"Un enterrement à Ornans" de Gustave Courbet (1849-1850).
Vivre une vie aussi accomplie fut aussi, pour tous ceux qui nous ont précédés, savoir mourir. Image © AKG-IMAGES/ALBUM
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Redécouverte de la frontière, de la vulnérabilité, de la mort. Mais aussi du lien communautaire, de l'humilité et du sacré. Il apparaît, pour Michel Maffesoli , sociologue, professeur émérite à l'université Paris-Descartes, une fécondité, une richesse, dans la période de confinement que nous traversons. Entretien.
Valeurs actuelles. Jaime Semprun, dans L'abîme se repeuple, nous mettait en garde, déjà en 1997, à propos de nos contemporains, soulignant qu'il existe « des choses qu'ils n'ont pas envie d'entendre, et dont ils s'arrangent pour faire […] de pures hypothèses, qu'on envisagera parmi d'autres, pour se mithridatiser à la vérité, accoutumer l'esprit à l'absorber sans réagir ». Le Covid-19 serait-il l'impensé de l'Occident progressiste ?
Michel Maffesoli. À partir de la Réforme protestante, la dominante des temps modernes reposait sur la rationalisation généralisée de l'existence : tout était soumis à la raison, tout devait donner ses raisons (Max Weber), d'où le fameux « désenchantement du monde ». C'est sur ce rationalisme que s'est constitué le grand mythe du Progrès qui, d'abord développé en Occident, gagna le monde entier. Ainsi de la formule d'Auguste Comte que le Brésil a mis sur son drapeau, « Ordre et progrès ». Cette conception progressiste débouche sur la grande idéologie du transhumanisme comme aboutissement à l'immortalité. L'épidémie de Covid-19 peut être considérée comme le retour du refoulé, rappelant que la finitude est l'élément essentiel de notre espèce animale. Cœur battant de la philosophie heideggérienne si souvent décriée, le « sein zum Tode », “être pour la mort”, est ce qui nous constitue essentiellement. Peut-être pourrions-nous voir dans cet impensé envahissant toute la vie sociale le retour de cette constante de la tradition catholique, le “de usu” des théologiens, ce bon usage de la mort. Il perdure dans le culte de Notre-Dame de la Bonne-Mort, du bien- mourir.
Aujourd'hui, c'est le mythe progressiste, tel qu'il s'est élaboré tout au long du XIXe siècle, qui est saturé. Il reposait sur une conception dramatique de l'existence. C'est-à-dire, tout est censé avoir une solution, une résolution. Il faut, à cet égard, se souvenir de la formule de Karl Marx : « L 'humanité ne se pose que les problèmes qu'elle est capable de résoudre. » À cet optimisme quelque peu benêt est en train de succéder une conception tragique, en phase avec la sagesse populaire qui sait qu'il faut s'accorder à ce qui est, qu'il n'y a pas de solution à tout.
L'épidémie de Covid-19 peut être considérée comme le retour du refoulé, rappelant que la finitude est l'élément essentiel de notre espèce animale.
Depuis la chute du mur de Berlin, il s'est diffusé la croyance que nous serions éternellement heureux. Quel est désormais l'avenir de cette illusion d'invincibilité ?
Au travers de l'actuelle pandémie, c'est la prétention à l'immortalité qui est en train de cesser. Le danger ne vient plus parler des oppositions politiques - la chute du mur de Berlin a acté la fin d'un communisme conquérant - ni du terrorisme islamiste qui n'est qu'un combat d'arrière-garde, lequel, malgré toute sa dangerosité, ne fera qu'un temps.
Un homme sans ombre n'existe pas, une société non plus. L'ambition de la philosophie des Lumières fut de croire qu'il était possible de tout éclairer, or ces Lumières sont devenues quelque peu clignotantes. Ce qui nous renvoie à une sagesse holistique, proche de celle que saint Thomas, à la suite d'Aristote, avait théorisée, son réalisme. C'est cela que nous rappellent les épreuves propres à la pandémie : nous ne sommes en rien invincibles, mais il faut, à partir des épreuves, arriver à un équilibre meilleur. C'est l'harmonie conflictuelle, structure anthropologique essentielle, propre également à ce que le philosophe catholique Jacques Maritain nomme un « humanisme intégral ».
Par-delà cet humanisme, pour le croyant, le Ciel concentre tous les pouvoirs (notamment celui de punir ou celui de gratifier). Quel est selon vous le rôle du religieux face à la mort ?
C'est bien dans le cadre de ce rouleau compresseur que fut le rationalisme moderne que la religion fut considérée, pour reprendre un leitmotiv marxiste, comme un « opium du peuple ». Parmi d'autres facteurs, on peut souligner que, tout au long de l'histoire humaine, les diverses pandémies contribuèrent au retour du religieux comme élément structurant de toute existence humaine. C'est ainsi, d'ailleurs, que, face à un humanisme progressiste et dominé par un rationalisme morbide, l'humanisme intégral de Maritain intègre la notion du sacré.
En ce sens, le religieux nous oblige, au-delà de la dénégation habituelle propre aux simplismes de l'idéologie progressiste, à regarder la mort en face, comme élément fondamental de toute existence individuelle ou collective. Cette anamnèse de la mort nous force à plus d'humilité, une sagesse traditionnelle que l'on retrouve dans la Genèse : « Tu es poussière et tu retourneras à la poussière. » La liturgie catholique ne manque jamais de rappeler la nécessité de s'en souvenir, incitant, au-delà d'un égoïsme matérialiste, à pratiquer la générosité, la solidarité, la bienfaisance propres à tout idéal communautaire, ce que je désigne dans mon dernier essai par “nostalgie du sacré”, qui rappelle les fondements de la religion : être relié à l'altérité.
Prométhée ne semble plus qu'un lointain souvenir. Ne pensez-vous pas que la figure mythologique d'Icare est un bel avatar de cette chute ?
En effet, si l'on reprend le balancement proposé par des grands penseurs tel Nietzsche, entre époque prométhéenne (ou apollinienne) et époque dionysiaque, on peut dire que la prétention à dominer la nature, depuis Descartes, grande idéologie de la modernité, a fait son temps. Ainsi Icare, tué par son ambition de vaincre l'ordre de la nature (voler et se rapprocher du soleil qui fit fondre ses ailes), est-il un avatar de Prométhée et est emblématique de ce que nous vivons : la volonté de produire toujours plus et d'intensifier les échanges de biens du capitalisme mondialisé, l'ambition de dépasser les lois de la nature, tout cela a participé à l'émergence de cette pandémie.
À l'encontre de la mondialisation et du déracinement qu'elle induit, on peut penser qu'à l'issue de cette crise, il y aura un retour au local, rappelant que le lieu fait lien. De ce point de vue, le catholicisme traditionnel, insistant sur le mystère de l'incarnation divine, pointe la nécessité de s'accorder à cette Terre-ci, et d'en prendre soin. Une des dernières encycliques papales, Laudato si' , “Loué sois-tu”, sous-titrée « Sur la sauvegarde de la maison commune », rappelle l'importance d'une vie incarnée, d'une “écosophie”. Au-delà du prométhéisme propre au progressisme destructeur, on retrouvera l'actualité de ce que j'ai appelé un “enracinement dynamique” (le titre de ma thèse d'État en 1978 !).
« C'est donc à ceux qui gouvernent la cité […] que revient la possibilité de mentir », rappelle Platon dans la République, justifiant le mensonge politique quand il est orienté par la justice. Mais Agnès Buzyn qui a dit avoir alerté, quand elle était ministre de la Santé, sur les risques de l'épidémie, nous a montré que son usage n'allait pas ici dans le sens du bien commun !
La formule de Platon précise que cette possibilité, « si vraiment on veut l'accorder à certains » , doit être maniée avec prudence. Elle établit une différence entre le « mensonge par ignorance » , acceptable parce que humain - on ne peut pas tout savoir -, et le « mensonge en parole » que le menteur professe consciemment !
Les politiques contemporains, qui pratiquent essentiellement le second mensonge, contribuent à la méfiance et au déphasage de plus en plus important existant entre le peuple et les élites, ce qui est grave, car toute vie en société repose essentiellement sur la confiance : la foi partagée. Cette crise sanitaire, en France comme dans de nombreux autres pays, fait ressortir l'écart existant entre le pouvoir institutionnel et la puissance populaire. C'est quand cet écart est par trop important que surgit, Auguste Comte l'a bien souligné, la dégénérescence sociale, ce qui est on ne peut plus préjudiciable au bien commun, élément essentiel de toute démocratie qui se respecte.
Avec l'épidémie de coronavirus, la frontière, notion mal-pensante par excellence, a fait un retour soudain dans notre vocabulaire. Selon vous, qu'implique ce retour de la limite, de la barrière, dans notre imaginaire collectif ?
La domination de la mondialisation est, il faut bien le dire, la conséquence de l'universalisme propre à la philosophie des Lumières du XVIIIe siècle et au système socialisant du XIXe siècle. La mondialisation implique une négation de la frontière et une prétention à l'illimité dans tous les domaines. Alors que nous sommes confrontés aux conséquences de cette mondialisation, la limite se rappelle à notre bon souvenir (frontière politique des États-nations, mais aussi toutes les limites imposées par la nature se vengeant de l'omnipotence des pouvoirs économiques et politiques). La limite définit un espace-temps contenant, mais elle ouvre également. Rappelons la judicieuse formule du philosophe Georg Simmel, parlant de la dialogie entre le « pont et [la] porte » : le pont, certes, nous unit aux autres, mais il ne peut exister que s'il y a la porte confortant un être-ensemble fondé sur le proche et le local.
C'est la notion de proxémie développée par les sociologues de l'école de Palo Alto en Californie, la frontière retrouve alors une force et une vigueur indéniables. N'oublions pas qu'un des dieux fondateurs de la Rome antique se nommait Terme ( Ter minus , “la borne”), c'était un dieu présidant aux limites, gardien à l'entrée du monde. Il était représenté sans bras et sans jambes afin qu'on ne puisse pas le déplacer !
Qu'est-ce à dire sinon que la plante humaine, comme toute autre plante en général, a besoin de racines pour croître ? La mondialisation, le matérialisme dominant, la consommation à outrance, l'individualisme égotiste en sont les conséquences les plus remarquables. À l'opposé, il y a ce que saint Thomas d'Aquin nommait « habitus » ( Somme théologique , Question 49), qui lie à un territoire, qui détermine les manières d'être d'un groupe. C'est-à-dire la vie quotidienne dont on recommence à mesurer l'importance.
Cette notion rigide, tragique peut-être, contrevient à la conception liquide de la société postmoderne telle que décrite par Zygmunt Bauman. Est-elle aujourd'hui acceptable, compréhensible ?
Pour m'en être entretenu avec Zygmunt Bauman (avec qui j'ai souvent discuté de mon livre sur le nomadisme qu'il cite dans la Vie liquide), il faut être attentif au rapport fécond qui existe entre l'enracinement et l'ouverture à l'autre. L'enracinement dynamique, c'est la reconnaissance de la fécondité des racines qui permet que l'on s'accorde, au moins en partie, avec la diversité des cultures. Au-delà du mondialisme sans limite et d'un nationalisme à courte vue, ce que nous apprend la pandémie actuelle, c'est la nécessité et le retour de la frontière au sens romain du terme. Le culte de Janus, bifrons, est un culte initial et final : le lieu qui fait lien, lieu de départ, lieu d'arrivée, lieu de passage. Mais lieu délimité, lieu terroir.
Il est, d'ailleurs, intéressant de noter l'emploi de plus en plus fréquent que font les politiques de termes comme : “territoire”, “terroir”, “pays”. Toutes choses qui étaient, il y a peu, connotées réactionnaires. Le localisme redevient une réalité incontournable, cause et effet, de la solidité de toute vie populaire.
C'est pourtant cette postmodernité qui permet de réinventer les liens, de connaître, de toucher les autres, de faire « résonner » , comme le dit si bien le sociologue allemand Hartmut Rosa, ce qu'il y a de meilleur en nous. À l'heure du confinement, où en sont les tribus ?
Je l'ai dit souvent et on peut le redire ici, la fin d'un monde n'est pas la fin du monde. La modernité fondait le lien social sur la suradministration dont les énarques sont les exemples achevés. Ce n'est pas parce que cette forme de lien social n'est plus efficiente qu'il n'y a plus de lien entre les hommes qui vivent ensemble. Mais les grandes structures qui les rassemblaient, la démocratie représentative, le contrat social, l'économie dominée par le marché et les intérêts financiers, sont ébranlées par cet ennemi invisible à qui ni la science ni les autorités politiques n'arrivent à faire rendre raison. Le confinement prend des formes différentes selon les sociétés dans lesquelles il est pratiqué : en Italie et en France, il ne pourra donner ses fruits que s'il table sur une volonté de chaque communauté de se protéger non pas individu par individu, mais de manière altruiste.
C'est une forme de tribalisme que l'application du confinement ville par ville, village par village, quartier par quartier. Mais bien sûr, c'est également une forme de tribalisme que l'intensification des liens numériques, sous toutes leurs formes. On peut aisément penser qu'à l'issue de la période de confinement, de nouveaux liens se seront créés, entre professeurs et élèves, entre malades et médecins, mais aussi entre voisins, entre membres d'une famille inquiets les uns pour les autres, entre utilisateurs des réseaux sociaux. Un autre monde en émergence.
La Nostalgie du sacré, de Michel Maffesoli, Les Éditions du Cerf, 360 pages, 24 € (à paraître, déjà disponible en format numérique).