Où sont passés les enfants des villes ?

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"Two girls playing on a street corner in North Kensington, London. The smaller girl swings from a rope attached to a lamppost. Other children are approaching on scooters, and a young man has just crossed the road. (1957)" title="ROGER MAYNE / MARY EVANS PICTURE LIBRARY / PHOTONONSTOP"

 

Vous souvenez-vous de l’âge auquel vous êtes sorti seul dans la rue pour la première fois ? Si vous êtes parent, il y a de fortes chances que ce grand moment d’autonomie soit survenu bien plus tôt que pour vos propres enfants. Les enfants seuls ont quasiment disparu des villes. Il suffit d’un chiffre pour donner la mesure du phénomène : en France, dans les agglomérations de plus de 100 000 habitants, 97 % des élèves d’élémentaire sont accompagnés pour se rendre à l’école, 77 % de ceux du collège, selon un sondage Harris Interactive pour l’Unicef réalisé en 2020. Dans un texte intitulé « Les risques de la rue », disponible en ligne, le ministère de l’intérieur recommande même aux parents d’éviter toute sortie non surveillée des enfants, comme une sorte d’institutionnalisation des peurs collectives : « Faites en sorte qu’il ne soit jamais seul. Faites-le accompagner par une personne de confiance. »

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Comment et pourquoi nos enfants ont-ils disparu des rues des villes ? Nous avons posé la question à quatre spécialistes d’horizons différents.

Thierry Paquot est philosophe. Il a écrit plusieurs ouvrages traitant de la place des enfants dans le monde et dans la ville, dont son plus récent, Pays de l’enfance (Terre urbaine, 254 pages, 20 euros).

Clément Rivière est maître de conférences en sociologie à l’université de Lille, auteur de Leurs enfants dans la ville. Enquête auprès de parents à Paris et à Milan (Presses universitaires de Lyon, 2021).

Anne-Marie Rodenas a fondé le Cafézoïde – Café des enfants à Paris 19e, qui fête ce 18 septembre ses 20 ans. Un lieu associatif où tous les enfants de 0 à 16 ans sont libres de venir jouer, échanger, travailler à leur guise.

Serge Tisseron est psychiatre et psychanalyste, membre de l’Académie des technologies. Il vient de publier Le Déni ou la fabrique de l’aveuglement (Albin Michel, 256 pages, 21,90 euros).

Les enfants des villes sont-ils devenus des enfants d’intérieur ?

Thierry Paquot Oui. Ils sont devenus des enfants d’un intérieur qui n’est pas forcément celui de l’appartement mais celui des activités extrascolaires : le conservatoire, les sports, les arts plastiques… C’est-à-dire qu’ils sortent pour être à nouveau enfermés. Les enfants sont confinés. Depuis deux ans, le mot est un peu galvaudé, mais c’est bien de cela qu’il s’agit.

C’est une évolution qui concerne toute la société. Il faut absolument rentabiliser au mieux le temps. Les grands comme les petits ont perdu l’usage des no man’s time : des temps pour rien, comme l’ennui, l’attente, la sieste. Ces temps hors temps sont très précieux, mais ils sont stigmatisés par la société de l’efficacité.

Clément Rivière Ce sont deux géographes néerlandais, Lia Karsten et Willem van Vliet, qui ont, les premiers, parlé d’« enfants d’intérieur », en 2006. Le terme est très efficace pour faire comprendre l’expérience des enfants qui vivent en ville, et qui passent plus de temps à l’intérieur du domicile que dehors.

Il est important d’inscrire cette évolution dans un temps long, au cours duquel les usages des espaces publics se sont profondément transformés : avec les réseaux d’approvisionnement en eau, en électricité, l’apparition du réfrigérateur, puis des machines à laver ou encore du téléviseur, il est devenu possible et agréable de rester plus longtemps chez soi. Plus besoin d’aller sur la place publique pour laver son linge, par exemple.

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Dans la période récente, l’apparition des nouvelles technologies a encore modifié les usages. Le smartphone permet à des enfants de passer une bonne partie du week-end à échanger avec des amis sans sortir de chez eux, voire de leur chambre – une chose impensable pour l’enfant que j’étais il y a une trentaine d’années !

D’autres facteurs sont centraux. Je pense à la place de l’automobile dans la ville, ou à une transformation profonde des normes de « bonne » parentalité, entre autres. Mais aussi à l’influence très marquée des faits divers dans l’esprit des parents, notamment ceux impliquant des pédophiles.

Donc oui, des enfants d’intérieur, ils le sont davantage qu’ils ne l’étaient, et on a de bonnes raisons de penser que ce processus va se poursuivre. Regardez les chiffres de fréquentation de cinémas, en baisse, ou celles des applis de livraison à domicile, en hausse…

Anne-Marie Rodenas En grande partie, oui, les enfants des villes sont des enfants d’intérieur. En cause, il y a bien sûr la voiture, mais aussi une forme de contrôle tous azimuts. Même les familles populaires qui avaient l’habitude de laisser leurs enfants jouer dehors ont été culpabilisées, à force d’entendre qu’ils allaient devenir des racailles si elles ne s’en occupaient pas. Je l’ai vu, par exemple aux tours Curial, dans le 19e arrondissement de Paris. On a entouré chaque immeuble d’une grille. Résultat, en vingt ans dans le quartier, j’ai vu les enfants disparaître des rues.

C’est aussi la conséquence d’un changement démographique : dans une famille nombreuse, il faut que les enfants sortent, sinon c’est le souk à la maison. Aujourd’hui, on a moins d’enfants, souvent un ou deux. On les surinvestit, la réussite sociale et scolaire est devenue majeure. Il n’y a plus de place pour les activités libres.

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Serge Tisseron A partir des années 1980, l’élévation du niveau de vie, le développement de la contraception et les discours politiques faisant de l’« insécurité » une niche électorale ont favorisé, chez les parents, un souci beaucoup plus grand de protéger leurs enfants des difficultés de la vie. Cela s’est traduit par la création d’une « culture de la chambre » dans laquelle l’enfant était invité à trouver, avec ses jouets, des réponses à toutes ses attentes. Plus tard, j’ai connu des parents qui demandaient à leurs enfants de ne pas sortir et de s’occuper plutôt avec Internet, car ils étaient dans l’idée que dehors, leur enfant serait confronté à des risques (notamment la pédophilie) alors que, sur Internet, il n’y en avait aucun. L’opposition du « dedans » comme un espace de sécurité total et du « dehors » comme un espace de tous les dangers a connu alors une importance considérable. C’était avant la découverte des dangers d’Internet, et aussi du fait que la plupart des actes pédophiles sont commis en famille.

Est-ce de notre faute à nous, parents ?

T. P. Je dirais plutôt que c’est une injonction de l’ensemble de la société. Il faut que les enfants soient sous le regard d’un adulte. Depuis quelques années, on redécouvre timidement, en France, les terrains d’aventures, ces lieux libres, conçus comme des alternatives aux aires de jeux standardisées. Le principe, c’est de pouvoir y être entre enfants, sans adultes. En France, on est étonné d’apprendre qu’en Allemagne, où les terrains d’aventures sont bien plus répandus, les enfants se promènent avec une boîte d’allumettes, un canif. Mais faire un feu, c’est un éveil à toute une poétique ! L’enfant n’apprend qu’en éprouvant. S’il ne fait pas lui-même, ça ne sert à rien. S’il se donne un coup de marteau, il apprend que ça fait mal et ne le fera pas deux fois.

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J’ai lu récemment que dans certains terrains d’aventures, on crée un « permis de scier » et un « permis de clouer ». L’enfant candidat doit montrer à un jury comment il sait faire sans se blesser. C’est une garantie par rapport aux réclamations des parents. En arriver là, c’est d’un ridicule inouï. Comme quoi, même quand on pense bien faire, on est rattrapé par la normalisation…

C. R. Oui, bien sûr, les parents ont une responsabilité. Mais ce serait extrêmement réducteur de voir les choses de cette façon-là car leur action est contrainte par des normes sociales très puissantes.

Le comportement des parents est par ailleurs très différencié selon d’où ils viennent et qui ils sont. Un certain nombre d’entre eux, par exemple, au regard de leurs propres souvenirs d’enfance, aimeraient laisser plus de liberté à leurs enfants. Ils aimeraient avoir davantage confiance dans la ville et dans les inconnus, mais d’une part, ils se font régulièrement critiquer par d’autres, ou anticipent le fait qu’ils pourraient l’être ; et d’autre part, ils sont souvent marqués par l’exposition à des faits divers sordides, et se disent : « Je sais qu’il y a très peu de chance que ça arrive, mais je m’en voudrais toute ma vie si… »

Ils ont en quelque sorte incorporé des représentations anxiogènes du monde. Et ils ne sont pas les seuls : notons aussi que de manière révélatrice, certaines écoles, notamment à Milan, ne laissent pas les enfants sortir seuls. Cela dépasse donc très largement la capacité d’action des parents.

A.-M. R. Pauvres parents ! C’est dur de dire que c’est de leur faute. Ils veulent ce qu’il y a de mieux pour leur enfant, et dans une société incertaine, ils pensent faire le meilleur choix. Eux-mêmes sont souvent d’anciens enfants auxquels on a coupé les ailes, ils ne font que reproduire.

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S. T. Les enfants changent si vite que les parents ont des difficultés à suivre ! C’est une cause habituelle de tension dans les familles. Les enfants revendiquent d’avoir une vie dehors avec leurs potes, mais les parents restent souvent prisonniers de l’image qu’ils en ont et qui ne correspond plus à leur réalité. Alors ils refusent, et c’est la crise. Dans cette attitude, il y a une part de biais cognitif (voir le présent à l’image du passé), mais aussi de déni, comme je le montre dans mon dernier livre. Les parents n’ont pas envie de penser que leur enfant grandit car cela les renvoie à leur propre vieillissement et au moment où il les laissera tout seuls.

Mais il faut dire, à la décharge des parents, que les espaces de jeux au sein des villes se sont réduits comme peau de chagrin avec les programmes d’urbanisme. Les friches industrielles ont disparu et les rares espaces verts disponibles sont réservés aux très jeunes enfants et aux seniors. Des sociologues ont même proposé d’inverser la causalité habituellement admise entre smartphone et sédentarité. Ce n’est pas parce que les ados communiquent plus par le biais des réseaux qu’ils se retrouvent moins dans des espaces physiques ; c’est au contraire parce qu’ils ne peuvent plus se rencontrer en présence physique qu’ils communiquent plus à travers les réseaux.

Comment leur redonner les clés de la rue ?

T. P. Le premier point, essentiel, c’est la réduction de la vitesse des automobiles (et désormais des trottinettes et autres engins roulants). Il faut modifier la voirie : créer des trottoirs dégagés, ne pas planter le mobilier urbain n’importe comment, le mettre à la hauteur des enfants.

On peut imaginer des farandoles vertes : relier les espaces verts d’une ville, soit en vrai lorsque c’est possible, avec des bosquets, des plantes, soit symboliquement, en marquant au sol le lien entre deux espaces dans lesquels les voitures n’ont pas leur place. Il faut repenser les carrefours, canaliser les voitures et privilégier le piéton. C’est toute une culture de l’ingénieur des ponts et chaussées qui est à repenser !

Certaines villes commencent par des rues aux écoles, c’est déjà bien. On peut regarder ce qui se fait dans d’autres pays. En Suisse, par exemple : Bâle est la première ville « à hauteur d’enfant », où les panneaux sont à 1,20 mètre, et où des enfants ont eux-mêmes inspiré des modifications du paysage urbain.

C. R. La première chose à définir, c’est si on souhaite vraiment leur redonner les clés de la rue. Si l’on part de ce principe, il faut bien avoir en tête qu’il s’agit de choix politiques, qui vont avoir un impact sur un certain nombre d’autres usagers de la rue, à commencer par les automobilistes. On ne pourra ainsi pas sérieusement avancer sur la question de la réappropriation de la ville par les enfants sans se poser celle de la limitation de la vitesse, voire de l’interdiction pure et simple des véhicules motorisés dans certaines zones ou à certains horaires.

Ensuite, j’aimerais souligner le rôle essentiel des commerces de proximité. Ils jouent un rôle important à la fois dans l’animation du quartier, mais aussi dans le rassurement des parents (« si tu as un problème, tu entres dans un commerce, tu demandes à m’appeler »). Il y a une forte confiance dans la figure du commerçant. Or, dans de nombreuses villes, le nombre de commerces est en baisse. On le sait depuis longtemps dans les villes moyennes, et c’est aussi désormais le cas dans les grandes villes, avec l’essor récent des « dark stores », par exemple. Si l’on voulait paraphraser Victor Hugo, on pourrait presque dire : « Un “dark store” qui ouvre, c’est un enfant de moins dans la rue. »

Et la troisième chose, c’est l’existence dans un quartier de formes d’interconnaissance. Autrement dit, le fait que l’enfant dehors sans adulte soit surveillé par d’autres personnes, notamment d’autres parents. Cela peut avoir un effet boule de neige, dans un sens vertueux, et il me semble important de se pencher sur la fabrique de ces liens d’interconnaissance, même superficiels.

A.-M. R. D’abord, il faut faire disparaître la voiture, créer des axes piétons. Parallèlement, il faut autoriser les enfants à jouer dehors. Ma petite-fille habite à Barcelone. Là-bas, on a le droit de jouer au ballon, sur des places piétonnes, contre le mur d’une église ou d’un musée… Ici, tout est limité. C’est comme les rollers ou le vélo. A Paris, les pistes cyclables sont impraticables, bien trop rapides et dangereuses pour les petits. On accepte que les gens circulent dans la rue, mais pas qu’ils l’habitent, qu’ils se l’approprient. Au XIXe siècle, les activités artisanales se faisaient dehors, l’enfant voyait tout. C’est l’esprit qui anime notre café et nos événements « La rue aux enfants » : laisser les plus jeunes s’approprier la rue. Rien que sortir une machine à coudre sur le trottoir, c’est fabuleux.

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S. T. C’est souvent le manque d’accès aux loisirs et aux équipements extérieurs qui conduit nos enfants à rester à la maison scotchés à un écran. Si les couches sociales favorisées gèrent mieux le problème, c’est parce qu’elles ont les moyens d’offrir des activités encadrées à leurs enfants. C’est pourquoi la prévention de la surconsommation d’écran relève au moins autant de la politique de la ville que des messages éducatifs adressés aux parents et aux enfants. Il faut que les mairies créent des espaces et des activités encadrées dont le prix soit proportionnel aux revenus des parents (comme la cantine). Et ouvrir les espaces collectifs des écoles le week-end.

A quel âge et en quelle occasion avez-vous laissé vos enfants sortir seuls ? Et vous-même, enfant ?

T. P. Comme moi, mes enfants ont grandi en banlieue parisienne. La première fois, ils avaient 5-6 ans, ils sont allés chercher le pain parce que la boulangerie n’était pas très loin et qu’il n’y avait pas de rue à traverser. Un an plus tard, quand ma fille est entrée au CP, je l’ai laissée y aller seule. Au début, je me mettais devant le feu tricolore pour voir comment elle traversait puis elle me faisait signe et partait.

Moi, j’habitais l’école puisque mon père était directeur, donc j’allais à l’école tout seul ! A 6 ans, 7 ans, je jouais dans les rues d’Issy-Plaine, un quartier populaire à l’époque. Et je me souviens que vers 10-11 ans, on partait avec trois ou quatre copains à bicyclette au bois de Chaville, au bois de Meudon…

C. R. Mes enfants ont 3 ans et 9 mois, donc ils ne sortent pas encore tout seuls ! Mon beau-fils, lui, a 9 ans. Depuis six mois, il commence à aller seul dans un parc proche de chez nous, à Lille, et à prendre le métro seul pour aller à l’école. Cela me réjouit.

Je ne me souviens pas de ma première sortie seul, mais je me souviens bien, en revanche, du moment où j’ai eu la clé de chez moi, en CM1 : je rentrais seul de l’école, et j’arrivais à la maison avant mes parents. C’était une marque de confiance, j’en ressentais une grande fierté. J’ai également des souvenirs très heureux de retour du collège à pied avec des copains, ou de moments de liberté passés avec mes cousins à Paris.

A.-M. R. A 8 ans, ma fille n’avait plus envie d’aller au centre de loisirs, mais voulait participer à un atelier de peinture, dans un autre quartier de Paris. J’avais la charge de son petit frère, je ne pouvais pas l’accompagner. Elle m’a dit : « Je prends le bus toute seule », je l’ai autorisée. Elle m’a dit plus tard qu’elle avait eu peur, mais elle l’a fait.

Quant à moi, c’était plus tôt, mais c’était une autre époque ! Ma mère travaillait, nous étions une famille nombreuse. A 6 ans, j’allais seule à l’école.

S. T. J’ai quatre enfants, et les choses se sont passées à peu près de la même façon pour chacun d’entre eux. D’abord pour aller acheter du pain au coin de la rue, quand ils avaient 7 ans ou 8 ans. Et, ensuite, évidemment pour leur permettre de se rendre au collège.

Pour ce qui me concerne, j’ai le souvenir d’être allé d’abord seul à l’épicerie qui se trouvait au rez-de-chaussée de notre immeuble, puis d’avoir eu le droit de traverser la rue devant chez nous pour aller à la papeterie qui était juste en face.

Venez participer à la conférence « Les enfants, allez jouer dehors ! », avec Anne-Marie Rodenas et des enfants du Cafézoïde, dans le cadre du Festival du Monde, dimanche 18 septembre à 16 h 30, dans les locaux du journal.

 

 

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L’enfant n’apprend qu’en éprouvant.