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Un NFT de la collection CryptoPunks, succession de petits personnages pixélisés, générés par une algorithme. CryptoPunks, 2017 CryptoPunks, 2017
DÉCRYPTAGE - Les collectionneurs achetaient leur Van Gogh dans le plus grand secret. Aujourd'hui, sur le Web, on adore montrer les œuvres virtuelles qu'on a la richesse de s'offrir. Décryptage du nouveau paraître digital.
Ils s'appellent WhaleShark, Colborn Bell, Eric Young, Daniel Maegaard… Ils possèdent chacun des centaines, voire des milliers, de NFT (non-fungible token ou jetons non fongibles), ces certificats de propriété numérique qui permettent d'authentifier n'importe quel fichier digital (tweet, image, vidéo, musique…). Leur collection est estimée à plusieurs millions de dollars, du moins sur le papier. Enfin… à l'écran. Particularité : elle est visible aux yeux de tous. D'un clic, on peut savoir qui (du moins quel avatar, car beaucoup de collectionneurs utilisent des pseudos) possède quoi. Les NFT sont stockés sur le système de la blockchain, registre unique de transactions décentralisé, transparent et infalsifiable : tout le monde peut y avoir accès et vérifier son contenu.
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Bienvenue dans l'ère de l'ultratransparence. «Dans le monde de l'art, traditionnellement, on ne donnait jamais le nom des collectionneurs privés. Tout était très caché, même si, ces dernières années, les choses ont commencé à évoluer… Dans le crypto-art, toutes les collections sont “archivisibles”, et cela peut même constituer un facteur spéculatif supplémentaire. Vous pouvez facilement savoir ce que possède votre voisin. Tout le monde peut connaître la taille de votre collection, sa valeur, combien de CryptoPunks (des NFT qui prennent la forme de petits personnages pixélisés, NDLR) vous possédez…», souligne Caroline Vossen, galeriste officiant depuis plus de trente ans à la Galerie Claude Bernard, à Paris, qui a lancé en 2019 L'Avant Galerie – la première, en France, à accepter les cryptomonnaies comme moyen de paiement. Les NFT ou le symbole d'un monde égotique dans lequel le rapport à l'argent serait plus que jamais décomplexé ? Pas si simple…
Afficher sa réussite sur les réseaux sociaux
«Le marché du crypto-art est le reflet du monde actuel, celui de l'hypermédiatisation, de la profusion, des réseaux sociaux… D'une manière générale, on évolue aussi dans une société où l'argent se montre de plus en plus», analyse Caroline Vossen, qui vient d'organiser une exposition de NFT sur le mouvement trash art avec, entre autres, l'artiste Robness. Autre singularité du marché : les œuvres d'art numériques sont téléchargeables par tous. Dans le monde physique, un tableau de maître sera plutôt conservé précieusement à l'abri des regards ou exhibé à l'occasion d'un dîner très privé. L'œuvre Everydays : the First 5000 Days, de l'artiste Beeple, adjugée à 69,3 millions de dollars chez Christie's le 11 mars 2021, est accessible très facilement – chacun peut en un clic l'enregistrer sur son ordinateur.
Mais seul Metakovan (on sait depuis qu'il s'agit de Vignesh Sundaresan, un millionnaire indien), l'acheteur de ce collage numérique, peut se revendiquer propriétaire du NFT : il peut le garder, le transférer à quelqu'un, ou le vendre. Un coup de tampon très narcissique ? «C'est l'argument qu'avance le mouvement anti-NFT baptisé Right-Click, Save As (comprendre : clic droit et enregistrer), qui critique à coups de mèmes ironiques la valeur disproportionnée que l'on accorde au crypto-art.» Mais c'est méconnaître l'importance de la notion de rareté numérique : «Un NFT authentifie le fichier natif d'une création numérique, son auteur et son propriétaire. C'est là toute l'innovation», souligne Fanny Lakoubay, conseillère en crypto-art et NFT, installée à New York.
Caroline VossenLe marché du crypto-art est le reflet du monde actuel, celui de l'hypermédiatisation, de la profusion, des réseaux sociaux…
Augmenter sa cote de popularité
S'il est question d'ego dans le monde des objets virtuels, c'est aussi parce que la culture du «flex» est importante : pouvoir montrer aux autres qu'on possède quelque chose de rare, cher et désirable. Le mot «flex» vient de l'anglais. Pris dans son sens figuratif, il signifie «faire étalage de sa force». L'expression vient du monde du rap et du R'n'B. «Pourquoi voudrais-je une collection de choses que personne ne peut voir, alors que je peux avoir une collection d'objets numériques visible par tout le monde ?», s'interrogeait Ian Rogers, directeur de l'expérience client de Ledger, célèbre entreprise de portefeuilles pour cryptomonnaies, au micro de Imran Amed (The Business of Fashion) en novembre 2021.
Le «flex», c'est pouvoir prouver que l'on est capable de dépenser des milliers d'euros pour un CryptoPunk, par exemple – ces nouveaux accessoires de luxe. Ce sont 10.000 NFT qui représentent chacun un personnage unique, des œuvres numériques très pixélisées, générées automatiquement par un algorithme. Le record de vente est détenu par le CryptoPunk 5822, qui s'est envolé en février à 8000 ethers (ETH) – l'ether est l'une des principales cryptomonnaies, avec le bitcoin –, représentant environ 22,7 millions d'euros au moment de la vente. «Fin 2021, selon les données de nonfungible.com, l'art ne constituait encore que 9 % du volume des NFT, alors que les “collectibles” (série de figurines numériques, dont les CrypoPunks, peu considérées dans le marché de l'art, NDLR) en représentaient 76 %», précise Fanny Lakoubay. Mais posséder un CryptoPunk ou un Bored Ape Yacht Club (BAYC), soit des têtes de singes pixélisées, c'est aussi une manière de se reconnaître entre soi (et donc de se distinguer), car, dans l'absolu, très peu de gens savent encore les identifier…