année 2020 a mis l'humanité à rude épreuve. Le coronavirus est entré dans l'histoire comme un bulldozer, roulant sur nos certitudes. Les Français ont dû renoncer à leurs rêves, leurs projets, leur sérénité. À quoi se raccroche-t-on en temps de crise ? Escaladeur, marin, prêtre - toute la semaine, Le Figaro interroge ceux qui ont dû, un jour, puiser au fond d'eux-mêmes les ressources de la résilience.

Du Pakistan aux États-Unis, en passant par le Maroc et la Patagonie, Stéphanie Bodet a parcouru le monde entier avec son compagnon, Antoine Petit, en quête d'ascensions les plus vertigineuses. Depuis plus de 20 ans ces «vagabonds de la verticale», «couple à la ville et sur les roches», surmontent ensemble les obstacles dressés par les montagnes et les parois.

LE FIGARO. - Quels éclairages votre expérience de l'escalade donne-t-elle à la crise du Covid-19 ?

Stéphanie BODET. - L'escalade est à la fois une difficulté solitaire, mais aussi une difficulté que l'on surmonte et que l'on partage avec le compagnon de cordée. On se base sur une confiance mutuelle qui se nourrit du lien à l'autre. C'est l'esprit de cordée, l'idée de mutualisation des efforts. On grimpe seul mais on est lié à l'autre. C'est un premier parallèle que l'on pourrait faire entre l'escalade et la crise sanitaire - chacun vit cette épreuve seul confiné chez soi, mais nous sommes tous liés les uns aux autres dans cette bataille contre la maladie.

Le second parallèle que l'on pourrait faire entre l'escalade et le Covid-19 est l'importance de savoir adopter à la fois une vision «zoom», centrée sur l'action qui va suivre, mais aussi, simultanément, d'embrasser une vision plus large. En escaladant, on peut parfois perdre sa lucidité lorsqu'on est très concentré sur les prises à venir. Notre regard est alors limité à ce qui va arriver, on risque de perdre la conscience panoramique : il faut sans cesse se rappeler qu'il convient d'adopter une vision plus large, se souvenir de là où on veut aller, pour ne pas se perdre lors du cheminement.

Vous êtes-vous déjà retrouvée dans une situation où vous aviez du mal à épouser cette vision panoramique que vous évoquez ?

Je me souviens m'être un jour retrouvée dans une «cheminée», une fissure très large où il n'y a pas de protection possible. J'avais très peur, or, dans l'escalade, la peur peut être fatale. J'ai bougé de quelques millimètres mon pied, puis ma main et, dès que j'ai changé d'inclinaison, ma vision a changé, j'ai retrouvé la vision panoramique que j'avais perdue du fait de ma peur. Cela prouve que des petites choses, des petits gestes, qui paraissent insignifiants, peuvent nous permettre de retrouver une vision plus large et une pleine conscience de ce qu'on est en train de vivre. En escalade, le fait de simplement respirer avant de bouger peut tout changer, et cela peut même vous sauver la vie : on retrouve sa lucidité et on prend du recul. En confinement, ce sont aussi les petites choses du quotidien qui peuvent faire oublier la peur et permettre de prendre du recul sur la situation, éclairant l'horizon qui est, aujourd'hui, difficile à discerner. L'escalade m'a appris que, en situation de crise, il est important de se rappeler là où on veut aller, pour ne pas se perdre en cheminant au jour le jour.

« Dans des situations de détresse extrême, j'essaye d'accepter ma peur en faisant appel à ma capacité à agir modestement »

Stéphanie Bodet, escaladeuse

À quelles autres forces intérieures faites-vous appel face à des situations difficiles comme celles que nous vivons avec la pandémie ?

Dans des situations de détresse extrême, j'essaye d'accepter ma peur en faisant appel à ma capacité à agir modestement. Je suis dans l'acceptation de ce qui est. J'accepte ma peur, j'accepte de devoir faire face à l'inconnu, j'accepte que la roche soit trop compliquée à grimper, et, parfois, je dois accepter de devoir faire demi-tour... Dans le cas du confinement, il faut accepter de ne plus désirer que les journées soient ce que nous aimerions, et accepter ce qu'elles sont.

Face aux difficultés, je me repose aussi sur mon compagnon de cordée. Si je suis en tête, je demande à mon compagnon, qui se trouve en bas, de prendre le relais. Mon mari et moi, qui aimons tous les deux beaucoup monter en tête, nous sommes «réversibles», nous alternons. Les rôles ne sont pas fixes dans l'escalade : c'est une sorte de confiance mutuelle qui se décline dans la possibilité de changer de leader de cordée.

Vous souvenez-vous d'une situation où vous pensiez avoir atteint vos limites ?

Nous escaladions un sommet au Maroc. J'étais en train d'ouvrir une voie, je me suis déconcentrée et j'ai fait une chute. Je me suis arrêtée deux mètres avant une falaise. J'étais tétanisée par la peur, mais, ce qui m'a sauvée, c'est le fait d'être revenue à de modestes actions : je me suis demandé ce que je pouvais faire dans l'immédiat comme actions simples. Une fois hors de danger, on a trouvé une grotte de berger où nous nous sommes réfugiés. J'étais sous le choc, j'avais peur d'avoir une hémorragie interne. Mais ce fut aussi un grand moment d'abandon, presque un instant de grâce, où je me suis autorisée à me décharger de tout ce qui n'était pas important. Après l'accident, nous n'avions pas d'autre choix que de descendre par la paroi. Je me suis concentrée sur la solidité de la roche, le chant des oiseaux... J'essayais de ressentir ce réseau sauvage auquel j'étais reliée. Les Japonais parlent d'un «bain de forêt», et assurent qu'il existe des molécules qui nous aident à être en lien avec le monde. On a tous en soi des capacités de résilience, mais une grande force peut être donnée par l'environnement, par l'autre : j'ai pu dépasser les difficultés en me raccrochant à la nature et à mon compagnon.

Comment définissez-vous la résilience ?

La résilience pour moi, c'est Boris Cyrulnik. C'est la capacité à sortir grandi des épreuves, la capacité à traverser un océan, les parois, la vie. La résilience, c'est quand on arrive à changer son regard.

Quels conseils donneriez-vous aux Français pour surmonter la crise sanitaire ?

Lâcher prise et rechercher une forme d'acquiescement. En essayant de comprendre ce qui dépend de soi et ce qui ne dépend pas de soi, on peut avoir une sorte d'éclair de sagesse stoïcienne. Pourquoi pas aussi repenser le lien à l'autre et à la nature : ce sont ces situations qui montrent qu'il y a des possibilités de changement.