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Yves De Gaulle à Mandelieu le 19 juillet 2022. (Laurent Carré/Libération)

 

Le petit-fils du Général, énarque, puis chef d’entreprise, fait l’éloge de son grand homme et le rejoint dans sa défense de l’Etat et du service public.

 

par Marie-Dominique Lelièvre

publié le 2 août 2022 à 19h03
 

SERIE LES DESCENDANTS (3/7) Le nom et le souvenir de leurs ancêtres sont un sésame ou un embarras, une fierté ou une souffrance. Rencontres avec des individus issus de personnalités connues.

C’est irrésistible. Lorsque la personne d’Yves de Gaulle ouvre la porte, aussitôt on cherche la ressemblance avec son grand-père. La stature est gaullienne, ça saute aux yeux, pas loin de deux mètres : 1,95 m vêtu de lin blanc, plus que le Général – 1,87m et demi, selon son livret militaire. En position debout, c’est impressionnant. Tandis que le fantôme du Général, tout transparent, s’installe dans le cuir blanc d’un fauteuil Barcelona, Yves de Gaulle, 70 ans, commence à se ressembler. Un énarque, ancien chef d’entreprise, qui désormais écrit des livres et passe l’été à Mandelieu (Alpes-Maritimes), dans le décor californien d’un appartement dont les larges baies vitrées ouvrent sur un golf. «Ça évite d’entretenir le jardin.»

 

Cet environnement solaire contraste avec la rudesse du paysage de la Boisserie, la résidence privée de son grand-père à Colombey-les-Deux-Eglises (Haute-Marne). «Lui-même en convenait. “Pour vous, les enfants, c’est pas très drôle comme endroit”, nous disait-il. Pour y vivre, il faut une mission, écrire ses mémoires, par exemple.» Par délégation de son père, unique propriétaire de la maison, Yves de Gaulle gère le domaine familial que nul n’habite plus mais que des milliers de Français visitent chaque année (six euros l’entrée).

Enfant, le dimanche midi, Yves déjeune à l’Elysée. Ses grands-parents occupent un petit appartement de trois pièces, au-dessus du boudoir d’argent où Napoléon signa son abdication. «C’était ultra-sympa. On pouvait parler de tout. J’aimais sa bienveillance chaleureuse.» Cuisine française bourgeoise, vin blanc et vin rouge, crêpe Suzette ou soufflé Arlequin, les enfants ?

Yves et ses trois frères, Charles, Jean et Pierre, bénéficient des mêmes égards. «Vous pouvez me poser toutes les questions que vous voulez, j’y répondrais. Je vous demande une seule chose : ne vous plaignez pas.» Un jour, Yves remarque un compteur EDF à l’entrée de l’appartement. «Je paie mes dépenses personnelles», dit son grand-père. Yves lui demande combien il gagne : «Je m’alloue le salaire d’un général de brigade.» Environ 6 250 euros, aujourd’hui. «Il payait ses costards, son électricité, et même ses timbres, achetés au tabac du coin…» Pas le genre à être soupçonné de dealer en douce avec Uber pour financer son élection.

Une fois, Yves se fait rabrouer. Le Président s’apprête à regagner Colombey en hélicoptère, son petit-fils demande à l’accompagner. «Ce n’est pas ta place !» Le ton est sec, inhabituel. Yves a 12 ans lorsque le général Jouhaud, un des chefs de l’OAS responsable du putsch d’Alger, est condamné à mort. «J’ai demandé à mon grand-père s’il comptait le gracier. Nous étions dans la bibliothèque, à Colombey. Je le revois réfléchir, dans son fauteuil crapaud : “Je ne vais pas te répondre car c’est une affaire entre ma conscience et moi”.» Il finira par le gracier.

«Pour nous parler, il avait une méthode. Il commençait par nous donner sa position. Puis il nous l’expliquait.» Plus Dolto que Dolto, le Général, et avant Mai 68, quand les enfants ne disposent que d’un droit, se taire. Yves l’appelle «Grand-père» et le vouvoie, lui, le tutoie mais lui offre toute son attention. La relation, empreinte de respect réciproque et d’intelligence, le marque. «C’était un jardin de lumière», dit-il.

La qualité du lien est d’autant plus précieuse que le père d’Yves, l’amiral Philippe de Gaulle, au sujet duquel il se montre évasif, n’est pas très fun. «Un chieur avec ses enfants. Altier. Cassant. Jamais une approbation. Ses fils, il ne les jugeait jamais à la hauteur», dit un proche. Leur mère, Henriette de Montalembert de Cers, compense tant bien que mal.

Récemment exfiltré de l’Ehpad des Bords de Seine, à Neuilly, l’établissement Orpea dénoncé dans le livre les Fossoyeurs, Philippe de Gaulle, centenaire, séjourne à la maison de retraite des Invalides. Il a consacré une partie de sa vie à son père. Yves de Gaulle, lui, s’est contenté de deux livres. «Je suis encore plus admiratif aujourd’hui.» Le dernier, Chevalier solitaire, a pour héros un capitaine du XVe siècle. «Une échappée, un voyage, loin de ce nom un peu écrasant»…Il publie chez Plon, comme son père et son grand-père.

Le 9 novembre 1970, lorsque son aïeul s’éteint à la Boisserie, Yves a 19 ans. Il vient de passer un mois avec lui à Colombey. Le goût des livres a approfondi leur lien. «J’ai découvert mon grand-père à travers les romans. Ils m’ont donné accès à lui.» Charles, qui apprécie Bernanos, Mauriac, Malraux, Claudel, mais aussi Le Clézio, Romain Gary, Marguerite Yourcenar, lui fait lire Brasillach, condamné à mort à la Libération, qu’il a refusé de gracier («le talent est un titre de responsabilité»). Grâce à lui, Yves découvre Pétersbourg le chef-d’œuvre d’Andreï Biély, dont le général apprécie le lyrisme poétique.

Après des études secondaires à Saint-Jean-de-Passy, Yves de Gaulle a rejoint la fac de Nanterre en 1969 avant d’entrer à Sciences-Po. Il n’embrasse pas la carrière militaire de ses aînés. «Je ne te le conseille pas», lui dit son grand-père, qui sait que la guerre est horrible.

«Elevé dans le culte du service public, j’ai fait l’ENA [l’actuel Institut national du service public, INSP, ndlr] Promotion André-Malraux. «L’Etat est la seule personne qu’on ne s’abaisse pas à servir… Le capitalisme privé nous inspirait alors une sorte de mépris.» Magistrat à la Cour des comptes, Yves de Gaulle appartient à des cabinets ministériels, dont celui d’Edouard Balladur. L’arrivée de la gauche au pouvoir, en 1981, rectifie sa trajectoire. «Elle a mis en place un spoil system à l’américaine : le gouvernement procédait à des nominations en fonction de préférences politiques. Nous, les énarques, avons commencé à nous dire qu’il fallait se tirer.»

Après quatorze années de service public, il rejoint le privé, AGF, GDF-Suez, Compagnie nationale du Rhône… «Quand je fais le bilan de ce que l’un et l’autre secteur m’ont apporté, le premier était plus riche. On travaille pour plus grand que soi… Servir l’Etat rend heureux.»

Ce père de deux enfants a fini par retourner au Conseil d’Etat, y retrouvant François Hollande, qu’il apprécie. «Un bon compagnon, gai, plein d’humour. On peut passer des vacances avec lui. Et puis il a le sens de la perspective… Rien à voir avec biiiiip, un gougnafier prétentieux, arrogant.» Il a prononcé le nom d’un autre ex-président, un petit nerveux manquant de sérénité. D’Emmanuel Macron, il dit qu’il fonctionne vite, une machine. «Mais il ne connaît pas l’histoire. Rien. Il ne tire pas la perspective.»

Comme les gilets jaunes, Yves de Gaulle est partisan du référendum d’initiative populaire. «Si vous n’interrogez pas régulièrement les Français, ils se désintéressent de la politique.» A la fin de son mandat, il suggère même à François Hollande d’organiser un référendum. «Perdu pour perdu, il serait sorti par le haut.» Sur quel sujet ? «Le rétablissement du septennat, par exemple…» Attendre encore un homme providentiel, un infantilisme idiot, selon lui. On a les dirigeants qu’on mérite, dit-il. Sur la chauffeuse Barcelona, le fantôme transparent du Général se dissout comme une fumée.

 

 

 

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