Oui, affirment des chercheuses et chercheurs sur le genre et féministes comme Iris Brey, Ovidie ou Juliet Drouar. Un essai collectif saisissant analyse le crime le plus antique qui soit. Il touche une personne sur dix, un chiffre qui ne baisse pas.

par Cécile Daumas

publié le 7 septembre 2022 à 14h54
 

C’est la rentrée scolaire, voici une classe de CM2, trente élèves de 10 ans environ : regardez ces enfants un à un, et imaginez qu’un à trois d’entre eux ont subi un inceste. Principalement des filles, abusées essentiellement par leur père. Vers 10 ans donc, ou peu avant, et cela peut durer des années. Le pouvoir du silence. «C’est dans les murs de la maison que la plupart des violences faites aux enfants surviennent», a écrit la doctorante en philosophie Tal Piterbraut-Merx. Ce ne sont pas des lolitas prépubères qui aguichent leur père ou un homme plus âgé de leur entourage, situation mythifiée par Lolita, lunettes en forme de cœur et sucette rose au bout de la langue, à l’affiche du film de Kubrick en 1962. Le véritable inceste est un acte de domination qui passe par le sexe, décrit le chercheur queer Juliet Drouar. «L’excitant n’est pas l’amour, mais le pouvoir et l’effraction», rappelle-t-il. Dans environ 75% des cas, ce rapport est imposé par un homme plus âgé, adulte ou adolescent (père, oncle ou cousin, connaissance de la famille…). Cette réalité crue et dévastatrice s’évanouit sur les écrans de cinéma, note la spécialiste du genre au cinéma Iris Brey. «Sa présence devient fragmentaire, voire fantomatique.» Pas d’image, pas de parole.

Intellectuelles, chercheuses ou autrices, toutes féministes, ces femmes ou personnalités queers, dont la réalisatrice Ovidie et l’écrivaine Wendy Delorme, signent un livre fort et dérangeant, la Culture de l’inceste (Seuil, 2022), en librairie ce jeudi. Dans cet essai choral, traversé par la colère et les drames intimes, elles affirment que l’inceste n’est pas qu’une histoire personnelle – leur histoire pour certain·es – mais bien «un trauma collectif» : environ un·e Français·e sur dix concerné·e, soit 6 millions de personnes. Un phénomène massif et persistant. Avec ce livre, elles posent la question peu abordée en définitive : pourquoi tant de victimes ? Pourquoi les chiffres ne baissent-ils pas ? En 2021, le livre de Camille Kouchner, la Familia grande (Seuil) est une déflagration, récit autour de son frère, 14 ans, victime de son beau-père, le politiste Olivier Duhamel. Avant, sur le front des violences sexuelles envers les mineurs, ce fut l’engagement de l’actrice Adèle Haenel, 12 ans à l’époque des faits, puis Vanessa Springora, 13 ans lors de sa relation sous emprise avec l’écrivain Gabriel Matzneff. Les premiers #MeToo en France sont des affaires pédocriminelles, note l’historienne Laure Murat. En 2020, le podcast Ou peut être une nuit de Charlotte Pudlowski posait déjà le poids du silence et la soumission. Bien avant encore, ce furent les mots de Christine Angot : l’Inceste paraît en 1999, engagement public devenu œuvre littéraire et solitaire.

 

Au fondement des sociétés

Ici, la parole est collective. Etre plusieurs pour appréhender des faits qui s’effacent sous le sable du silence et l’inertie de la société. La thèse principale du livre est que l’inceste fait système, s’inscrit dans un rapport de pouvoir et de domination. A l’image des féministes des années 70 qui parlaient de culture du viol, les autrices posent l’hypothèse, nouvelle, qu’il existe «une culture de l’inceste». Provocation ? «Il s’agit de penser la violence sexuelle en termes culturels», explique le sociologue Eric Fassin. Le systématisme de la thèse posée par le livre fait débat : pourquoi généraliser ce qui relève de l’intime et du personnel, du cas particulier ?

C’est justement cette individualisation de l’acte, sa pathologisation, que le livre soumet à la question. Ni des monstres ni des exceptions pathologiques, «les incesteurs sont des hommes comme les autres», rappelait au moment de l’affaire Kouchner l’anthropologue Dorothée Dussy dans Libération. Etudiante en anthropologie, elle les a rencontrés en prison pour une recherche qu’elle a publiée en 2013, le Berceau des dominations, réédité chez Pocket (2021). «A la faveur du réel et de la banalité des abus sexuels commis sur les enfants, on verra que l’inceste est structurant de l’ordre social», écrit-elle en préambule de ce travail, qui fait aujourd’hui référence. Elle participe à ce nouveau livre. La tâche est complexe car il s’agit d’interroger un dogme puissant de nos civilisations : le tabou de l’inceste est au fondement des sociétés. De Claude Lévi-Strauss à Maurice Godelier, les anthropologues, de grands hommes, ironise Dorothée Dussy, n’ont de cesse de le répéter. Et de le figer ? Interdit, l’acte aurait-il lieu ? La chercheuse inverse la proposition : ce n’est pas sa pratique qui est interdite mais bien le fait d’en parler. «Sous couvert de l’idée de tabou universel, écrit-elle, cet ordre social admet les millions d’enfants violés, mais interdit d’y réfléchir, interdit de le penser.» L’affirmation du tabou a des conséquences concrètes dans le huis-clos familial, instaurant un silence dévastateur, juge-t-elle. «L’accent porté sur la notion de “tabou de l’inceste”, “d’interdit fondamental” véhiculé par l’anthropologie classique, joue un rôle dans la reconduction des pratiques d’inceste à travers un déni actif et constant des situations réelles d’inceste.» L’inceste devient un impensé de la culture, quasi-intouchable. «La théorie de Lévi-Strauss préserve la représentation de l’inceste dont la société a besoin pour pouvoir continuer de penser que l’inceste est hors du commun.»

Dans la réalité, l’acte est bien inscrit dans le cadre familial, une salle de bains, un lit d’enfant le soir, un corps facile à dominer. Un fait qui vient déstabiliser nos croyances dans la famille protectrice par nature, avance la chercheuse Tal Piterbraut-Merx. Le monde innocent de l’enfance peut même se retourner contre lui. Doctorante en philosophie à l’Ecole normale supérieure de Lyon, Tal Piterbraut-Merx travaillait sur les relations entre enfants et adultes non comme liens naturellement bons, mais comme enjeux politiques. Dans le livre, elle fait l’hypothèse suivante : «La fixation de l’image de l’enfance innocente renforce la possibilité de l’exercice de l’inceste.» Elle sait la provocation de l’affirmation, elle s’en explique. Selon elle, l’enfance, monde merveilleux et naïf, interdit d’enquêter sur les rapports de pouvoir qui s’y déroulent. Le mythe de l’enfant innocent induit aussi l’idée qu’il ne saurait être contaminé par le champ de la sexualité, tenu à l’écart de toute information concernant les violences sexuelles. «On produit effectivement une vulnérabilité accrue des enfants : on les rend ignorant·es.» Elle pose alors cette question dérangeante : «L’organisation familiale, plutôt que de constituer une solution efficace pour remédier à la fragilité naturelle de l’enfant, n’est-elle pas productrice de cette vulnérabilité ?»

«Inceste cool»

Dans la somme qu’elle vient de publier Féminicides, une histoire mondiale (la Découverte, 2022), l’historienne Christelle Taraud intègre justement l’inceste dans cette catégorie de crimes. Un continuum dans les violences sexuelles, un continuum dans la vulnérabilité. «Quand un homme tue une femme, en particulier celles qui lui sont apparentées et qu’il considère comme sa propriété, c’est toujours le produit d’un continuum, d’une longue articulation de violences plus ou moins visibles, qui vont des diktats physiques aux crimes de masse, en passant par les violences sexuelles», explique-t-elle à Libération. Juliet Drouar reprend la thèse et tire aussi un lien continu entre cultures de l’inceste et de la pédocriminalité : «C’est bien la culture sexiste, la culture du viol, représentée partout autour de nous, qui légitime et habitue les personnes hommes à jouir du pouvoir exercé sur l’autre. A contraindre et enfoncer les limites corporelles.» Des représentations qui légitimeraient l’accès au corps de l’autre, enfant ou femme.

Autrice et réalisatrice, Ovidie signe la dernière partie du livre. Jusque dans les années 2010, les mises en scène incestueuses sur le marché du porno relevaient de la niche obscure à la limite de la loi, note-t-elle. Aujourd’hui, elle passe notamment par la figure de mère : la milf qu’on a envie de baiser, ou la stepmom (belle-mère) sont parmi les figures les plus recherchées sur les plateformes de streaming. «Coucher avec sa mère ou sa belle-mère devient un fantasme banal, totalement intégré dans la culture populaire», analyse-t-elle. Ces vidéos sont rarement violentes, le scénario souvent identique : une mère sympa, excitante et excitée, initie un jeune homme timide mais ultra-consentant, jeune teen hypersexualisé. «La sexualisation de figures parentales dans le langage courant ne semble choquer personne. Au contraire, elle instaure progressivement l’idée d’un inceste cool.»

Un inceste cool ? Dorothée Dussy devait écrire deux autres livres, elle a abandonné, «trop affectée par ce travail». Anthropologue au CNRS, elle étudie désormais le monde des abeilles. Exceptionnellement, elle a écrit pour ce nouvel opus après hésitations. Novembre 2021, Tal Piterbraut-Merx se donne la mort à l’âge de 29 ans. «Tal se suicide, tout explose», écrit Juliet Drouar. Le projet collectif vacille, prend du retard, des autrices hésitent, d’autres renoncent. «Lever le silence, écrit Juliet Drouar mais la douleur d’en parler. Les concerné·es sont ras la gueule. Pas sûr qu’iels tiennent…» Parler, écrire, dit-il, «être sur le fil de ce qui peut faire tenir, de ce qui fait défaillir».

La Culture de l’inceste, sous la direction d’Iris Brey et Juliet Drouar, Seuil, 2022. 20€
 
 
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