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À l’occasion de la sortie de son recueil de dessins, l’écrivain se livre à une réflexion sur notre rapport à la mort, et revient pour « Le Point » sur les bouleversements engendrés par la guerre en Ukraine et par les Gafam.

Propos recueillis par Sébastien Le Fol et Saïd Mahrane

Le Point, le 27.04.2022

 

On râle, on casse, on consomme, on juge, on pollue, on jalouse, en oubliant un attribut capital de notre existence : la mort. Est-ce l’oubli de cette fin universelle qui conduit l’homme, et d’abord l’Occidental, à ces travers permanents ? Ou est-ce la perspective d’une vie multiséculaire promise par la science ? Ou encore la mort de Dieu, qui obstrue l’horizon ? À la suite d’une chute en 2014, Sylvain Tesson a failli mourir. Depuis, il croque la vie et croque la mort, avec un crayon qui dessine des trépassés et non des phrases de récit de voyage. Dans un préambule à son recueil de dessins chez Albin Michel*, l’écrivain nous rappelle à notre sort : « L’homme se croit immortel. C’est sa grandeur, c’est sa faiblesse. Négligeant l’inéluctable, déniant le fait que tout se joue dans un sursis, il ignore l’urgence de jouir, ne sait pas aimer, ne se sent pas vivre, et perd son temps à râler contre les nids-de-poule dans les rues de Paris. » Et pourtant, cette mort est partout « aux portes de l’Europe », comme disent les commentateurs. Poutine la propage en Ukraine. Slavophile, Tesson le voit et admet son erreur : le mâle Poutine, pour lui, c’est fini. L’écrivain a fait son « printemps de Prague ». C’est à la fois un aveu qui l’honore et un éloge de la vie. Entretien. 

 

Le Point : Quel est votre rapport à la mort ? 

Sylvain Tesson : Banal. J’ai peur de la mort. Je la veux violente. Il y a pire que la mort : son parvis, la vieillesse et la dégradation. Je n’oppose ni sarcasme ni déni à la mort. Si je dessine des croquis d’humour macabre, c’est pour saluer la mort en la conjurant (de loin). Je la regarde, je ris d’elle, avec déférence. « Rions un peu avant que d’être heureux, de peur de mourir sans avoir ri » (La Bruyère). Pour cette raison, les esthètes s’entourent de « vanités » (crânes et squelettes ultrastylés) : ils se rappellent le memento mori latin (« souviens-toi que tu vas mourir »). Ce rappel les incite à vivre plus ! Le déni de la maladie est appelé par les psychiatres « anosognosie » : « absence de conscience de son mal ». On pourrait transposer ce terme à la mort. Et inventer l’« athanatognosie », « absence de connaissance de la mort », synonyme du refus d’en entendre parler. Ce que la modernité techniciste nous propose aujourd’hui… 

Selon vous, notre attitude en Occident serait celle de personnes se croyant immortelles… 

On voudrait l’être. Or le pire service à rendre à un humain est de lui faire croire que la vie va durer. Le déni de la mort, par occultation et traficotage statistique, a été mis en œuvre pendant la crise du Covid. Les technocrates ont donné leur définition de la vie. Ils en fondaient la valeur sur la durée. Un bureaucrate apparaissait chaque soir à la télévision : « Un virus sévit, on va tous s’enfermer car il est interdit de mourir et il vaut mieux que la vie se prolonge même si elle est ennuyeuse. » D’un côté le confinement, de l’autre la technoscience. Des savants fous laissent entrevoir que l’on vivra mille ans. Ils sont affreux, ces Folamours ! L’amour d’eux-mêmes les conduit à vouloir se prolonger en jouant avec la biologie ! Ce sont les Mengele de la métaphysique. Si on arrivait à ce cauchemar, tous les malheurs de nos existences resserrées à quatre-vingts ans (l’espérance de vie en France) se transposeraient sur mille ans. Il y aurait une crise de la « quatre-centaine », des vieux beaux de 800 ans, des ados attardés d’un siècle. 

Cette notion d’homme augmenté vous terrifie ? 

L’expression me consterne. Le désir de s’augmenter est une preuve de sa propre diminution mentale. Car la valeur de la vie tient dans sa brièveté – principe antique. Ils n’ont pas lu les stoïciens, les laborantins bioniques ? La vie est un jeu dangereux, fulgurant. On le joue vite, une seule fois, sur la corde – et nu. Si l’on commence à se doter d’organes clonés, de microprocesseurs implantés et de gènes codés, on ressemblera à des sapins de Noël. Il y a un oxymore, dans l’augmentation de l’homme par la machine. L’homme augmenté, c’est au contraire celui qui peut se passer de machines. L’homme non augmenté, c’est l’homme déployé, totalisé, accompli. Quand on voit ce que l’homme a produit avec sa voix, un geste, une plume, un pinceau, un compas, une forge et un marteau, je doute qu’il puisse y avoir quelque chose d’intéressant dans sa conversation avec une puce. L’homme s’augmente par la lecture, la poésie, la nature, l’amour et l’effort. 

Vous, l’homme des récits et des aventures, êtes imprégné d’un texte fondateur, « Le Laboureur de Bohême », qui vous permet d’accepter la mort. Comment avez-vous découvert ce texte ? 

Cette histoire fait partie du bagage familial. Mon père (qui n’est pas vraiment laboureur mais assez morave) nous en a toujours parlé. Ce texte de la Renaissance allemande constituait sa réponse à la mort. Ma mère, médecin, préférait délivrer des ordonnances. Un jour, à la mort de sa femme, il a fait mettre en scène ce texte dans son petit théâtre de Poche, à Montparnasse. Il semblait aussi heureux que s’il avait bouclé son journal. C’est l’histoire d’un laboureur qui perd sa femme. Il insulte la mort. Elle lui apparaît et lui dit à peu près : « Je suis la vie, car si je ne vous fauchais pas, ce serait l’abomination, la termitière grouillante. » L’embouteillage urbain, d’ailleurs, est une allégorie de l’accumulation mortifère. On ne bouge plus, on se pollue, on s’enlaidit, on s’insulte. La vie, c’est le mouvement. 

Vous avez perdu votre mère il y a plusieurs années. Comment avez-vous réagi à son décès ? Avez-vous interpellé la mort comme l’a fait le laboureur ? 

J’ai été aussi idiot que le laboureur. J’ai dit : « Pas elle ! c’est injuste. » Pensée stupide. Jankélévitch décrit la mort comme la banalité obscène. Cent milliards de Sapiens sont morts avant nous. Nous vivons dans des villes qui sont construites avec leur poussière. La terre sent le cadavre. Nous marchons sur des os. On devrait s’en convaincre. Mais cette idée ne suffit pas à notre consolation parce que nous nous croyons tous très uniques. Le raisonnement ne peut rien contre l’émotion. Il y a une autre consolation possible. Dans le cas de ma mère, je me suis répété qu’elle n’avait pas connu le parvis de la mort, la dégradation. Je ne l’ai pas vue se diminuer, se tasser sur elle-même. Elle est morte à 68 ans, en s’habillant pour aller au théâtre, fauchée par une explosion générale du système circulatoire. C’est ce qu’on peut se souhaiter de mieux. Paf ! est un beau mot de la fin. Embolie massive ! Dynamite interne ! Pour l’entourage, la soudaineté est ce qu’il y a de pire puisque rien ne prépare au chagrin. Pour les morts, la meilleure nouvelle. Ils s’échappent, avant de ne plus pouvoir courir. 

Vous appréhendez le « parvis » de la mort, mais on a le sentiment que tout, aujourd’hui, vise à rendre interminable cette étape qui précède immédiatement le trépas… 

C’est l’exacte illustration du règne de la quantité de René Guénon, c’est-à-dire la numérisation du monde, la « statistisation » de toute chose. Tout doit être comptabilisé dans un monde numérique. La valeur est le volume. La vie ne vaut plus par son essence, mais par sa durée. La flânerie ne vaut plus par l’impression qu’on en retire, mais par le nombre de pas. L’œuvre ne vaut plus par son propos, mais par le nombre de « vues ». Même la santé est rapportée au nombre de battements du cœur, et non à ce qui le fait battre ou saigner. « Quand on aime on ne compte pas », dit le proverbe. Le cyberworld ne peut rien aimer puisqu’il compte tout. 

On pourrait penser que l’on se vautre dans la consommation et l’immédiateté précisément parce que nous avons un sens aigu de la mort. Qu’en pensez-vous ? 

La bonne vie des Grecs – conforme à la nature, héroïque et esthétique – se définit aujourd’hui par le confort. Pourquoi pas ? L’humanité a tellement grelotté pendant des millénaires qu’on ne peut pas lui reprocher d’aimer le chauffage central et les bons petits plats, même si c’est au détriment de toute esthétique. Les édiles aujourd’hui s’autorisent à enlaidir des villes qui ont été sublimes. En échange de la laideur, nous vivons globalement dans un plus grand degré de confort. On a choisi. Pendant les confinements, les émissions à succès à la télévision ont été celles sur la déco et la cuisine. On aménage son œuf. Dieu est mort. La fée du logis l’a remplacé. Nous vivons un moment centripète. Nous accumulons, nous nous replions. Il faut faire attention. En astrophysique, ce mouvement conduit à l’effondrement des corps célestes. En géologie, quand l’accumulation pèse sur les couches du substrat, cela conduit à une subsidence tectonique, c’est-à-dire au tassement. Si nous étions en train de vivre une subsidence humaine ? 

La corde, qui est celle du pendu, est très présente dans vos dessins mais aussi dans votre vie. Celle des marins, du montagnard, des univers que vous fréquentez… 

J’aime les fables des fakirs de la plaine védique. Ils jouent de la flûte, une corde se dresse, ils grimpent : ça c’est l’évasion ! Un rêve d’alpiniste : que les cordes montent ! La corde, contre l’esprit de gravité ! La corde du pendu appartient à l’esthétique européenne, médiévale, romantique. Le pendu est le fil à plomb du suicide. De Villon à Hugo, il subjugue. Il flotte entre ciel et terre, il est mort mais reste debout, il ne touche pas le sol. A-t-il pu rendre son dernier soupir malgré la corde qui l’étrangle ? La corde de l’alpiniste est une corde de vie. Elle m’a sauvé parfois. Je croque des pendus et des suicidés à la plume depuis trente ans. Je le fais sans sarcasme, sans ironie. J’ai le plus grand respect pour le suicide, exercice de la volonté. Et j’ai la plus grande compassion pour les situations qui conduisent à l’exercer. Quand on ne peut plus supporter la vie, on quitte la pièce enfumée. Le suicide est une alternative, rien de plus. Il ne faut pas en faire l’apologie ni condamner ceux qui ont le courage d’en finir ou (c’est la même chose) le courage de ne pas avoir le courage de continuer. 

Extraits de « Noir, textes et dessins », de Sylvain Tesson

La mort est là, tous les jours, particulièrement en Ukraine… 

Le slavophile que je suis (et reste) est malheureux. Des frères des bulbes et des plaines se tuent. Poutine dans les années 2000 a été un archétype jungien. Une figure utile pour la pensée facile. Il incarnait pour les antimodernes (dont je suis) la résistance au progrès cyber-mercantilo-globalo-déconstructeur (les tirets, pour aller vite). En France, on parlait du « monde qui change » et de la nécessité de « l’accompagner ». Lui se réconciliait avec le patriarche de l’Église, sanctifiait Nicolas II tout en ne vouant pas l’URSS aux gémonies, exprimait son admiration à Soljenitsyne. Il faisait le continuum là où nos politiques faisaient l’inventaire. Alors oui, une certaine frange occidentale a voulu, trop complaisamment, le considérer pour ce qu’il incarnait symboliquement. Et nous sommes (moi le premier) passés paresseusement sur les exactions pour ne retenir que les argumentations. On n’a pas voulu voir qu’il y avait un satrape sous le tsar, un spetsnaz sous le starets. S’il s’agit de faire contrition, je le fais. Oui j’ai été fasciné par le Poutine de décembre 1999, qui a redressé la Russie dépecée, oui je trouve inqualifiable, historiquement honteuse et humainement hideuse, la violence du Poutine de 2022, et oui je n’ai pas su voir que le Poutine de 2010 mènerait à ce qu’on voit : pillages, crimes, destructions, vandalisme. Je fais mon printemps de Prague, comme l’ont fait certains communistes en quittant le parti en 1968 et comme ne l’ont pas fait certains maoïstes qui continuent de rêver au grand timonier le soir, en tripotant leur boulier. 

Comment est née votre passion pour la Russie ? 

Dans l’enfance. Ma mère a vécu en Russie brejnévienne, y a fait une partie de ses études de médecine. Elle en a rapporté la langue. Elle parlait, chantait en russe. Mon père met Tchekhov au-dessus de tout, même des romantiques allemands. Nous avons eu chez nous, depuis ma naissance, une dame réfugiée de la Hongrie socialiste. Eva était comme une autre mère. J’ai vécu dans un parfum (mythifié, certes) de l’Est : poésie et paprika. J’ai ensuite découvert ce que j’aimais, en 1991, quand j’ai commencé à voyager en Russie. Je trouvais le territoire démesuré, les gens que je rencontrais entiers, les rapports violents, les conversations vraies, les gestes libres, les vies brutales, les nuits mortelles et les pensées absolues. Cela me changeait de mes compatriotes, qui avaient l’air toujours malades dans leur jardin potager. 

Diriez-vous qu’une parenthèse s’est ouverte, en 1989, et qu’elle est en train de se refermer ? 

On a cru trop vite à la fin de l’Histoire. Fukuyama, avec son nom de pastille digestive, nous a anesthésiés. On s’est dit « le mur est tombé, donc soixante-dix ans de laboratoire socialo-bolchéviquo-tchékiste se sont évanouis » (c’est ce que je me suis dit au pied du mur de Berlin avec mes parents en 1989, puis en 1991, à Moscou, au moment du putsch, où nous nous trouvions également en famille). Là, nous fûmes naïfs. La révolution de 1917 a été une tectonique cosmique dont nous avons cru éteinte l’onde de choc, sous prétexte que l’URSS se dissolvait. En réalité non, la Russie continue de se prendre pour une autre planète mentale, mystique, physique, avec un autre destin, un autre oxygène, une autre chair, appelée à une autre destinée manifeste que l’ordre militaro-américano-puritain. Les Russes se croient investis de deux missions : la soupe du soir et le salut du monde. Il y a deux questions russes. Le « Que faire ? » de Tchernychevski (question posée par Lénine sur son lit de mort) et le « Qu’avons-nous fait ? » de Tchekhov (dans la saynète Une demande en mariage). Comme d’habitude, le Kremlin a répondu épouvantablement à la première question, le 24 février 2022. Ils doivent être en train de se poser la seconde, qui est pleine d’effroi biblique. Si nous autres Européens devons nous livrer à une petite contrition, elle se situe peut-être dans notre mollesse à proposer aux Russes d’intégrer notre espace européen (au moins notre espace culturel) en 1991. Nous aurions pu dire : « Oui, nous avons une source slave, ne la négligeons pas. En plus des sources judéo-chrétienne, celte et gréco-latine. Oui, il y a une possibilité d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural et non pas uniquement de la Californie à Varsovie. » 

La main a été tendue, notamment par Chirac et Schröder dans les années 2000… 

Je fais allusion aux années 1990 et au dépeçage de l’économie russe par les barons oligarques. La faiblesse de la Russie eltsinienne nous arrangeait : nous n’étions pas concurrencés commercialement sur notre flanc est. Nous n’avons pas saisi le sentiment russe du déclassement historique. Comment passe-t-on en une semaine (août 1991) du sentiment d’appartenir à une puissance spatiale à celui d’être devenu un citoyen de seconde zone ? Nous autres, Français, nous nous croyons toujours aussi puissants que sous Colbert. Imaginez un Russe qui était citoyen soviétoïde et se retrouve en pied-noir des anciennes satrapies périphériques. Dans l’arc baltico-balkanique, j’ai rencontré beaucoup de Russes de ces anciennes républiques du Soyouz (ils étaient plus de 20 millions d’individus) projetés dans les nouvelles nations indépendantes post-1991, loin de la maison mère, avec le sentiment de l’abandon, de l’éloignement, du recul… de la ruine. Aujourd’hui, les poutinophiles russes se lavent de cet affront de l’Histoire en applaudissant la force. Le tout mêlé à un sentiment d’isolement physico- psychique. La Russie vit un Cameron mental permanent (le syndrome du dernier carré). Dans leur « géopsyché » il y a l’absence de mer ouverte. C’est une douleur. Vladivostok est loin. Mourmansk est glacé, la base de Tartous en Syrie n’est pas reliée par voie de surface. Ils sont enfermés dans l’immensité. Une bête enfermée contracte un syndrome, nommé « tic de l’ours ». Reste la mer Noire. Pourquoi s’en priver, alors que seul un champ de blé la sépare du Kremlin ? Ils se persuadent que la Chine lorgne le vide sibérien plein de ressources et que l’Europe rêve d’exporter sa décadence. La Russie envoie le signal de la paranoïa atomique d’un aigle schizophrène qui ne sait plus où donner des deux têtes. 

Ce sentiment d’humiliation est-il lié au tribut payé par les Russes durant la Seconde Guerre mondiale, que ne reconnaissent pas toujours les Européens ? 

C’est majeur. Les Russes considèrent que 1945 structure tout. Ils ont le sentiment que nous sommes des débiteurs insolvables à leur égard. Et que nous bénéficions de notre prospérité et de notre bonheur, de notre paix et donc… de notre décadence grâce à leur sacrifice de 20 millions de morts. Cela nourrit la pensée de toutes les générations. Un jour, dans la taïga de Yakoutie, un garde-chasse m’a prêté un fusil chargé pour aller me promener (il y avait des ours). Soudain il m’a donné cinq cartouches en plus : « Au cas où tu rencontres les fascistes. » C’était une plaisanterie bien sûr mais elle affleure sans cesse là-bas. Une autre fois, alors que je parlais du débarquement américain en Normandie à des étudiants russes à Vanino (delta de l’Amour) : « Ah oui, c’est vrai, les Américains nous ont aidés à gagner la guerre. » Peut-être que Poutine croit réellement à son delirium à propos de Zelensky « nazi » et d’un « monde sans fascisme ». Chez eux, 1945, ce n’est pas hier, c’est ce matin. 

En arrière ligne, voyez-vous un affrontement entre les églises catholiques et orthodoxes ? 

Poutine nous considère comme des schismatiques culturels, moraux, politiques et religieux, physiques même. Moindres biscotos, âme moins pure. Pas capables de tuer un ours. D’où sa certitude d’un Occident répulsif, vaguement inverti. 1054 est la grande date, celle du schisme. La Russie voit le schisme comme l’explication. Elle se considère comme le conservatoire culturel de la tradition et voit les orthodoxes comme les apôtres du Christ. Pour elle-même, la Russie signifie la doxa droite. En 2016, à Palmyre, les Russes ont libéré le site archéologique que les sapeurs mahométans de Daech dynamitaient. Alors Poutine a fait jouer Bach et Tchaïkovski dans l’amphithéâtre de la reine Zénobie pendant que l’Union européenne continuait à se demander s’il n’y avait pas un moyen de défaire Bachar el-Assad en soutenant l’État islamique. Comment voulez-vous que les Russes n’aient pas eu le sentiment, ce soir-là, que Moscou était le rempart de l’Occident perdu ? Ce soir-là, j’ai cru à tort que les suites de Bach dans les ruines masquaient le Poutine cruel. 

Comment percevez-vous la déprogrammation d’artistes russes en Occident ? Il n’est pas certain, même durant la guerre froide, qu’on ait déjà assisté à un tel rejet de la culture russe… 

Oui, quel malheur que les intellectuels engagés de l’Ouest n’aient pas eu à l’encontre des dirigeants socialistes qui enfermaient les dissidents dans les goulags (jusqu’en 1991) les mêmes accents qu’aujourd’hui. Je ne renie pas mon admiration pour l’art, la culture slave, la langue, le sens du sacré (toutes choses qui se manifestent à Kiev autant qu’à Moscou). Je trouve absolument crucial de distinguer un peuple du monarque bouffi qui le dirige. Je croyais que nous autres, Français, avions été dressés à ne pas amalgamer (ce mot de dentiste) les phénomènes. Nous entendons répéter depuis les attentats islamiques de 2015 qu’il ne faut pas prendre pour un musulman le mahométan qui se fait exploser en criant pourtant la même chose que le muezzin. Je pense en conséquence qu’il ne faut pas prendre pour un psychopathe un individu aimant la poésie de Tsvetaïeva et la lumière de Chichkine. On peut être slavophile sans être russolâtre et russisant sans être poutinophile. Je m’étonne de voir qu’il y a des amalgames qu’il ne faut pas amalgamer au combat contre l’amalgame. La conduite du monde par impulsion cybernétique marche à très haute fréquence ! C’est difficile à suivre. 

Pendant la guerre froide, il n’y avait pas la machine cybernétique, qui aurait naturellement appelé, comme aujourd’hui, à la censure des artistes russes. Le numérique est la mutation la plus importante dans l’histoire de l’humanité, depuis le néocortex. C’est une rupture biologique plus qu’anthropologique. Il y avait bien entendu la presse, la radio, la télévision, les salons, les libelles, les harangues, etc., mais les choses prenaient des décennies pour osciller, là où les cartes s’abattent aujourd’hui en vingt-quatre secondes. Dès lors, à la guerre des chars se superpose une autre guerre. La guerre des tweets, des fake, des stories. La Guerre des mondes, de Wells, est une guerre des récits. Le narratif est rentré dans le combatif. « Combien de divisions », demandait Staline, hier. « Combien de followers », ajouterait-il aujourd’hui. Zelinsky a heureusement emporté la bataille des followers.

Est-ce irréversible, selon vous ? 

Oui. La mutation cybermentale que nous vivons n’a que vingt ans. Ce n’est pas un état mais une trajectoire (une chute). Ce vieux truc qui s’appelle la propagande, qui a commencé avec le dessin d’un bison dans une grotte magdalénienne, est devenu un phénomène incalculable servi par une machine à la puissance insoupçonnée. Huit milliards d’êtres humains connectés deviennent chacun le neurone d’un cerveau unique. La convulsion épileptique est proche car il y a des impulsions électriques contraires ! En septembre 2020, l’Azerbaïdjan et la Turquie ont attaqué le Haut-Karabakh arménien. Il y a eu 5 000 morts en quarante-quatre jours avec bombes au phosphore, essais de nouveaux armements militaires, expérimentations de drones tueurs, emploi de djihadistes venus de Syrie pour le compte des Turcs… Presque pas un mot en Europe. Certes, rien n’était comparable à l’agression de Poutine en Ukraine (pas les mêmes effectifs, pas les mêmes objectifs, pas les mêmes menaces). Mais la différence de traitement prouve qu’à présent le plan réel n’existe pas s’il n’est pas servi, dédoublé, promu par la matrice cyber. Ce sera difficile de revenir en arrière, à moins de la grande panne. 

Qu’est-ce qui vous paraît supérieur aux Gafam ? 

La mort. Même les fondateurs des outils de déshumanisation mourront un jour. Retour au réel ! 

Les Gafam occupent un espace laissé par qui, par quoi ? 

Les Gafam créent une techno-théologie. La Tech est un Dieu. Il y a une sotériologie, une théorie du salut, avec l’arrivée d’un Messie (l’IA), sa Terre promise (la Silicon Valley), son clergé, son logos, sa parousie, qui s’appelle l’« innovation ». Pendant ce temps, le Verbe s’effondre. Or le Verbe, c’est l’homme. L’homme est remplacé par la puce. Babel par le binaire. Le grand remplacement, c’est cela : Terminator a gagné. Pour notre confort et notre sécurité. Reste la poésie. La Poésie contre les écrans est le sous-titre du livre d’Olivier Frébourg, Un si beau siècle, consacré à trouver une issue au tsunami numérique. 

« Dans notre famille, on préfère le théâtre à la transparence », écrivez-vous. N’est-ce pas une excellente maxime pour résister à Google ? 

Oui. On devrait installer un dispositif de rideau sur les ordinateurs. Et déclarer la fin de cette pièce ratée§