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https://www.lemonde.fr/culture/article/2022/05/04/il-buco-descente-vertigineuse-dans-les-entrailles-du-monde_6124728_3246.html

 

 

Dès lors qu’il est question des origines du cinéma, c’est bien souvent au mythe de la caverne de Platon qu’on retourne, comme à une scène primitive, où des hommes enchaînés dans une grotte voient passer sur la paroi les ombres projetées du dehors, qu’ils prennent pour la réalité. Un film véritablement primitif consisterait donc à retourner dans la grotte platonicienne, à reconduire cette expérience des profondeurs, de l’obscurité et des ombres mouvantes, qui s’assimile parfaitement à la salle de cinéma. Un tel film existe, il s’agit du troisième long-métrage, en vingt ans, du parcimonieux Michelangelo Frammartino (après Il Dono, en 2003, et Le Quattro Volte, en 2010). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le cinéaste de 54 ans participe, en Italie, d’un courant néoprimitif qui réunit d’autres filmeurs « à l’os », comme Alice Rohrwacher ou Leonardo Di Costanzo.

Il Buco, récompensé du prix spécial du jury à la Mostra de Venise en 2021, est un film inouï, un récit d’exploration qui s’attache comme rarement à la description d’un lieu, et plus encore d’un relief : un pli dans l’écorce du monde. Il retrace une expédition pionnière datant de 1961, menée par un groupe de spéléologues piémontais dans une faille de Calabre, au pied des Apennins, le gouffre du Bifurto, dans le vieux Sud, qui se révélera, au terme d’une descente de près de 700 mètres, l’un des plus profonds au monde. Dans le village sans âge où les chercheurs font d’abord escale, puis au cœur pastoral de la vallée où s’établit leur campement, l’époque ne se devine qu’à une poignée de signes : des équipements millésimés (le casque à flamme, avant la frontale électrique), une télévision cathodique noir et blanc diffusant un reportage sur le gratte-ciel Pirelli à Milan, une couverture de magazine à l’effigie de JFK…

Geste précis et minimal

Par ce geste précis et minimal de reconstitution, le film prend le chemin de la fiction, mais garde tout du long un pied dans le documentaire. Car la descente, tournée in situ, est effectuée dans des conditions réelles, la caméra s’immergeant dans l’abîme aux côtés de véritables spéléologues en guise d’interprètes. Parallèlement, Frammartino prête une attention de peintre paysagiste au splendide théâtre de nature qui environne l’expédition, au cycle des jours et des nuits qui tombent sur la vallée, aux variations climatiques qu’elle accueille. De temps à autre résonnent les cris d’un vieux berger au visage parcheminé, l’autre protagoniste du film avec la grotte, qui contemple souvent ce site virginal à flanc de coteau, avant de s’en retourner à sa cabane en bois, sise à l’écart du village.

Le clou du spectacle concerne les prises de vues souterraines, réalisées dans des conditions acrobatiques, où l’aventure humaine retracée rejoint celle d’un tournage en immersion

La mise en scène de Michelangelo Frammartino s’apparente, comme dans ses films précédents, à un travail du plan d’ensemble : c’est-à-dire des cadres larges qui relativisent la place de l’humain dans son environnement, et l’y resituent. Ainsi, l’expédition relatée ne va pas sans une étude splendide du site géologique où elle se situe : ce massif du Pollino, dont le relief extérieur se révèle doublé d’entrailles invisibles et mystérieuses. Le point d’écoute ainsi élargi, plaçant la parole humaine au même niveau que les bruits du monde (c’est-à-dire au-delà du sens), Il Buco apparaît aussi comme un film « muet », ou plutôt une chanson de geste.

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