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Passer d’une banale discussion à un désaccord brutal, c’est le propre des querelles. Les plus violentes surviennent entre proches: plus on s’aime, plus on se blesse. Selon le philosophe français Maxime Rovere, qui publie un livre sur le sujet, elles sont le miroir de nos interactions les plus complexes

Image IA: Mathieu Bernard-Reymond

Dans ce numéro spécial du magazine T, toutes les illustrations ont été générées par différentes intelligences artificielles, assistées toutefois d’une intelligence humaine, celle du photographe lausannois Mathieu Bernard-Reymond.

Comment les échanges destructeurs entre collègues, amis, amants ou membres d’une même famille peuvent-ils à ce point occulter et parfois anéantir ce que leurs relations comportent d’affection, d’empathie et de bienveillance? C’est ce que questionne le philosophe français Maxime Rovere dans son dernier livre, Se vouloir du bien et se faire du mal. Philosophie de la dispute, paru aux Editions Flammarion. Selon lui, l’humanité a déployé assez d’intelligence pour mettre au point des machines qui explorent Mars, mais pas pour comprendre pourquoi un bouchon mal vissé peut devenir un sujet de discorde entre gens qui s’aiment. Face à ce problème insaisissable, le spécialiste et traducteur de Spinoza ne cherche pas à départager celui qui a raison de celui qui a tort, ni à prodiguer un mode d’emploi pour rester zen face aux reproches. Il décrypte plutôt la mécanique de ce qu’il définit comme nos systèmes complexes d’interactions et nous pousse à devenir acteurs du changement en empruntant la voie de la sagesse.

Pourquoi se querelle-t-on?

Nous sommes formés d’une multitude d’interactions de toutes natures, organiques, mentales, sociales, etc. Une dispute survient lorsqu’une anomalie, grande ou petite, révèle une brèche dans ces systèmes intriqués entre eux. On dit parfois qu’on se fâche pour un «rien», mais le rien révèle toujours quelque chose de profond à toutes les échelles, individuelle et collective.

Est-ce qu’on se dispute plus qu’avant?

Oui, notamment parce que la violence physique recule lentement, ce qui laisse plus de place à la parole. Toute la difficulté est de déceler les restes de cette violence sociale dans nos sujets de discorde, afin de mettre un terme aux réactions en chaîne qui nous font sortir de nos gonds et nous enferment dans les conflits.

Les sujets qui fâchent ont-ils changé?

Forcément. Les disputes sont socialement déterminées par les thèmes qui importent à notre temps – climat, sexualité, enjeux numériques, etc. – et par l’évolution des rapports de pouvoir. On ne se querelle plus sur des questions dont les réponses sont vérifiables en deux secondes sur internet, on vit dans un monde où les enjeux et les défis, comme le soin des personnes âgées, ont de fortes charges émotionnelles. Nos querelles deviennent donc plus intenses. Les rapports à l’autorité évoluent aussi: il n’est plus acceptable de taper sur la table comme nos grands-pères pour imposer nos raisons.

Quels sont les pires types de dispute?

Celles qui s’immiscent dans la plus stricte intimité: couple, famille, amis. Car plus on s’aime, plus on a les moyens de toucher les brèches les plus douloureuses de l’autre. Mais il faut savoir que ces turbulences sont quasi inévitables: s’aimer, ce n’est pas seulement être heureux d’être ensemble et se faire du bien, cela implique aussi d’aller chercher chez l’autre, et en soi, par l’autre, les souffrances qui nous encombrent pour découvrir ensemble les moyens d’évoluer.

En quoi le regard philosophique peut-il amener un éclairage différent sur ces turbulences?

Nous avons tendance à «psychologiser» nos blessures et à nous en rendre «coupables» les uns les autres (y compris en mobilisant le passé). La philosophie propose des moyens de s’émanciper de ces représentations. En mobilisant la théorie du chaos ou la complexité, elle met en lumière le fait que nous sommes des systèmes tous intriqués les uns dans les autres, et que nous tendons naturellement à dépasser nos imperfections.

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Comment réagir pour éviter la casse?

Il n’y a pas de recette qui fonctionne à tous les coups. Mon livre étudie les mécanismes, les biais cognitifs, les erreurs de logique qui nous montent, malgré nous, les uns contre les autres. En particulier, le «tribunal moral», où nous prenons en alternance les rôles du juge, de l’accusateur ou de l’avocat, est un moyen sûr d’aggraver sa propre souffrance et de la répandre autour de soi. En comprenant comment celui-ci fonctionne, on s’aperçoit que nos proches sont en réalité nos miroirs: leurs «défauts» s’emboîtent avec nos propres brèches. Cela permet de voir qu’aucune souffrance n’est nécessaire; mais aussi qu’aucune souffrance n’est gratuite.

S’agit-il d’apprendre à désamorcer les bombes par une meilleure connaissance de nos failles réciproques?

Oui, à condition d’admettre que ce travail ne cesse jamais et qu’en ce domaine les vérités s’évaporent aussitôt mises au jour. Par conséquent, au lieu de se décrire et de s’incriminer les uns les autres, il vaut la peine de se montrer curieuses ou curieux envers les possibilités que révèlent nos interactions. Cela implique une tout autre manière de se parler et de concevoir les choses. Cela demande aussi beaucoup d’entraînement, car l’éthique n’est pas un savoir, c’est une pratique.

Quelle est la clé?
Il n’y a pas de clé unique mais pour surmonter, par exemple, les impasses du jugement moral, il convient de s’entraîner à pardonner – pardonner à soi, aux autres, à ce que la vie nous fait subir, en trouvant les moyens d’accueillir son expérience sans la juger, en explorant les ressources de notre attention pour prendre du recul dans chaque situation. En ce sens, l’expérience ne cesse de déjouer les recettes, et demande à chacun de laisser de côté sa propre identité pour explorer ses capacités d’improvisation. C’est ce qu’on appelle «la liberté».

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«Se vouloir du bien et se faire du mal. Philosophie de la dispute», Maxime Rovere, Ed. Flammarion