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 L’amour... on peut se demander s’il s’agit d’un concept proprement psychanalytique et non pas plutôt d’un thème relevant de la psychologie, voire de la philosophie – « les philosophes, ils ne parlent que de ça », affirmait en tout cas Lacan.

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Si on ouvre le bien connu Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis, on constate qu’il n’y a pas d’entrée « amour ». Si on veut entendre parler d’amour, il faut se reporter à l’entrée « objet » pour voir apparaître l’amour, l’amour pour l’objet dans la « relation d’objet ».

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La « relation d’objet », le « choix d’objet », c’est en effet, en ces années 1950 où Lacan commence son enseignement, dans ce langage que se dit la relation – d’amour – du sujet avec l’autre. On se référait à cette œuvre centrale de Freud, « Pour introduire le narcissisme », où l’on pouvait lire : « L’homme n’a que deux objets primitifs : lui-même et la femme qui s’occupe de lui. » Ce qui ne lui laisse que quatre types de fixation. Les trois premiers sont tournés vers lui-même. On aime : ce qu’on est soi-même ; ce qu’on a été ; ce qu’on voudrait être. Le quatrième type de choix concerne le choix d’objet extérieur : on aime la personne qui a été une partie de son propre moi – c’est l’amour de type narcissique – ; ou on aime la femme qui nourrit et l’homme qui protège – c’est l’amour par étayage (dit aussi anaclitique) mais qui reste en réalité encore une des formes de l’amour narcissique.

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Quant au mot qu’utilise Freud pour parler de cet amour pour l’objet, on note que, à de très rares exceptions près, il met de côté le mot le plus usuel de la langue allemande, Liebe, au profit du mot Verliebtheit, qu’on peut traduire par « énamoration » – que Lacan écrira un jour « hainamoration ». De Liebe, Freud dit que c’est bien en effet ce que l’on pourrait appeler l’amour « normal », mais c’est pour ajouter tout aussitôt que ce supposé normal ne correspond à rien d’autre qu’à la croyance en la fable poétique du mythe d’Aristophane, ce partage de l’être humain en deux moitiés, homme et femme, qui cherchent désespérément dans l’amour à retrouver leur unité perdue. Mais l’amour ordinaire, celui aux feux duquel nous brûlons tous un jour ou l’autre, nous les bons névrosés, c’est : Verliebtheit… et c’est nettement moins idyllique !

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Lacan, lui, sera beaucoup plus occupé, ou préoccupé, par la question de l’amour en tant que tel. Mais la question qui se posera peut-être à la fin sera de savoir s’il est parvenu à faire de l’amour un concept, comme on peut le dire du « désir » ou de la « jouissance ». Quoi qu’il en soit, même si l’amour n’a pas cette consistance du concept, il a en tout cas une histoire dans le parcours de Lacan, et c’est de cette histoire que je voudrais vous entretenir ici.

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On peut constater une chose curieuse : de l’amour, Lacan parle beaucoup pendant dix ans, des années 1950 aux années 1960 (du premier séminaire à celui sur Le transfert). Puis, une grande syncope, dix ans de quasi-silence sur l’amour – par silence, j’entends qu’aucune formulation de nature à renouveler la question ne voit le jour. Au bout de ces dix ans, c’est le flamboyant séminaire Encore, le bien-nommé, où l’amour renaîtra de ses cendres. Enfin, dans les années 1976 et 1977 (Encore est de 1972-1973), une sorte de coda, comme on dirait en musique, un dernier sursaut pour tenter – non sans mal ! – d’arracher l’amour à son statut d’illusion pour le penser comme « touchant au réel » – nous verrons alors ce que Lacan entend par là.

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Dans l’espoir d’éclairer la partition que je vais dérouler devant vous – restons dans la métaphore musicale –, je vais dire tout de suite les mouvements successifs que je distingue dans l’approche lacanienne de l’amour. Cela va sans doute être un peu resserré, mais fera office de plan pour ce que je voudrais développer. Ce sera également l’occasion de mettre en perspective les différents concepts lacaniens que nous aurons besoin de visiter, concepts que j’expliciterai, dans la mesure du possible, les uns après les autres dans le déroulement de mon exposé. Il est sans doute utile de les situer d’emblée dans la logique de leur enchaînement.

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Il y a donc d’abord le groupe des dix premiers séminaires qui seront féconds en propositions sur l’amour. Dans cet ensemble, je vois trois mouvements. En premier lieu, un abord que l’on peut qualifier de plutôt dénigrant sur l’amour, réduit à l’amour passion (traduction lacanienne de la Verliebtheit freudienne). Puis, deuxième mouvement, un sursaut résolu pour, j’ai envie de dire, sauver l’amour, affirmer qu’il y a une dimension autre que celle de l’amour narcissique : Lacan le nomme alors « l’amour dans sa forme achevée ». Un troisième mouvement enfin où Lacan conclut que l’idée de la recherche de l’autre comme un complément laisse inéluctablement l’amour du côté de la représentation mythique. À la recherche par le sujet d’un complément sexuel, Lacan substitue maintenant une recherche différente, celle qu’on ne peut nommer, pour l’instant, que recherche d’« autre chose ». Construction, donc, d’un objet d’une tout autre nature, qui va de pair, ou plus exactement qui est la conséquence immédiate d’une toute nouvelle conception du sujet, à entendre comme sujet de l’inconscient. Nouvelle conception en ce sens que le sujet se trouve dès lors défini par rapport à sa prise dans le langage. Ce faisant, on assistera à ce qu’on peut appeler un changement de coordonnées : ce qui se disait en termes d’amour va se dire maintenant en termes de désir.

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Vient alors le groupe des dix années où Lacan ne s’intéresse plus à l’amour mais approfondit le champ du désir. Dans ces années, je distinguerai maintenant deux mouvements :

  • un premier où, la construction de ce que j’appelais à l’instant « autre chose » ayant abouti – c’est ce qui est connu sous le nom d’objet a –, Lacan en poursuit l’élaboration en y désignant ce qui fait, dans le fantasme, marcher le désir. Mais cela impliquera de développer la dialectique des rapports que cet objet a entretient avec ce que la psychanalyse nomme « phallus ». En dérivera le dernier concept dont nous aurons à nous occuper, celui de « jouissance » ;

  • un deuxième mouvement où, à partir de cette notion de jouissance, Lacan est conduit à questionner ce que l’on désigne comme « différence des sexes », et tout particulièrement ce qu’il en est de la jouissance féminine. Pour aboutir à la conclusion qu’entre les sexes ça ne marche pas, ça dysfonctionne, c’est de l’ordre du « ratage »… et pourtant, ça fait courir le monde.

Nous arrivons au bout de ces dix ans où il n’était plus question d’amour. Or, devant la constatation de cette dimension de ratage du côté du sexuel qu’il lit dans le rapport entre les sexes, c’est, de façon assez inattendue, vers l’amour que Lacan se tourne de nouveau. Amour qu’il conçoit maintenant comme une suppléance, une suppléance à ce que le rapport sexuel échoue à faire : qu’à deux, ça fasse Un.

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J’ai enfin parlé d’une sorte de coda : il s’agit d’une dernière tentative de sortir l’amour du registre de l’illusion qui, bien qu’il parvienne à faire suppléance, est malgré tout resté le sien. Lacan équivoquera alors sur l’écriture de l’amour, en se référant au jeu d’origine antique de la mourre pour tenter de montrer que la suppléance comme « pur événement de rencontre » excède l’illusion pour, comme il dit, « toucher au réel » – ce qu’il faudra expliquer.

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Nous allons essayer de déplier tout cela. Mais il est peut-être utile qu’auparavant je résume les séquences que je vois dans ma lecture de l’amour chez Lacan :

  1. Une phase de dénigrement de l’amour avec l’amour narcissique ;

  2. Une tentative de sauver l’amour comme amour dans son achèvement ;

  3. Une substitution du champ du désir à celui de l’amour – avec la question de la jouissance qui vient s’interposer ;

  4. Un ratage de ce qui serait le « rapport sexuel » ;

  5. Une suppléance à ce ratage par l’amour ;

  6. Une tentative de dépasser l’illusoire de cette suppléance au profit du réel de la rencontre.

Je vais être amené à faire quelques citations. Elles seront assez rares mais je les pense nécessaires pour que le style de Lacan ait quelque présence ici, ce style qu’on qualifie volontiers d’hermétique ou de gongorique. Mais le style, c’est l’homme, affirmait-il avec Buffon…

L’amour narcissique

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Il faut imaginer Lacan au début de son enseignement. La Société de psychanalyse de Paris vient de faire scission et Lagache a fondé une nouvelle société, la Société de psychanalyse française. Lacan le rejoint et ouvre un séminaire public. Un séminaire, Lacan en tenait déjà un depuis deux ans, mais chez lui, et quand il commence son séminaire public en 1953, il a déjà élaboré une arme avec laquelle il se propose de relire Freud et de lui apporter un nouvel éclairage.

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Son souci est maintenant de faire connaître et de mettre à l’épreuve d’un auditoire élargi ce qu’il a commencé à élaborer en petit comité : une nouvelle grille pour déchiffrer les phénomènes psychiques. Freud se contentait de l’opposition formelle entre imaginaire et réel, Lacan, lui, propose un système à trois termes, où une nouvelle instance, le symbolique, vient s’adjoindre à l’imaginaire, en face du réel : c’est le ternaire symbolique-imaginaire-réel (dit S.I.R.).

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Du côté de l’imaginaire, il laisse tout ce qui est de l’ordre des représentations – représentations qui concernent l’image de soi d’une part (c’est ce que Lacan a déjà défriché dès cette époque avec son « stade du miroir ») et l’image de l’autre d’autre part.

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Le symbolique, quant à lui, ce sera tout ce qui concerne la parole, la parole conçue comme ce qui tout à la fois fonde la subjectivité et assure la médiation à l’autre. La parole, c’est ce qui permet d’abord de nous unir à l’autre.

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Le réel, enfin : la place que lui donne Lacan ne cessera pas d’évoluer. Disons que, à ces débuts, il est à distinguer de la réalité. Le réel n’est jamais donné immédiatement, il ne se définit que par rapport aux deux premières instances : il se trouve comme expulsé de la réalité par le symbolique, en tant que ce qui, de cette réalité, n’est jamais complètement symbolisable.

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Dès les premiers temps de son séminaire, Lacan va être amené à parler de l’amour. Il va y être amené parce qu’une des premières questions qu’il se pose est celle-ci : qu’en est-il de la parole dans le transfert ?

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« Au commencement de l’expérience analytique fut l’amour », affirmera-t-il quand, quelques années plus tard, il reviendra sur le transfert. Car, après Freud, parler de transfert, c’est parler d’amour, de ce fameux amour de transfert qu’on voit la plupart du temps se produire, sous une forme plus ou moins avérée ou plus ou moins secrète, dès qu’un sujet se met à parler sans réserve à un autre qui l’écoute, dès qu’une analyse se met « pour de bon » en route. J’ai dit : la plupart du temps, parce qu’il arrive qu’au lieu que ce soit un lien d’amour qui se tresse dans le transfert (dit alors « positif »), c’est un lien d’une autre nature qu’on voit naître, plus tourné vers la haine (on parle dans ce cas de transfert négatif).

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Lacan reprend la question au point même où Freud l’avait laissée, à savoir qu’il y a une véritable équivalence entre le transfert et l’amour, mais qu’il s’agit, souligne-t-il à son tour, de l’amour passion, de la Verliebheit freudienne. D’où la nécessité, si l’on veut comprendre quelque chose au transfert, d’élaborer cette notion d’amour en général, dans ses aspects positifs comme dans ses aspects négatifs. Lacan insiste : il s’agit non pas de l’amour en tant qu’Éros, mais de l’amour passion tel qu’il est vécu par le sujet comme une véritable catastrophe psychologique.

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L’« amour en tant qu’Éros » est tout de suite mis de côté, il est défini très généralement comme une fonction unifiante, la « présence universelle d’un pouvoir de lien entre les sujets ». De fait, quand Lacan parle de « l’élaboration analytique de la notion d’amour », il n’est question que de la relation narcissique telle que Freud a pu la dégager dans « Pour introduire le narcissisme » et que j’ai déjà citée.

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Lacan en fait alors une lecture minutieuse, mais sur un ton étonnamment caustique. Il était en effet assez difficile, à cette époque, de ne pas avoir le sentiment d’un discrédit porté sur l’amour tant la verve de Lacan se donnait libre cours. Il faisait de l’amour « le sentiment qui est au centre de tout comique » (et il enfonce le clou avec une insistance répétitive : l’affirmation de la dimension fondamentalement comique de l’amour sera reprise de séminaire en séminaire – ce sera encore dit une dernière fois dans le vingt-quatrième de ses vingt-six séminaires –). Manière peut-être d’en laisser entrevoir la dimension en vérité tragique ?

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Toujours est-il que mettre l’amour au centre du comique ne l’empêche pas, pour autant, de le décrire par ailleurs comme une « catastrophe psychologique », un « phénomène imaginaire provocant une véritable subduction du symbolique », et, plus radicalement, de le situer du côté de la pulsion de mort. Il va jusqu’à affirmer : « Nous sommes bien tous d’accord que l’amour est une forme de suicide. »

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Sur cet amour narcissique ou amour passion, je ne vais pas m’étendre trop longtemps. Je me contenterai ici d’essayer de dénuder le ressort de la relecture lacanienne, ses manifestations cliniques n’étant – faut-il dire : hélas ! – que trop familières à tout un chacun.

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On peut définir son point de départ dans ce moment auquel j’ai déjà fait allusion, ce qu’on appelle le « stade du miroir ». J’en rappelle les données : cela se passe entre 6 et 18 mois, et c’est ce moment où l’enfant, devant le miroir, réalise brusquement que ce qu’il a devant les yeux, « c’est lui ». Mais toute la question est dans ce « c’est lui », car il ignore que l’image qu’il a sous les yeux et dans laquelle il se reconnaît est un objet extérieur à lui.

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Il est dans l’ignorance qu’il a affaire à une image, image qui va avoir pour lui une fonction primordiale : il s’y reconnaît, on l’a dit, mais il serait plus juste de dire qu’il s’y intentionnalise et que c’est grâce à elle qu’il anticipe son unité future, et qu’il prend place dans le monde. C’est aussi avec elle qu’il pense son être : il investit cette image, dans une identification primordiale, comme si elle était lui-même, ou plus exactement comme si elle était son être même.

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Il est important de bien saisir la double fonction, ou la fonction à double face, de cette image immobilisée, éternisée sous les yeux de l’enfant : d’un côté, l’enfant « se prend pour elle », peut-on dire, et c’est le noyau de son moi ; mais d’un autre, cette image, il l’aimera d’amour. Soulignons que cette opération se fait dans la méconnaissance (ce qu’il prend pour son moi n’est qu’une image) et l’aliénation (cette image dans laquelle il est pris est en dehors de lui, dans une position d’altérité).

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Mais Lacan ne laisse pas le sujet englué dans ce moment qui est, on l’a compris, de pur imaginaire. C’est ici en effet qu’intervient le tiers, le parent qui accompagne l’enfant : l’enfant se tourne vers lui et le prend à témoin dans un mouvement de jubilation. C’est la fonction de ce tiers, à ce moment-là, de nommer, d’entériner et de valider ladite image, ce qui fait alors basculer l’opération vers le symbolique.

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Si je me suis attardé un moment sur ce stade du miroir, c’est que la conséquence de cette captivation par l’image est fondamentale, puisque c’est précisément dans l’amour que le narcissisme va trouver sa suite logique : dans l’état amoureux, l’objet est aimé comme si le sujet le mettait à la place de cette image, c’est-à-dire de son propre moi. Et on peut dire que c’est littéralement son propre moi que le sujet aime dans « l’autre » de l’amour.

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Il y a une autre possibilité : il peut encore rencontrer l’autre en le voyant comme s’il voyait son propre moi réalisé idéalement en face de lui au niveau imaginaire. La passion amoureuse, pour Lacan, est l’expression même de cette confusion entre image de soi et image de l’autre ; c’est ce qui explique, conclut-il, ce fait bien connu que « l’amour rend fou ». Quelqu’un le disait en chanson (je crois que c’était Moustaki) : « Je ne sais plus où tu commences, je ne sais plus où je finis » – à moins que ce ne soit l’inverse !

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Les dégâts de l’amour ne s’arrêtent pas là : dans la position d’idéalité où il est élevé, l’autre devient pour le sujet la caution de sa propre valeur. Mais par un mouvement bien particulier : comme le sujet ne peut pas s’enrichir en incluant les qualités de l’être aimé, à la place, il immole son propre moi aux pieds de l’autre. Cela rejoint ce que Freud disait en son temps : l’amour est un état spécifique où le moi s’appauvrit progressivement au profit de l’objet aimé. Lacan dit encore que l’amour est une tentative de capturer l’autre dans soi-même. L’amour rend fou, l’amour est un véritable suicide, l’amour est du côté de la pulsion de mort.

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Pour éclairer cette dernière dimension, je vais être amené à faire une parenthèse pour dire quelques mots d’un des termes que j’ai annoncés dans mon introduction : le phallus. On rencontre certains sujets qui ne peuvent s’estimer dignes d’être aimés que dans la mesure où, dans leur être, ils réalisent la perfection. Or, la perfection ne peut se concevoir pour eux que dans un rapport bien particulier au phallus.

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Sur le phallus, contentons-nous de ceci pour l’instant : c’est un objet imaginaire que tout petit d’homme (fille comme garçon) prendra, pour un temps, comme l’indice de la toute-puissance. Cet objet s’inscrit dans le psychisme en référence à la vision réelle et précoce de deux catégories d’humains, ceux qui ont et ceux qui n’ont pas le pénis. On part donc de la réalité, mais, de l’emprunt à cette réalité, le sujet tirera des conclusions qui, elles, relèveront du champ de l’imaginaire. En fait, à son insu, il aura à faire un choix entre deux conclusions antinomiques : il peut rester certes dans la croyance imaginaire en cet objet glorieux, celui que j’évoquais à l’instant comme indice de la toute-puissance ; mais il peut aussi y entrevoir le paradigme de la dimension de la perte et du manque.

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Il y a donc tout un chemin à faire pour renoncer à l’idée de voir dans le phallus imaginaire (qui n’a désormais, n’est-ce pas, plus rien à voir avec le pénis) la garantie de la toute-puissance. Bien au contraire faudra-t-il y saisir, dans une sorte de retournement, ce qui fait limite à cette prétention à la toute-puissance. Disons au passage que cette reconnaissance de la limite une fois acquise, on parle non plus de phallus imaginaire, mais de phallus symbolique, et que ce renoncement, dont nous aurons à reparler, est ce qu’on appelle la castration symbolique.

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Or, pour revenir à l’amour et à ces sujets qui nous ont conduits à introduire le phallus, l’acceptation de cette limite constituera une butée insurmontable : ils ne s’estimeront dignes d’être aimés que dans la mesure où, dans leur être, ils penseront réaliser la perfection. Et cette perfection, ils ne peuvent la concevoir qu’en se mesurant au phallus tel que nous venons de le définir, cet objet imaginaire marqué du sceau de l’absolu – avec pour seule visée, bien entendu, ce seul vœu : l’égaler, ce phallus.

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Autrement dit, c’est un « choix » qui se présente sous la forme d’une alternative : ne pas être, sauf à être le phallus. Qu’on pense à la question d’Hamlet « être ou ne pas être » : comment ne pas l’entendre comme une passion de l’être définie comme « être… le phallus » ? Mais être ainsi accroché à un phallus paré de toutes les perfections indique un refus radical de la perte et ne permet aucune véritable (re)mise en jeu, ne permet pas de vivre tout court, et pousse à la mort au point de parfois chercher à la réaliser, et c’est alors le suicide :

  • soit parce que c’est une passion d’un tel absolu qu’elle en devient impossible – cette passion de l’être prend alors l’accent du fameux ?? ????? d’Œdipe, « plutôt ne pas être né » ;

  • soit encore parce que la mort en vient à se présenter comme condition même de la jouissance et à être souhaitée comme telle – ce qu’évoque l’image du pendu en érection.

On entend là comment la passion de l’être est tout autant passion de mort. À ne se référer déjà qu’au mythe de Narcisse, on saisit qu’à trop serrer de près son image, à trop vouloir la rejoindre, on s’y perd, on perd sa vie.

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Lacan illustre encore le rapport intime que l’amour peut entretenir avec la pulsion de mort par le coup de foudre, le bien-nommé, en nous rappelant le personnage de Werther. Souvenons-nous de la rencontre de Werther et de Charlotte qui, orpheline de mère, remplace celle-ci auprès de ses petits frères et sœurs : Werther tombe sur elle alors qu’elle leur coupe du pain. « Ô spectacle idéal d’amour et d’innocence », s’écrie-t-il. Et c’est le coup de foudre, « l’attachement mortel », dit Lacan. « Mortel », c’est encore le mot qu’il utilise à propos de Gide et de son amour pour sa cousine Madeleine : il parle alors de « dépendance mortelle ».

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Qu’est-ce qui distingue Werther de Gide ? Rappelons-nous les deux types d’amour que distinguait Freud. On aime, disait-il, la personne qui a été une partie de son propre moi : c’est le type narcissique. Ou bien on aime la femme qui nourrit et l’homme qui protège, et c’est l’amour par étayage.

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Werther comme Gide relèvent de l’amour par étayage, mais chacun est l’envers de l’autre. Werther succombe au coup de foudre pour la femme qui nourrit et qui protège, tandis que nous voyons Gide, dit Lacan, « dans un sommet d’ivresse, d’enthousiasme, d’amour, de détresse et de dévotion », se consacrer à « protéger cet enfant », selon les mots de Gide lui-même. Lui, c’est en tant que protecteur qu’il s’aime lui-même.

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Pour ce qui concerne Werther, on connaît la suite : Charlotte est promise à Albert et reste fidèle à son devoir, malgré un certain penchant – ou un penchant certain ? – pour Werther. Lequel, envoûté par l’image à la fois maternelle et virginale, sombre dans le désespoir et se suicide. Quant à Gide, si Lacan parlait à son propos de dépendance mortelle, Gide lui-même parlait nostalgiquement de son amour pour Madeleine en employant une expression terrible : un « amour embaumé ». « C’est ça l’amour, conclut Lacan. C’est son propre moi qu’on aime dans l’amour, son propre moi réalisé au niveau imaginaire ».

L’amour dans son achèvement

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On peut se demander maintenant comment il va être possible d’extraire l’amour de sa prise en masse dans le narcissisme…

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Il n’avait pas échappé à Lacan lui-même que son ironie sur l’amour – qui était au fond dans la droite ligne du pessimisme de Freud – n’était pas sans avoir eu des effets quelque peu ravageurs dans son école. Je peux en témoigner : quelques années plus tard, il était encore de bon ton, au nom de ce fameux désir dont nous allons nous occuper un peu plus loin, il était de bon ton de… « cracher » sur l’amour. Tout pour le désir, rien pour l’amour ! Lacan concédera : « L’amour dont il est apparu aux yeux de certains que nous avions procédé au ravalement »…

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Mais, avant de tirer les conséquences de cet engluement de l’amour dans le narcissisme et de concevoir cette autre forme de relation à l’objet que sera le désir, Lacan s’acharne et tente de sauver l’amour. On assiste en effet à une sorte de dernier sursaut avec l’affirmation d’un autre amour, amour qu’il nomme alors « amour dans sa forme achevée ». Et de fait, il ébauche deux alternatives à l’amour passion : la première tournera autour de l’idée de pacte ; la seconde autour de celle du don actif, de l’amour comme don actif.

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Voyons la première, la question du pacte. Lacan commence par maintenir que « la relation imaginaire primordiale donne le cadre fondamental de tout érotisme possible », et que c’est une condition à laquelle devra être soumis l’objet de l’Éros en tant que tel. La relation objectale devra toujours d’abord se soumettre au cadre narcissique et s’y inscrire. Cela n’empêche pas que cette relation puisse cependant « transcender le narcissisme, mais d’une façon impossible à réaliser sur le plan imaginaire. C’est ce qui fait, conclut-il, la nécessité pour le sujet de ce qui s’appelle l’amour ».

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Voilà donc l’amour qui réapparaît du côté du symbolique – on aurait presque envie de dire : faisant office de symbolique, autour de ce que Lacan formule comme pacte. « Il faut à une créature, dit-il, quelque référence à l’au-delà du langage, à un pacte, à un engagement qui la constitue, à proprement parler comme une autre […]. Il n’y a pas d’amour fonctionnellement réalisable dans la communauté humaine si ce n’est par l’intermédiaire d’un certain pacte qui tend à s’isoler dans une certaine fonction, à la fois à l’intérieur du langage et à l’extérieur. C’est ce qu’on appelle la fonction du sacré, qui est au-delà de la relation imaginaire. »

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Deux remarques. C’est, pour autant que j’aie pu m’en assurer, l’unique fois où Lacan invoquera une telle fonction du sacré. La notion d’un « au-delà », ici amorcée, connaîtra en revanche une fortune certaine, comme nous le verrons par la suite.

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Mais on va voir une fois de plus une note de « ravalement », pour reprendre le mot de Lacan, se glisser dans les conclusions qu’on pourrait être tenté de tirer quant aux promesses de ce pacte symbolique. En effet, si l’on voulait croire qu’avec ce pacte nous nous étions installés à quelque hauteur, dans un superbe commentaire des célèbres pages de Sartre sur l’amour dans L’être et le néant (lecture qu’il recommande vivement aux analystes), Lacan va nous faire quelque peu déchanter. Notant que Sartre fait justement remarquer que, dans le vécu de l’amour, ce que nous exigeons de l’objet n’est pas un engagement complètement libre, il commente : « Le pacte initial auquel je fais allusion quand je vous parle du registre symbolique, n’a vraiment rien dans son abstraction cornélienne pour saturer nos fondamentales exigences. C’est dans une sorte d’engluement corporel de la liberté que s’exprime la nature du désir. Nous voulons devenir pour l’autre un objet qui ait pour lui la même valeur de limite qu’a, par rapport à sa liberté, son propre corps. » La suite du texte est de la même veine : « Il faut qu’une liberté accepte de se renoncer elle-même… »

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Il ne nous laisse pourtant pas totalement sans espoir quant à un certain jeu par rapport à un engluement complet dans l’imaginaire : « Du fait de notre contingence, ce qui situe phénoménologiquement l’amour dans sa forme concrète, c’est ce qui l’institue dans cette zone intermédiaire, ambiguë, entre le symbolique et l’imaginaire. » La participation au registre symbolique de « l’amour dans sa forme achevée », c’est « l’échange liberté-pacte qui s’incarne dans la parole donnée ». « Et il s’étage dans toute une gamme de nuances, tout un éventail de formes qui jouent entre l’imaginaire et le symbolique. »

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La seconde alternative à l’amour passion que j’ai annoncée aura plus d’avenir que le pacte. Celui-ci en effet ne pouvait que sombrer avec l’abandon par Lacan de l’axe de l’intersubjectivité. Je m’explique : l’intersubjectivité, c’est la relation duelle immédiate, ou non médiatisée, de sujet à sujet, ou du sujet à l’autre semblable. C’était le champ d’origine de Lacan, mais, au fur et à mesure qu’il avançait, ce champ s’avérait trop ancré dans la dualité pour être compatible avec la ternarité de sa pensée qui supposait toujours une médiation tierce.

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L’autre alternative à l’amour passion va se nommer « don actif ». Outre le motif du don (qui reste ici encore assez énigmatique mais qui sera par la suite, on le verra, l’objet d’un certain nombre de variations), Lacan relance à ce moment un thème crucial dont nous avions déjà rencontré l’esquisse et que nous retrouverons encore sous différentes formes : c’est la notion de « l’au-delà », ici de « l’au-delà de l’objet ». Il faut en mesurer tout le poids : c’est avec elle que s’annonce la dimension du manque, dimension qui deviendra centrale dans la théorie lacanienne.

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Il faut encore noter deux éléments d’importance : c’est d’une part ici aussi que l’amour va commencer à être explicitement opposé au désir ; et d’autre part qu’il va s’y opposer en se disant dans le langage de l’être. « L’amour, nous dit Lacan, se distingue du désir […] car sa visée n’est pas de satisfaction, mais d’être. Quand l’amour se réalise symboliquement dans la parole, il se dirige vers l’être de l’autre. Sans la parole, il y a seulement Verliebtheit, fascination imaginaire. S’il y a amour, c’est un amour subi et non pas l’amour comme don actif qui vise l’autre, non pas dans […] sa particularité mais dans son être. Aimer, c’est aimer un être au-delà de ce qu’il paraît être. »

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Lacan revient sur la dimension de la parole comme médiation entre le sujet et l’autre, qui était, je vous le rappelle, celle de notre point de départ : médiation, réalisation de l’autre à laquelle la parole nous unit. Lacan considère maintenant que cette dimension est bien en effet celle dans laquelle nous nous déplaçons sans cesse, mais qu’elle masque une autre face de la parole qui est de révélation, de révélation de ce qu’il nomme « le secret le plus profond de l’être ». La parole, dit-il encore, est « aveu de l’être ». Et il conclut : « Toute l’œuvre de Freud se déploie dans le sens de la révélation. La révélation est le ressort dernier de ce que nous cherchons dans l’expérience analytique. »

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Je veux faire ici une petite incidente. Elle concerne la délicate question que pose le recours au discours de l’être auquel procède Lacan ce jour-là (3 février 1954) et qui alimentera longtemps une accusation de dérive métaphysicienne et ontologique de sa pensée. C’est un débat qu’on ne peut pas ouvrir ici, mais je vous invite à vous reporter, pour ce qui concerne cette question, au remarquable travail de François Balmès intitulé Ce que Lacan dit de l’être. Il montre comment « à partir de cette nouvelle définition de la parole comme révélation de l’être, la référence à l’être va, pour tout un temps, situer et articuler le désir, le refoulement, la résistance, le transfert – et pour finir la fin du processus analytique ».

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Ce qui n’est pas douteux, en tout cas, c’est que Lacan, en prenant appui sur Hegel et sur Heidegger, a délibérément choisi le risque de la métaphysique contre celui de la psychologie, psychologie dans laquelle baignait la psychanalyse en place. À cette dérive psychologisante s’oppose la conception lacanienne de l’analyse : « Au début de l’analyse, nous dit-il, cet être, s’il existe implicitement, d’une façon virtuelle, n’est pas réalisé. » C’est ce qui se creuse dans l’expérience de la parole en analyse qui, comme révélation, va réaliser l’être.

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Qu’en est-il alors de l’amour par rapport à cette expérience ainsi redéfinie ? L’amour sera une des voies de la réalisation de l’être : la dimension symbolique de la parole permet en effet que l’amour s’adresse à l’être, le faisant échapper à une simple captivation imaginaire, à cette tentative de capturer l’autre dans soi-même dont nous avons parlé précédemment.

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J’ai dit : une des voies de la réalisation de l’être. Il y en a en effet deux autres : la haine et l’ignorance. On ne s’étonne plus trop de voir la haine jumelée avec l’amour. Freud avait déjà suffisamment insisté sur le couple amour-haine, et l’on sait par ailleurs à quel point la haine est une des formes du lien à l’autre : au point qu’il est arrivé à Lacan de dire qu’il vaut mieux qu’il y ait un peu de haine, cela assure qu’il y a alors aussi un peu d’amour.

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On peut en revanche bien plus s’étonner de voir l’ignorance mise elle aussi sur le même plan. Pourtant, avoir accès à l’être suppose l’aveu d’un non-savoir initial. La psychanalyse en est l’exemple majeur : « Il ne s’agit pas de montrer au sujet qu’il est dans l’erreur, dit Lacan, mais de lui montrer qu’il parle sans savoir, comme un ignorant et qu’il n’y a d’autres voies d’accès au savoir que celle de son erreur. »

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Cette triade amour-haine-ignorance, et leur rapport à l’être, Lacan y restera attaché jusqu’au bout [1][1] Lacan voyait une correspondance entre ces trois passions.... Vingt ans plus tard, dans Encore, il les nommera « passions de l’être », et c’est en les revisitant qu’il forgera le néologisme d’« hainamoration » auquel j’ai déjà fait allusion.

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Avant de refermer cette première période où Lacan se débattra pour tenter de donner à l’amour un statut qui aille au-delà de ce qu’en faisaient ses chers collègues, faisons une petite halte. Il s’agit d’au-delà, justement. Car appréhender l’amour comme visée de l’au-delà de l’objet conduit Lacan à faire un rapprochement avec deux formes historiques d’amour : l’amour courtois d’abord, puis l’amour des mystiques.

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L’amour courtois est celui qui est le plus tôt évoqué par Lacan. Cet amour courtois, dit-il, « implique une très rigoureuse élaboration technique de l’approche amoureuse, qui comportait de longs stages réfrénés en la présence de l’objet aimé, visant à la réalisation de cet au-delà qui est cherché dans l’amour, l’au-delà proprement érotique ». « C’est, dit-il encore, l’ordre même dans lequel un amour idéal peut s’épanouir, [celui de] l’institution du manque dans la relation d’objet. »

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Notons tout de suite que, quand Lacan parle du « manque dans la relation d’objet », cela peut s’entendre dans une double direction. Celle du manque de l’objet, mais aussi celle du manque dans l’objet. Cela s’éclairera mieux plus loin.

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Notons encore que si l’amour courtois est une pratique amoureuse, c’est une pratique inséparable d’une forme bien particulière de discours : ce discours des troubadours qui mettait en mots le corps sexué de la Dame et qui chantait le manque toujours renouvelé, entretenu dans la savante délectation d’un système infini de prescriptions.

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Pour ce qui concerne l’amour des mystiques, même si Lacan lui accorde une large place dans son séminaire sur L’éthique de la psychanalyse, c’est dans Encore que la référence qu’il y fait prendra tout son poids.

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L’amour des mystiques est une vieille affaire : elle est connue sous le nom d’une figure paradoxale dite du « pur amour » – il existe sur ce sujet un livre passionnant : Le pur amour de Platon à Lacan, de Jacques Lebrun. On y apprend que c’est une polémique à laquelle l’Église catholique a mis fin brutalement en 1699 pour contrer un livre publié en 1697 par Fénelon, l’Explication des maximes des saints, livre fortement inspiré par ses échanges avec son amie mystique Madame Guyon. L’Église y a mis fin parce que la doctrine du pur amour menaçait tout l’édifice théologique de la spiritualité catholique. Qu’était donc ce pur amour tellement inacceptable ? « C’est un amour inconditionnel dont l’ultime critère serait le refus de toute récompense, un amour qui trouverait sa jouissance dans la ruine de toute jouissance et entraînerait avec la perte de soi, la perte de l’amour et même celle de Dieu. » Dans le cas de l’amour divin, cette thèse donnait lieu à un raisonnement par passage à la limite qui est devenu fameux sous le nom de « supposition impossible des mystiques » : un Dieu qui condamnerait à des peines allant jusqu’à celles de l’enfer celui qui l’aimerait parfaitement serait par ce dernier aimé plus purement que s’il le récompensait et lui offrait toutes les joies du paradis.

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La thèse de Lebrun est que, refoulé du champ de la théologie, le pur amour a fait retour dans d’autres champs : la littérature (le roman, avec une place toute particulière pour Sacher-Masoch), la philosophie (Kant et Schopenhauer) et plus tard la psychanalyse, avec Freud mais surtout Lacan, bien évidemment. On devine comment la question du manque de l’objet et du manque dans l’objet peut faire son miel d’une telle doctrine…

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On ne peut pas quitter cette problématique paradoxale du pur amour sans marquer la place d’une série de questions que nous devrons laisser de côté aujourd’hui. Elles sont toutes liées à la question du mal. Qu’en est-il de la haine et de la cruauté possiblement supposées à ce Dieu qui infligerait de telles peines, voire en jouirait ? Qu’en est-il encore de ce que Lacan appelle « les extrêmes des mystiques », leurs excès dans l’horrible et l’immonde ? Quel rapport avec le masochisme ? Comment, ensuite, repenser ces questions après que Dieu aura été déclaré mort ? Qu’est-ce qui occupe cette place laissée vide ? L’espoir de récompense une fois radicalement perdu, qu’est-ce qui va faire fonction de limite au mal, à cette « intime tendance au mal » que l’on sait voilée par ce qu’il est convenu d’appeler « l’amour du prochain » ?

De l’amour au désir

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Nous sommes ici arrivés au bout de ce qui peut se dire dans une pensée qui reste une pensée de la relation objectale, c’est-à-dire d’un objet, dans un sens traditionnel, posé en face d’un sujet dans un sens tout aussi traditionnel.

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Ce qu’on appelait « relation d’objet » était, comme je l’ai déjà dit, la théorie qui faisait précisément les choux gras de la psychanalyse des années 1950, au moment donc où Lacan se met à prendre la parole. Il faut en dire un mot pour comprendre de quoi il cherchait à se détacher. L’idée était schématiquement que le but de ce qu’on appelait « cure analytique » était une sorte de rééducation qui devait mener le patient à faire converger ses pulsions partielles (orales, anales, etc.) en une pulsion unifiée dite génitale, laquelle devait s’accorder à un objet à son tour dit génital qui serait l’objet total de son amour. Il faut dire que, si les pulsions partielles peuvent être attribuées à Freud, on ne trouve jamais chez lui de pulsion génitale unifiée, pas plus que d’objet total. C’est même une question sur laquelle Freud n’aura cessé de se casser les dents.

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Revenons à Lacan. Nous avons noté, que, pour la première fois, il a été dit que l’amour et le désir avaient, face à l’objet, deux aspirations différentes : celle du désir est la satisfaction ; celle de l’amour est la visée de l’être. Mais la distinction avancée ne va pas sans faire question. Si, du côté de l’amour, nous avons esquissé une approche de ce que voulait dire « viser l’être », du côté du désir, de quel type de satisfaction peut-il donc bien s’agir ?

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Il est clair, pour Lacan, qu’il ne s’agit pas d’une satisfaction qui serait de l’ordre de la satisfaction d’un besoin, comme il était dit dans la théorie de l’époque : d’un besoin soit partiel, comme, par exemple, la faim dans l’oralité avec le sein pour y répondre, soit total ou totalisé, comme on le disait de la sexualité et de son objet génital. À cette représentation mythique de la quête de l’autre comme complément que le sujet chercherait dans l’autre de l’amour, Lacan va substituer la recherche par le sujet non pas du complément sexuel, mais de tout à fait autre chose, d’un objet d’un tout autre genre, qui est sans existence matérielle et qui pourtant est celui qui fait fonctionner le désir humain. C’est ce fameux objet petit a, dont on a déjà entendu le nom énigmatique.

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Repartons de cette thèse fondamentale de Lacan : le champ que Freud a découvert, l’inconscient, met le sujet à distance de son être ; cet être, il ne le rejoindra jamais, et le désir, le champ du désir, peut être conçu comme le champ où le sujet s’engage dans la recherche d’objets propres à se substituer à cet être inatteignable. Le désir est ainsi, si on peut dire, primitivement sous le signe du manque, d’un manque qui est originairement celui de la perte que le sujet subit du fait de naître et d’avoir à entrer dans un monde de parole : le sujet est « morcelé » (c’est le propre terme de Lacan), morcelé par le signifiant. Comment explique-t-il que le fait d’être un être parlant – ce qu’il nomme par un néologisme, le « parlêtre » –, que cet état ait pour conséquence cette perte subie par le sujet, cette dérobade de l’être qu’il nomme encore « manque-à-être » ?

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Il faut dire ici quelques mots sur ce qu’est le signifiant au sens lacanien. Lacan s’empare du signe de Saussure qui, je le rappelle, s’écrit signifié sur signifiant, le tout enclos dans une ellipse – le signifiant saussurien correspondant au son et le signifié au sens. Il s’en empare et se l’approprie en inversant ce rapport pour écrire signifiant sur signifié, indiquant ainsi la suprématie qu’il accorde au signifiant sur le signifié : le sens sera toujours second, déterminé par les effets que permet ce matériau sonore qu’est le signifiant. Il met ensuite une barre entre signifiant et signifié et supprime l’ellipse. Car c’est non plus dans l’unité signifiante mais dans l’ensemble des signifiants, dans ce qu’il nomme « la chaîne des signifiants », qu’il voit la structure du langage, puisque c’est au niveau du jeu des signifiants entre eux que vont avoir lieu toutes les manifestations du sujet. Ce qui lui permet de conclure que « l’effet de langage c’est la cause introduite dans le sujet ».

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De ce jeu du signifiant, il donne un exemple célèbre dans ses Écrits. Deux enfants sont dans un train qui s’arrête en gare. Le bâtiment des toilettes est visible. « Tiens, dit le frère, on est à Dames ! – Imbécile, répond la sœur, tu ne vois pas qu’on est à Hommes ! » Cela illustre que, s’il y a bien d’abord un écart entre un signifiant et un autre signifiant, ce ne sera que dans un temps second que l’on pourra accéder au signifié, ici les toilettes. Car ce que l’on entrevoit d’abord, c’est comment, dans cette lecture différentielle, se profile la question du rapport entre les sexes, avec tout ce que cela implique de rapport au manque.

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Un mot encore sur un autre des termes lacaniens dont nous aurons besoin par la suite. Lacan nomme grand Autre, ou lieu de l’Autre, un lieu fictif où seraient comme rassemblés tous les signifiants. C’est le lieu de la parole, dimension radicalement Autre parce que, en naissant, nous tombons dans le bain du langage, qui fonctionne d’abord comme un milieu totalement extérieur à nous.

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Revenons à présent à notre question : comment la nécessité pour le sujet d’avoir à entrer dans la parole et à passer par « les défilés du signifiant » a-t-elle pour effet une perte d’être, ce « manque-à-être » que nous avons dit ? Lacan l’explique par la nature même du signifiant. Le signifiant est pure différence, altérité, tout signifiant renvoie toujours à un autre signifiant, et chaque signifiant est ce que tous les autres ne sont pas. De ce fait, il a cette fonction distinctive qui permet d’articuler un discours. Mais, du côté du sujet, il n’en va pas de même, il a une fonction néantissante : aucun signifiant ne peut en effet assurer une identité positive au sujet parlant, et tout se passe comme s’il y avait en quelque sorte un signifiant qui manquait toujours – c’est celui qui répondrait de l’être du sujet.

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Les linguistes distinguent le sujet de l’énonciation du sujet de l’énoncé. Celui de l’énonciation nous intéresse pour ce qui concerne la perte subie par l’être parlant : c’est le point d’où part sa parole, mais, dit Lacan, c’est un point qu’il ne peut jamais voir et où, de ce fait, il est comme absent. Il ne peut se voir qu’au niveau de l’énoncé dans le « je » ou dans son propre nom. Or, à ce niveau, il se trouve en effet identifié, mais sans y être « simplement » : car ce nom lui est à la fois intime et extérieur. Ce qui fait que le sujet lacanien est conçu comme un sujet divisé, et que Lacan peut parler d’un « mur du langage ».

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On comprend que, par rapport à une telle conception du sujet, il soit nécessaire de renouveler ce qu’il pourrait en être de l’objet. Lacan le fait bien entendu encore à partir du langage, de la nécessité pour le sujet humain, dans la prématuration où il se trouve à la naissance, d’en passer par la parole pour obtenir la satisfaction de ses besoins. Du coup, on va changer de registre : on n’est plus dans celui du besoin, on passe maintenant dans celui que Lacan nomme demande. Et c’est là que nous allons retrouver l’amour, mais aussi le désir qui maintenant va s’en distinguer – besoin, demande, désir, voilà encore un ternaire lacanien…

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L’amour d’abord, car on peut dire que c’est là, avec la demande, qu’il vient à l’homme. Avec la demande, puisque dans son état de prématurité, le petit d’homme doit en passer par l’appel à l’autre pour obtenir la satisfaction de ses besoins, de la faim en tout premier lieu. Et, très vite, tout au long de la répétition de ses appels, le bébé fait une série d’expériences. D’abord celle de l’inévitable dépendance qui est la sienne par rapport à l’autre ; puis celle de la position de pouvoir, pour ne pas dire de toute-puissance, qu’il ne peut pas ne pas prêter à l’autre devant le fait que cet autre est maître de répondre ou non à sa demande. Cependant, cette demande change très vite de nature. Très vite, le bébé comprend que, derrière son cri d’affamé, la mère entend autre chose : une demande d’amour. Mais encore que, réciproquement, la mère par sa présence, au-delà des soins qu’elle dispense, lui signifie son amour. Le bébé veut aimer, mais aussi être aimé ; il sourit, l’autre lui sourit.

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Avec l’amour, on est dans le monde des signes : de l’amour, on ne peut en effet recevoir et donner que des signes. Pensons à l’enfant qui répond à la demande d’amour en accordant à sa mère, ou à celui de ses proches à qui il veut signifier sa faveur, le privilège de recevoir ses soins : cet enfant qui interpelle « Maman pipi ! », ou celui qui décrète : « C’est toi qui te mets à côté de moi », le déclare en effet comme signe d’amour. Et ce geste illustre une des plus célèbres maximes lacaniennes sur l’amour : « L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas. » Ce que le petit accorde à l’autre, en effet, c’est quelque chose qu’il n’a pas : ce qu’il donne, c’est sa demande d’amour. Ce que le sujet demande, c’est que l’autre de l’amour le situe comme aimable, afin qu’il puisse aimer à son tour.

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« L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas », Lacan le dit très tôt, dès le séminaire IV, La relation d’objet. Mais il y reviendra et le complètera. La formule la plus aboutie se trouve dans le séminaire VIII, Le transfert. La voici : « L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas et on ne peut aimer qu’à se faire n’ayant pas, même s’il on l’a. » Et il ajoute : « L’amour comme réponse implique le domaine du non-avoir. Donner ce que l’on a c’est la fête, ce n’est pas l’amour… »

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Le problème, c’est que l’amour ne s’en tient pas là. La demande d’amour a une caractéristique bien particulière : elle est demande pure, inconditionnelle. Il s’agit non pas d’une demande de ceci ou de cela, mais de demande tout court. Et c’est là que va s’ouvrir la dimension du désir : l’amour, si l’on peut dire, ne se contente pas de l’amour. L’amour en veut toujours plus. Oui, mais quoi ? On ne peut répondre, dit Lacan, que par la lettre sous laquelle s’écrit l’inconnue en mathématique : au-delà du signe d’amour, le désir vise un x. Mais ce n’est pas tout. Cette ignorance quant à ce que je veux de l’autre a une seconde face : si ce que je désire de l’autre m’échappe, réciproquement, ce qu’il attend de moi, cet autre, m’est également pure énigme : mais que me veut-il donc ? Lacan ramassait cette question dans l’expression « che vuoi ? » (littéralement : « Que veux-tu ? », mais il préfère le rendre par : « Que me veut-il ? »). C’est dire que, de la façon la plus confuse, la question du désir est d’abord déposée dans l’autre. C’est ce qui faisait dire à Lacan – formule célèbre – que le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre.

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Pour éclaircir ce qu’il en est de cet x du désir, de cet au-delà de l’objet de la demande, Lacan fait un détour, et là encore on va rencontrer un de ces mots un peu énigmatiques qu’on entend quand on parle de Lacan. Il s’agit de das Ding, la Chose en français (c’est dans la séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse). Je vais très brièvement la situer.

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Das Ding est un mot emprunté à Freud. Dans la rencontre avec l’autre, Freud avance qu’il y a deux parts : une part que je reconnais parce que je peux la ramener à ce que je connais en moi ; une autre part à laquelle je n’ai aucun moyen d’accès et qui va me rester radicalement étrangère. Das Ding, la Chose, désigne cette part de l’autre qui m’échappera toujours dans une radicale « étrangéité ». Et Lacan rapproche cela d’une constatation faite très tôt par Freud. Freud constate que tout se passe comme si le sujet était orienté et mû par une tendance à « retrouver » ; comme si toute quête de l’objet se présentait comme la quête d’un objet foncièrement perdu et comme si toute « trouvaille » de l’objet prenait le sens d’une « retrouvaille » de cet objet perdu. En superposant ces deux notions freudiennes, Lacan fait de das Ding le modèle même de l’objet cherché mais jamais trouvé, objet à la fois absolu et impossible à atteindre, qui engendre la tendance à retrouver alors qu’il n’a jamais été perdu puisque jamais trouvé.

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C’est la place de cette Chose qui fonctionne comme un noyau central de vide (Lacan parle du cœur vide de la Chose) et qui, par une sorte d’appel que va générer ce vide, creusera le lit des objets à venir – ces objets connus sous le nom d’objets (petit) a (a étant, disait Lacan, la première lettre qui nous tombe sous la main pour désigner ces objets d’un genre tout à fait nouveau). Ces objets sont donc à penser non plus comme des objets que viserait le désir, mais comme des objets qui causent le désir. Ils sont dits : objets causes du désir.

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Ces objets causes gardent les mêmes noms que ceux qui étaient au préalable visés par la demande, ces objets dit partiels parce que ayant tous des rapports avec des parties du corps (sein, fèces, regard et voix). Mais, par cette transmutation qui fait que l’insatisfaction liée à la demande et à l’inconditionnalité de l’amour a ouvert un autre registre, celui du désir, leur nature est totalement subvertie : ce sont des objets strictement imaginaires, de purs objets de pensée et non pas des objets de ce monde. Ce sont eux, ces semblants d’objets, qui animent le fantasme et fonctionnent comme des leurres, leurres dont on peut dire qu’ils trompent le désir, comme on dit qu’on trompe la faim. Mais, dit Lacan, le sujet « s’en contente », à entendre dans son ambiguïté : il y a des leurres réussis. Même si c’est de l’ordre du « semblant », comme le dit encore Lacan, ça fait marcher le désir.

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Et ici, si l’on peut dire, la boucle se referme. Nous étions partis, du côté du sujet, de ce manque fondamental, ce manque-à-être que déterminait en lui sa prise dans le langage. Or, en face de quoi ces objets fonctionnent-ils comme des leurres, et que trompent-ils, si ce n’est précisément ce manque dans le sujet dont il ne veut rien savoir ?

Ratage du rapport sexuel

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L’objet a mis en place, la question de l’amour, comme je l’ai dit dans mon introduction, paraît pour tout un temps devenue obsolète. C’est le désir qui va maintenant occuper Lacan. Le désir, mais aussi un autre concept qui en fait en quelque sorte la doublure : la jouissance.

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Faut-il souligner que la sexualité humaine n’a plus rien de « naturel » ? Elle est littéralement dé-naturée, mise à distance de l’instinct par la prise de l’être humain dans le langage. Comme toutes ses autres fonctions dites naturelles d’ailleurs. Le registre du symptôme le dit suffisamment : il n’y a d’impuissance et de frigidité, comme de boulimie et d’anorexie, que dans notre espèce.

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Lacan a introduit le concept de jouissance pour restructurer ce que la psychanalyse peut dire du rapport des êtres humains, femmes comme hommes, à ce phallus dont nous avons déjà parlé, en le considérant maintenant comme le signifiant qui va prendre en charge, dans l’inconscient humain, la dimension du manque – qu’on peut entendre, je le rappelle, tout à la fois comme le signifiant du manque de l’objet et comme celui du manque dans l’objet. On peut le comprendre si on se souvient de ce qui a déjà été dit à propos du phallus : le phallus, si l’on reste sur un plan imaginaire, peut être indice de toute-puissance ; mais à l’inverse, si on le considère sur un plan symbolique, il devient le signifiant le plus apte à inscrire la dimension du manque dans la psychisme humain.

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Cette dimension du manque, c’est ce qui fait obstacle à toute possibilité de satisfaction pleine, comme le dit assez la problématique de l’objet a. Il va falloir à l’être humain, s’il veut avoir accès au désir, renoncer à ce qu’on pourrait appeler une pleine jouissance. Et c’est la fonction phallique qui indique le chemin de cette renonciation – c’est ce que la psychanalyse désigne comme loi universelle de la castration.

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Ce à quoi il faut renoncer – je vais être extrêmement schématique – peut se dire de différentes façons : renoncer à la mère qui est interdite, renoncer à retrouver ce que nous avons appelé l’objet perdu, ou encore das Ding, la Chose, bref, renoncer à tout ce qui pourrait faire office de Souverain Bien. Mais, à cette pleine jouissance interdite, se substitue, ici encore, quoi ? Un leurre, puisque c’est décidément le destin de l’être parlant… Et ce leurre est celui de la jouissance phallique. C’est un leurre, car la jouissance phallique n’est pas directement accessible au désir, si on peut dire : elle ne peut s’exercer qu’au travers de toute une élaboration qui met en jeu le langage et qui doit faire le détour par le fantasme. Ça n’empêche pas que ce soit ce détour qui rend possible ce que les humains connaissent de satisfaction sexuelle. Mais le prix à payer pour ce passage par le fantasme est une sorte de fragilité de l’être parlant dans son rapport à une satisfaction qui est, je le répète, dénaturée. Conséquence de cette fragilité : l’angoisse peut s’en mêler et le symptôme y pointer son nez…

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Freud parlait de l’angoisse de castration pour l’homme et du fameux Penisneid pour la femme. Lacan, quant à lui, commente avec humour : ce que la femme demande à l’analyste, c’est, oui, on peut le dire comme ça, un pénis. « Mais, spécifie-t-il, pour faire mieux que l’homme ! » La femme, c’est justement ce sur quoi Lacan à son tour va buter. Je dis à son tour, car cette question de la sexualité féminine est là depuis le début de la théorie analytique, comme une épine plantée en son cœur.

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Tout comme celle de ce qu’on nomme différence des sexes, d’ailleurs : comment dire, du point de vue de l’inconscient, ce qu’est une femme et ce qu’est un homme ? Ou encore, à partir de quoi définir ce qu’on appelle le sexe psychique ? La référence biologique ne peut plus servir à rien, et on sait depuis Freud qu’il n’y a pas dans l’inconscient de signifiants différenciés qui permettraient d’inscrire deux sexes symétriques. Reste ce fameux phallus avec lequel, et avec lui seul, il va falloir bâtir une logique qui puisse répondre de la différence des sexes.

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Il faut avant tout souligner qu’on ne peut en aucun cas opposer une catégorie de ceux « qui auraient » à une catégorie de ceux « qui n’auraient pas », puisque, on l’a souligné, dans le psychisme, le phallus est toujours ce à travers quoi s’inscrit la dimension du manque. Ce qui fait que Lacan s’emploiera à construire une logique qui permettra d’écrire (j’insiste sur « écrire ») comment chaque sexe va boiter à sa manière dans son rapport au phallus – c’est ce qui est connu chez Lacan sous le nom de « formules de la sexuation ».

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Pour ce qui nous intéresse ici, retenons seulement qu’au cours de son cheminement, Lacan parvient à deux aphorismes, tous les deux négatifs. Quand ils sont redits ailleurs, si on les prend naïvement au pied de la lettre, ils sont pour le moins provocants – pour ne pas dire qu’ils donnent une apparence d’absurdité : ce sont « La Femme n’existe pas » et « il n’y a pas de rapport sexuel ».

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Un mot de chacun d’eux. « La Femme n’existe pas » : on remarque qu’à strictement parler, ça ne peut pas se dire, mais seulement s’écrire – la preuve, je dois vous l’épeler. C’est ce qui signe qu’on est dans la dimension d’une formulation logique, et qu’on n’a plus affaire à une proposition de la langue commune. Car ce qui est nié, ce n’est évidemment pas le sexe féminin, mais la possibilité que ses représentantes puissent se subsumer sous un concept qui aurait une prétention à l’universalité. Il n’y a pas de trait sous lequel nous pourrions rassembler toutes les femmes pour en faire un « La Femme ». Pour l’homme, en revanche, ce trait, nous l’avons : c’est qu’il n’est pas possible pour l’homme de se soustraire à sa soumission à la fonction phallique ; tous les hommes sont strictement cantonnés dans ce champ de la jouissance phallique. Les femmes, non. Elles peuvent, dit Lacan, pour une part, s’en extraire. C’est pourquoi Lacan dit aussi de la femme qu’elle est « pas-toute », ce qui signifie : pas toute soumise à la fonction phallique. Cette part de jouissance qui ne s’enrôle pas sous la bannière phallique, Lacan la nomme : jouissance supplémentaire. Nous allons y venir, car c’est elle que Lacan essayera de cerner dans le séminaire Encore qui sera notre prochaine étape.

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Quant au « il n’y a pas de rapport sexuel », il signifie que cette dissymétrie foncière entre les sexes que l’on vient d’énoncer interdit toute mise en rapport – au sens logique du terme, encore une fois – de complémentarité entre deux sexes, dont la définition est si insaisissable et dont les jouissances sont à ce point incommensurables. Impossible avec ces deux-là que ça fasse Un, le Un de l’union sexuelle.

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Bref, l’essentiel à retenir, c’est que, pour ce qu’il en est du rapport entre les sexes, c’est toujours de l’ordre de l’incomplétude, de l’aléatoire, de la boiterie, dans ce rapport au leurre qui est le lot de l’être parlant. Ça n’empêche certes pas de continuer à faire courir le monde, mais ça ne cesse pas tout en même temps de faire demander autre chose. Et c’est là que nous allons retrouver l’amour.

L’amour comme suppléance

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On est maintenant dans l’année 1972. Lacan, qui s’adresse à son public dans la chapelle Sainte-Anne, a cette curieuse envolée : il se demande si ce n’est pas aux murs qu’il parle, et si ses auditeurs ne prennent pas la réflexion de sa voix sur lesdits murs pour sa réflexion personnelle. Il reprend alors un poème de Tudal qu’il avait déjà mis en exergue à l’un de ses textes des Écrits :

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Entre l’homme et l’amour,
Il y a la femme.
Entre l’homme et la femme,
Il y a un monde.
Entre l’homme et le monde,
Il y a un mur.
100

De fait il va s’avérer que ce poème est le prélude à la réouverture de la question de l’amour. Mais Lacan écrit, ce jour-là, « amour » d’une façon bien particulière : « (a)mur ». C’est un néologisme qu’il emprunte à une de ses patientes délirantes et qui lui permet, par son écriture, de faire entendre plusieurs choses à la fois. De marquer, avec ce petit « a » entre parenthèses, que l’amour lui aussi est toujours accroché à l’objet a, et que, de ce fait même, il met en jeu le manque et la castration. D’insister aussi, une fois encore, sur le fait qu’entre l’homme et la femme, « ça ne marche pas » – comme il dit : il y a un mur. Il y en a même deux : il y a le mur du langage, et il y a le mur du non-rapport sexuel. Puis, note-t-il encore, l’écrire ainsi peut faire aussi « muroir » (où assonent miroir – celui du narcissisme – et mouroir – où l’on entend la pulsion de mort –)…

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Disons-le tout de suite, cette écriture « amur » (ayant perdu ses parenthèses) sera reprise quelques mois plus tard, au cours du séminaire Encore, où la question de l’amour va faire retour en tant que telle au cœur du propos de Lacan. « Amur » donnera la lettre d’amur, mais Lacan écrira aussi Âmour, comme dans « âme », ce qui indique assez qu’il renoue, comme nous le verrons, avec le langage de l’être.

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De cette même année, prélude à Encore, vient l’une de ces maximes concernant l’amour qui fera fortune. Il s’agit de nouveau du don – et cette formule peut être entendue comme une sorte d’exacerbation du « donner ce qu’on n’a pas » : « Je te demande de me refuser ce que je t’offre parce que c’est pas ça » – ça, c’est l’objet a, et l’on retrouve le même avertissement qu’avec l’amur [2][2] Petite histoire. Il se trouve que Lacan a entendu parler....

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Puis arrive Encore, le vingtième des séminaires de Lacan. De l’amour il va en être question. Mais pas que de l’amour. Dans ce séminaire difficile, aux efflorescences quasi surréalistes, Lacan tisse une série de thèmes : celui de la femme et celui de Dieu ; celui du corps, celui du réel et celui de la jouissance.

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Nous en étions restés, quand il a été question de jouissance, avec cette idée que le sexuel avait les plus forts liens, chez la femme comme chez l’homme, avec la fonction phallique. Mais nous avions entrevu, à propos de l’énoncé « La Femme n’existe pas », que Lacan avançait que, si les hommes étaient entièrement assujettis à cette fonction, les femmes, elles, pouvaient, pour une part de leur jouissance, ne pas être y soumises. D’où cet autre énoncé « la femme n’est pas toute », à compléter par : « La femme n’est pas toute prise dans la fonction phallique. » Cette part de jouissance qui excède la soumission phallique, cette part en plus, Lacan la nomme jouissance « supplémentaire » – supplément qu’il faut entendre dans sa différence d’avec « complément » : rien de complémentaire entre les sexes.

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Ce qui est donc posé maintenant, c’est une question qui prend de nouveau la forme d’un « au-delà », la question d’une jouissance « au-delà » du phallique. Avant d’aller plus loin, il faut dire un mot de l’air de ce temps-là, où la question de la jouissance féminine était éminemment à la mode et provoquait tout le monde, psychanalystes en tête. Freud déjà s’était plaint : quand il s’agit du féminin, se désolait-il, « notre matériel devient – d’une façon incompréhensible – beaucoup plus obscur et lacunaire ». Quant à Lacan, il s’interroge devant « cette jouissance que les femmes éprouvent sans en faire savoir et dont elles ne disent rien malgré qu’on les supplie à genoux de le faire ».

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Et c’était bien l’au-delà du phallique qui intriguait : la jouissance clitoridienne, elle, ne posait pas de problème, elle était considérée comme relevant de la jouissance phallique, c’est-à-dire comme une jouissance d’organe. Mais quid de la jouissance vaginale ? D’une jouissance sans organe digne de ce nom, puisque constitué d’une gaine reconnue comme dépourvue de toute innervation : comment cela pouvait-il bien jouir ? Il y a bien eu le célèbre « orgasme utéro-annexiel » de la chère Françoise Dolto. Il y a bien eu aussi un certain point G, dont d’aucuns ont pu penser qu’il allait dissiper le mystère… Mais, de fait, c’est lui, ce point, qui allait à son tour devenir plutôt sujet à controverse.

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Voilà donc la question que vient relever Lacan avec sa jouissance supplémentaire, « au-delà », à laquelle il donne un nom : « jouissance de l’Autre » (avec un A majuscule). Cet « Autre », il faut l’entendre au moins dans un double sens. D’abord, il s’agit de l’Autre comme lieu du langage – nous l’avons déjà évoqué – et, en effet, pour tout sujet l’abord de la jouissance s’effectue nécessairement par une question posée au lieu de l’Autre. Puis, dans un second sens, par cette jouissance supplémentaire, Lacan fait en quelque sorte de la femme l’Autre sexe, ou l’Autre absolu du sexe – qu’il lui arrive même de désigner, sur le modèle du Horla de Maupassant, comme « Horsexe ».

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Alors, que vous dire de cette jouissance dont Lacan se plaignait que les femmes l’éprouvent sans en faire savoir ? Si elles n’en disent rien, ce n’est pas qu’elles s’y refusent, c’est, finira-t-il par admettre, qu’on ne peut rien en dire, et qu’on ne peut rien en dire par structure. Quelque chose non pas d’ineffable, mais d’indicible, quelque chose qui est éprouvé sans qu’on n’en sache rien, quelque chose qui aurait à voir avec la plus grande affinité de la femme à l’égard de la question du manque dans l’Autre, lieu d’incomplétude où peut s’épanouir par excellence ce qui ne relève pas de la jouissance phallique.

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Il y a pourtant une manière de l’approcher qu’on a déjà entrevue : c’est le discours des mystiques, celui dont Lacan trouve les plus hautes expressions dans l’extase de la Sainte Thérèse du Bernin (qui, comme on le sait, fait la couverture du séminaire Encore), ou également dans La nuit obscure de saint Jean de la Croix. Lacan proposait même d’inscrire ses propres Écrits à la suite de ceux des grands mystiques, ce qu’autoriserait, selon lui, sa croyance en cette jouissance purement féminine qui serait « en plus ». Lacan un grand mystique ? Avant de se compter parmi eux, il venait juste de parler de « ces hommes qui sont aussi bien que les femmes » – insistant : « Ça existe ! »

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Écoutons Madame Guyon, dont Fénelon suivait attentivement les expériences mystiques : « L’amour pur [dans le contexte, par amour pur, on peut sans aucun doute entendre “jouissance” au sens moderne du terme : cet “amour pur” est celui qu’on lit sur le visage de la sainte Thérèse du Bernin], l’amour pur, dit-elle, est d’une nature qu’il ne peut jamais être connu que de celui qui l’éprouve […]. Celui qui n’est pas parfaitement consommé dans l’amour ne peut jamais juger de ce que produit l’amour consommé […]. Tout ce que l’on dirait des effets de l’amour tout pur et tout nu non seulement ne serait pas compris de celui qui n’est pas détruit par cet amour, mais il en serait souvent scandalisé. »

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Et on peut imaginer Fénelon, en 1689, aussi embarrassé dans la théologie que Lacan allait l’être dans la théorie analytique : comment analyser cette jouissance par les ressources de la seule science théologique, alors qu’elle exige d’être expérimentée pour être connue véritablement ? Son embarras, Lacan l’avoue : « D’un côté la jouissance est marquée par ce trou qui ne lui laisse pas d’autres voies que celle de la jouissance phallique. De l’autre côté, quelque chose peut-il s’atteindre qui nous dirait comment ce qui jusqu’ici n’est que faille, béance dans la jouissance, serait réalisé ? »

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Ce « quelque chose », cette jouissance « au-delà » toucherait à ce point limite que peut atteindre tout discours humain et qui, pour parler lacanien pur et dur, « confinerait à ce bord qu’est le réel » (une des définitions du réel étant que « le réel, c’est l’impossible »). On serait ainsi au bord de ce réel indicible, fascinant et horrifiant pour tout homme, dernier vacillement du sujet devant cette jouissance silencieuse qui ne peut que faire surgir l’angoisse.

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Qu’est-ce qui conduit Lacan, dans ce contexte, à reparler d’amour ? Il le fait avec une assertion nouvelle, en distinguant radicalement jouissance d’amour : quand on aime, affirme-t-il, il ne s’agit pas de sexe. C’est même là où le rapport sexuel s’avère être toujours dans un certain rapport au ratage que l’amour retrouve sa place. L’amour – voilà la thèse nouvelle – vise à faire suppléance. Là où le sexe ne peut pas faire Un avec deux, l’amour ne le pourrait-il pas ?

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Il est frappant que, pour en parler, Lacan revienne d’une certaine manière à son point de départ. Il fait de l’amour un signe : l’amour fait signe. Et Lacan précise bien, dans une formule négative, qu’il n’est pas le signe de la jouissance de l’Autre, ni du corps qui symbolise cet Autre. Le titre d’Encore y fait écho et mérite qu’on s’y arrête : on peut l’entendre comme la disjonction entre l’en-corps de la jouissance et l’encore de la demande – qui ne peut que demander, encore et encore. « Encore, dit Lacan, est le nom propre de cette faille d’où dans l’Autre part la demande d’amour. »

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Je parlais de retour au point de départ. Je le verrai en effet à différents titres. En premier lieu, le signe – ce signe qu’avait délogé le signifiant lacanien – est de retour. En second lieu, nous nous retrouvons à ce moment initial où nous disions que derrière l’appel du bébé, appel né du besoin, très vite, ce qui est demandé, c’est un signe d’amour – c’est à partir de là que se met en route toute la dialectique du désir. Eh bien voilà, tout le circuit a été parcouru pour arriver à retrouver la demande d’amour, encore et encore.

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Il y a enfin un troisième trait qui nous ramène en arrière, à ce temps où Lacan disait que l’amour, par-delà l’objet, s’adressait à l’être. L’amour est tellement de l’ordre de l’adresse, que ce soit à l’être ou à l’Autre, que Lacan dit avoir les plus grands regrets de parler une langue où on dise aimer quelqu’un. Lui, il voudrait qu’on dise qu’on aime « à quelqu’un », qu’on ne dise pas : « J’aime une femme comme on dit je la bats. » Manière ironique, peut-être, de souligner que l’amour s’adresse à l’Âme (aimer à) ( .... hcqs : ... à l'Â vie ..) et le sexuel au corps (je la bats) ?

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Mais, après tout, ce « aimer à » peut se comprendre comme pris dans le monde des signes : « aimer à » comme « faire signe à ». Sans doute cette remarque fait-elle écho à la différence entre le signe et le signifiant. Le signe est défini comme ce qui représente quelque chose pour quelqu’un. Mais Lacan fait une habile remarque qui subvertit le « quelque chose » représenté. Il prend cet exemple : on dit « pas de fumée sans feu » ; oui, mais la fumée peut être, aussi bien que du feu, le signe du fumeur. La fumée signale la présence d’un sujet fumeur pour un sujet qui regarde. Le signe prendrait ainsi un sens un peu différent : il serait ce qui aurait cette prétention, dans l’amour, de représenter un sujet pour un autre sujet.

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Reste que la position de Lacan par rapport à l’amour demeure extrêmement ambiguë. Dès qu’il y revient, le sarcasme semble de nouveau n’être jamais très loin. Par exemple : « Ça agite, ça remue, ça tracasse les êtres parlants » ; ou encore : mais « boiteux, boitillants, ils arrivent quand même à donner une ombre de petite vie à ce sentiment dit de l’amour ». « Il faut bien pourtant, ajoute-t-il, que par ce sentiment, ça aboutisse en fin de compte à la reproduction des corps… »

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Reste aussi que la fameuse supposition impossible des mystiques est toujours là, formellement, à l’arrière-plan chez Lacan dès qu’il s’agit des rapports de l’amour et de la jouissance. Elle permet d’approcher quelque chose qui autrement ne pourrait pas se dire. On peut en revanche toujours écrire une supposition, rappelle Jacques Lebrun, mais il faut alors se garder aussi bien de la prendre pour une affirmation que de la prendre comme irréelle. C’est toute la force redoutable de cette figure rhétorique comme instrument dialectique. Toujours est-il que cette supposition conduit Lacan à un point où, dit-il, « on ne peut plus rien dire sans se contredire ».

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Ainsi dira-t-il : « Parler d’amour, la philosophie ne fait que ça, et le psychanalyste prend sa suite. » Ou encore : « Ce que le discours analytique apporte […] c’est que parler d’amour est en soi une jouissance. » Mais c’est pour marteler, tout en même temps, que de l’amour, « assurément, on ne peut pas en parler ». Toutefois, qu’on ne puisse pas en parler n’empêche pas que l’amour, ça se déclare et ça s’écrive : « C’est son aspect obligé et c’est son drame », conclut-il [3][3] Et pourquoi ne peut-on pas en parler ? Parce que, pour....

121

Car il y a quand même un autre effet du langage que la parole : c’est l’écrit. Alors, dans l’amour, ça donne la lettre d’amour – qu’il écrit aussi, toujours ironique : lettre d’âmur. Il n’empêche, finit-il par lâcher, la lettre d’amour est « la seule chose qu’on puisse faire d’un peu sérieux ».

La mourre

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Vous aurez sans doute remarqué que, si j’ai tenté d’apporter des éléments de définition pour les différents concepts lacaniens que j’ai utilisés, il y en a un sur lequel j’ai glissé : c’est le réel. Je me suis contenté (mise à part une brève notation au début de ce texte) de signaler au passage que l’impossible était un de ses noms. C’est un des noms que Lacan donne au réel, plus particulièrement dans un deuxième temps de son œuvre. Dans le premier, nous l’avons dit, le ternaire S.I.R. (symbolique-imaginaire-réel) était gouverné par la suprématie du signifiant. Puis, la théorisation de Lacan s’affinant, le réel prend un poids de plus en plus déterminant et le ternaire s’écrit désormais R.S.I. [4][4] Sans pour autant que le réel « gouverne » le ternaire....

123

Si j’évoque maintenant ce réel, c’est qu’il existe une dernière tentative de Lacan (le temps de ses trois derniers séminaires) d’arracher l’amour à l’ordre de l’illusion – dernière tentative de sauvetage ? – et de faire, comme il dit, « que l’amour touche au réel ». Impossible, c’est le cas de le dire, de vraiment développer cela. Mais je vais essayer de vous en donner un tout petit aperçu avec le recours de Lacan à un jeu : le jeu de la mourre [5][5] Je m’appuie ici sur la lecture de Mayette Viltard,....

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Lacan a toujours soutenu que la rencontre amoureuse était de hasard, mais tout en même temps qu’elle se supportait d’un certain savoir entre deux sujets inconscients. Il y a là deux pièges dans lesquels il ne faut pas tomber. Celui du savoir, d’abord : quand Lacan parle de « savoir », c’est d’un savoir, comme il le nomme, insu. Le savoir de l’inconscient est un savoir insu, un savoir que le sujet ne sait pas avoir. Quant au second piège, il serait d’entendre dans ce mot de rencontre quoi que ce soit qui serait de l’ordre de l’accord des psychés. Du fait de la dysharmonie radicale des savoirs inconscients, il y a là un impossible. Lacan fait alors de l’amour ce qui, dans un temps de suspension, introduit à la reconnaissance de cet impossible.

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Alors, comment faire toucher du doigt ce qu’il en est de cette reconnaissance de l’impossible qui est en même temps re-connaissance de hasard de deux savoirs inconscients – de savoirs insus ? Et comment comprendre que cette rencontre de hasard par-delà l’illusion « touche au réel » ?

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C’est ce que Lacan propose en ayant recours à ce jeu de la mourre – on a envie de dire : de la mourre et du hasard, puisque c’est un jeu qui justement intrique intimement rencontre et hasard. La légende veut qu’il ait été inventé par la Belle Hélène pour jouer avec son amant Pâris. On y joue beaucoup en Orient, mais aussi en Italie – et en Corse m’a-t-on dit.

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La mourre, le jeu de la mourre, je vous le rappelle : deux partenaires se tiennent face à face, le poing fermé en avant ; à un signal donné, chaque joueur doit, en même temps que son adversaire, lancer une main et lever le nombre de doigts qu’il désire, tout en énonçant un nombre entre 1 et 10 ; si l’un d’entre eux énonce le nombre égal à la somme des doigts levés par l’un et par l’autre des deux joueurs, il a gagné. Si, par exemple, le joueur A lève trois doigts en disant 5 pendant que le joueur B lève deux doigts en énonçant le chiffre 6, c’est le joueur A qui marque un point puisque le nombre total des doigts levés est : 3 + 2 = 5.

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C’est un pur événement de rencontre : les partenaires doivent « au bon moment [6][6] Thème cher à Lacan : voir « Le temps logique », dans... » et dans une parfaite simultanéité crier et montrer les doigts. Celui qui « par hasard » sait la mourre et crie le nombre qui tombe juste le fait à son insu. Ce nombre ne se sait pas d’avance, il n’est pas lié à la prévision de l’autre, il est crié comme pur événement. « Savoir ce que le partenaire va faire, affirme Lacan, n’est pas une preuve de l’amour. » En effet, le savoir, au sens du savoir su, ce savoir du partenaire nous ramènerait dans les eaux du narcissisme, alors qu’ici, on l’aura compris, on est dans le champ de la pure altérité.

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Essayons de ramasser ce qui a été dit en une seule proposition : l’amour toucherait au réel dans le bref instant suspendu de ce pur événement de rencontre où celui qui par hasard saurait la mourre à son insu la crierait au bon moment…

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Lacan a dans une autre occasion évoqué le jeu de la mourre (ou plus exactement son équivalent plus connu chez nous, le jeu de « pierre/papier/ciseaux »). C’était dans l’« Hommage fait à Marguerite Duras du ravissement de Lol V. Stein ». Il écrivait, en équivoquant : « Lol V. Stein, ailes de papier, V ciseaux, Stein, la pierre, au jeu de la mourre tu perds. » Avec Lol, en effet, ça ne pouvait être que : « Tu perds. »

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Pour que ce « tu perds » – que vous risquez d’entendre de bien des manières… – ne soit pas mon dernier mot, je vais terminer sur une dernière formulation de Lacan : « Le réel, dirai-je, c’est le mystère du corps parlant, c’est le mystère de l’inconscient. » L’amour aussi, n’est-il pas ?

132

Valence, Les apprentis philosophes,

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16 avril 2007.

Notes

[1]

Lacan voyait une correspondance entre ces trois passions et les différentes formes du transfert : l’amour pour le transfert positif, la haine pour le transfert négatif et l’ignorance pour cette forme très particulière de transfert que Freud nommait « réaction thérapeutique négative », où le sujet en analyse, tout en paraissant laisser aller librement sa parole, se montre rebelle à tout changement et à toute amélioration de son état.

[2]

Petite histoire. Il se trouve que Lacan a entendu parler du nœud borroméen par la fille d’une de ses amies la veille du jour où il a prononcé son « je te demande de me refuser ce que je t’offre ». Le nœud borroméen, c’est ce nœud où trois anneaux (ou plus) sont mutuellement entrelacés de façon telle que si l’on coupe l’un d’entre eux, n’importe lequel, l’ensemble du nœud se défait. De ce nœud, Lacan saisit immédiatement l’intérêt et déclare que ça lui est « donné comme une bague au doigt » : il y trouvait en effet un outil mathématique qui permettait d’écrire ce qui était son souci à cette époque, la stricte équivalence des trois registres du réel, du symbolique et de l’imaginaire. Un mois après l’avoir proposée, il inscrivait la formule susdite sur les trois ronds du nœud borroméen : « Je te demande / de me refuser / ce que je t’offre »…

[3]

Et pourquoi ne peut-on pas en parler ? Parce que, pour Lacan, deux impossibles à dire s’entremêlent : dire ce qu’il en est de l’être (ce qui serait une impossibilité logique) et parler d’amour (ce qui relèverait de la « bêtise » – à entendre de la façon la plus rude : qui veut faire l’ange fait la bête). L’être « parce que ce qui est de l’être, d’un être qui se poserait comme absolu, n’est jamais que la fracture, la cassure, l’interruption de la formule “être sexué” ». L’amour parce que ce qu’il tente, c’est de « suppléer au rapport sexuel en tant qu’inexistant ». Et, pour tout ce qui tente de s’approcher de cette suppléance, le langage ne se manifeste que dans son insuffisance : vouloir suppléer au rapport sexuel, c’est « tenter de suppléer à ce qui d’aucune façon ne peut se dire ».

[4]

Sans pour autant que le réel « gouverne » le ternaire R.S.I. comme le faisait le symbolique dans S.I.R. : Lacan postule maintenant une stricte équivalence des trois instances, ce qu’il écrit avec le nœud borroméen (voir note 2). Disons encore ici que l’objet a, d’imaginaire qu’il était au départ, procède dorénavant des trois registres à la fois, « coincé » entre les trois anneaux du nœud.

[5]

Je m’appuie ici sur la lecture de Mayette Viltard, « L’amour », dans L’apport freudien.

[6]

Thème cher à Lacan : voir « Le temps logique », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966.

Résumé

Français

[Extrait de l'article — Les articles sont publiés uniquement en français ; les traductions de l'extrait ont été réalisées par le collectif de la revue]
« L’amour… on peut se demander s’il s’agit d’un concept proprement psychanalytique et non pas plutôt d’un thème relevant de la psychologie, voire de la philosophie – “les philosophes, ils ne parlent que de ça”, affirmait en tout cas Lacan. Si on ouvre le bien connu Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis, on constate qu’il n’y a pas d’entrée “amour”. Si on veut entendre parler d’amour, il faut se reporter à l’entrée “objet” pour voir apparaître l’amour, l’amour pour l’objet dans la “relation d’objet”.»
Partant de la Verliebheit de Freud (à distinguer de l’amour : Liebe) Lacan a-t-il fait de l’amour un concept psychanalytique ? J.P. Ricoeur parcourt vingt-cinq ans d’élaboration, partant de l’amour de transfert et de l’amour narcissique (séminaire I), jusqu’à la conception, si singulièrement lacanienne, du séminaire Encore - de l’amour comme suppléance au rapport sexuel qu’il n’y a pas - avant le dernier pas de 1977, qui pose l’amour, pur événement de rencontre, comme touchant au réel.

English

« Lacan, love »
« With love, we can wonder whether it is a properly psychoanalytic concept and not instead, a theme that comes from psychology, even from philosophy - “philosophers talk only about that,” as Lacan, in any case, says. If we open Laplanche and Pontalis’ well-known Language of Psychoanalysis, we can see that there is no entry for love. If we want to hear about love, we must go to the article on the object, where we see love, love for the object in its “object relation.” »

Español

« Lacan, el amor »
« El Amor... Nos podemos preguntar si se trata de un concepto propiamente psicoanalítico o más bien un tema que concierne la psicología, incluso la filosofía – “los filósofos sólo hablan de eso”, como afirmaba Lacan. Si abrimos, el famoso Vocabulario del psicoanálisis de Laplanche y Pontalis constatamos que no hay la palabra “amor”. Si queremos oir hablar de amor, hay que buscar el término “objeto” para encontrar el amor, el amor para el objeto en la “relación de objeto”. »

Plan de l'article

  1. L’amour narcissique
  2. L’amour dans son achèvement
  3. De l’amour au désir
  4. Ratage du rapport sexuel
  5. L’amour comme suppléance
  6. La mourre

 

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Pourquoi Lacan n'aimait pas Ricœur ... ( hcq  il s'agit là de  Paul Ricoeur ...à mon avis )

Question d'ego, et surtout d'un regard différent sur la pensée freudienne, rien ne va entre le psychanalyste et le philosophe. Explications.

Par
Publié le | Le Point.fr
Paul Ricoeur, en 1990, dans son salon aux Murs blancs.
Paul Ricœur, en 1990, dans son salon aux Murs blancs. © ULF ANDERSEN / Ulf Andersen / Aurimages
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