Le philosophe paysan Gustave Thibon disait de Simone Weil: «C’est le seul être chez lequel je n’ai vu aucun décalage réel entre l’idéal qu’elle affirmait et la vie qu’elle menait.» Wikimedia Commons – CC

 

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Ludivine Bénard est journaliste. Elle vient de publier son premier ouvrage Simone Weil: La vérité pour vocation (Éditions de l’Escargot, 2020).


FIGAROVOX.- Vous avez choisi comme joli titre à votre essai «La vérité pour vocation». Simone Weil place en effet la vérité au-dessus de tout. Pourquoi? D’où lui vient ce souci si intense, et rare parmi les intellectuels de son temps qui furent nombreux à succomber à l’idéologie?

Ludivine BÉNARD.- Le souci de la vérité est un trait de caractère constant chez Weil, de ses plus jeunes années à sa mort, précoce, à 34 ans. Si on en croit sa lettre «Autobiographie spirituelle», adressée au père Perrin en 1942, l’obsession de la vérité naquit en elle vers 14 ans, après une sorte de crise existentielle. Elle est à l’époque persuadée que seuls les génies peuvent accéder au «royaume transcendant» de la vérité, et qu’elle, esprit médiocre (notamment comparé à son frère aîné, féru de mathématiques), est condamnée à vivre dans l’illusion, et donc dans le malheur. Avec le radicalisme qui la caractérise, elle tranche alors: «J’aimais mieux mourir que vivre sans elle [la vérité].» Peu à peu, elle se convainc cependant que la vérité est accessible à chacun, pourvu qu’il le désire et qu’il se plie à l’«effort d’attention», cette mise à disposition de l’esprit pour accueillir la vérité. Cet effort, relève-t-elle, est par ailleurs le seul qui permette de considérer les malheureux, faisant de l’attention «la forme la plus rare et la plus pure de générosité».

Toute sa vie, Simone Weil se refuse à toute doctrine, à tout camp de la pensée. Elle n’est que du côté de la vérité

Mais pour être en mesure de faire attention, il faut que la pensée soit totalement libre, loin de tout embrigadement. C’est pourquoi, toute sa vie, Weil se refuse à toute doctrine, à tout camp de la pensée: elle n’est que du côté de la vérité - ce que sa «Note sur la suppression générale des partis politiques» (1940) démontre de façon magistrale. Jamais cet esprit libre ne soumet sa pensée à l’idéologie dominante et, surtout, jamais elle ne tait ses désaccords, ce qui la condamne fréquemment à la solitude. Syndicalistes révolutionnaires, communistes, anarchistes espagnols… tous ses camarades de l’époque subiront le feu de ses critiques, et chercheront parfois à la museler: je pense notamment ici à ses amis communistes, au début des années 1930, qui ne supportent pas de l’entendre dénoncer le mensonge révolutionnaire soviétique. C’est cette même honnêteté intellectuelle qui la rapprochera de Georges Bernanos, après la Guerre d’Espagne, tous deux dénonçant d’une même voix les atrocités de la guerre.

Vous évoquez le rapport au socialisme de Simone Weil. Fréquentant le syndicalisme révolutionnaire, elle s’en est progressivement éloignée, prenant ses distances avec Marx. Que reproche-t-elle au marxisme et à la révolution?

Notons d’abord que Weil connaît particulièrement bien Marx, qu’elle a lu très jeune et qu’elle a enseigné à plusieurs reprises. Elle retient notamment de lui son matérialisme historique (selon lequel l’histoire est déterminée par l’organisation matérielle des sociétés, non par les idées ou intentions des hommes) et sa théorie de l’exploitation (qui pose que le capitalisme extorque une plus-value aux travailleurs en vue d’accumuler du capital et de développer la production pour résister à la concurrence).

Mais contrairement au philosophe allemand, Weil se refuse à croire que le développement infini des forces de production emporte avec lui la libération des travailleurs. Elle réfute cette vision «progressiste» de l’histoire, qui révèle la propension marxiste à diviniser la matière, à lui attribuer «ce qui est l’essence même de l’esprit: une perpétuelle aspiration au mieux». Marx dont la philosophie de l’histoire se focalisait sur la matière lui prête désormais des caractéristiques purement spirituelles! La notion de «développement infini» s’attire également les foudres de Weil, qui dénonce très tôt l’impossibilité d’un développement illimité dans un monde aux ressources finies. Dès 1931, dans son article «Perspectives», la jeune philosophe écrivait en effet: «De quelque manière que l’on interprète le phénomène de l’accumulation, il est clair que le capitalisme signifie essentiellement expansion économique et que l’expansion capitaliste n’est plus loin du moment où elle se heurtera aux limites mêmes de la surface terrestre.» Le marxisme, en promouvant lui aussi le développement des forces productives, se condamne aux mêmes conséquences.

Pour Weil, la révolution, entendue comme prise de pouvoir par le prolétariat et collectivisation des moyens de production, est inopérante pour supprimer l’asservissement de la classe ouvrière.

Enfin, comment croire que la libération des travailleurs dépend du développement infini des forces productives, questionne Weil, quand on sait que ce même développement, lorsqu’il s’incarne au quotidien dans le travail, dans les machines, dans l’organisation de la production (rationalisée à l’extrême), n’est que source de malheur pour l’ouvrier? Comment croire, comme Marx (ou même Trotski), que l’oppression conditionne la libération future? De fait, là où les forces productives ont été collectivisées, en Russie après Octobre 1917, les travailleurs sont demeurés soumis aux machines, aux ordres, à une bureaucratie de coordonnateurs toujours plus nombreux… La technique a asservi le travailleur à tel point qu’un renversement s’est opéré: la machine a pris le pouvoir sur l’humain. Ce n’est donc pas tant la question de qui détient l’entreprise (les bourgeois ou la collectivité) qui importe, mais la façon dont le travail est organisé. Ce n’est pas le capitaliste qui doit être mis en cause, c’est plus globalement le régime de la grande industrie. De fait, la révolution, entendue comme prise de pouvoir par le prolétariat et collectivisation des moyens de production, est inopérante pour supprimer l’asservissement de la classe ouvrière. Nulle part l’expropriation des bourgeois n’a signifié la fin de l’oppression des travailleurs! La révolution n’est alors plus pour Weil qu’un mythe, «un mot pour lequel on tue, pour lequel on meurt, pour lequel on envoie les masses populaires à la mort, mais qui n’a aucun contenu».

Comment propose-t-elle de dépasser le marxisme?

Pour dépasser Marx et l’aporie révolutionnaire, Weil assure pour sa part que la révolution politique doit s’accompagner d’une remise en cause de la grande industrie. Durant son passage en usine, en 1935, la philosophe a touché du doigt le malheur ouvrier, elle a «reçu pour toujours la marque de l’esclavage». Mais cette expérience l’a convaincue que, pour en finir avec l’oppression, il fallait redonner au travail ses lettres de noblesse, en finir avec la domination des machines, rétablir la supériorité de l’esprit sur la technique… En somme, abolir la «dégradante division du travail entre travail intellectuel et travail manuel», comme le disait… Marx! Pour ce faire, estime-t-elle, il faudrait notamment renouer le dialogue entre patrons et ouvriers. C’est pourquoi elle se lance dans une correspondance avec deux dirigeants, «car on est très mal placé en haut pour se rendre compte et en bas pour agir». L’urgence, à son sens, est de trouver ce qui peut être amélioré, au plus tôt, à l’usine, car si les syndicalistes ont raison de demander l’augmentation des salaires, cela ne doit pas être l’alpha et l’omega des revendications ouvrières. L’important, c’est de faire de l’usine un endroit où l’esprit se réconcilie avec la matière.

Un des axes fondamentaux de Simone Weil est le rapport au travail. En quoi sa vision du travail, qui se veut une critique du machinisme et du taylorisme déshumanisants et aliénateurs, peut-elle nous éclairer aujourd’hui à l’ère du numérique et de la mondialisation?

Encore étudiante, Simone Weil élabore une philosophie du travail bien éloignée de certaines visions de l’époque, qui voyaient en la technique un moyen de se débarrasser du terrible tripalium. Loin d’être une malédiction, le travail est pour elle une véritable façon d’être au monde, il est une médiation entre l’homme et son œuvre, mais aussi entre l’homme et les autres, car le travail permet de dépasser son intériorité pour se confronter à la matière. Le travail, fondamentalement, est le propre de la condition humaine ; en travaillant, l’homme façonne le réel et se sent appartenir au monde, il fait l’expérience de sa liberté. Comme expliqué précédemment, Weil encourage un travail réalisé en conscience, où l’homme demeure maître de la technique et décide, d’un bout à l’autre de l’entreprise, des différentes étapes - à l’opposé, on l’a dit, de l’organisation tayloriste de la production, qui repose sur l’ultra-spécialisation des travailleurs, leur ignorance totale de la chaîne de fabrication, leur soumission aux machines et à une armée de coordonnateurs censés penser à leur place.

Le travail est le propre de la condition humaine selon Simone Weil. En travaillant, l’homme façonne le réel et se sent appartenir au monde, il fait l’expérience de sa liberté.

Qu’a-t-on retenu des fameuses leçons de Simone Weil pour un «travail non servile» lorsqu’on observe, aujourd’hui, la pléthore de cadres dénonçant leurs bullshit jobs, comme en parle l’anthropologue David Graeber, ces «emplois à la con» qui n’ont aucun sens, ne créent rien et pourraient très bien ne pas exister? L’aliénation semble avoir pris du galon, elle ne concerne plus seulement les ouvriers mais les professions intellectuelles! Et, alors que Weil dépeignait le travail comme un moyen de constituer une sphère publique, de permettre la reconnaissance réciproque entre les individus, que penser de ces entreprises où les niveaux hiérarchiques s’empilent tant et si bien que les dirigeants se retrouvent à embaucher des «chief happiness managers», pour créer une cohésion tout à fait artificielle, à grand renfort de team building ou d’escape games ? Et enfin, comment ne pas s’inquiéter quand toute une partie des «élites» se positionne en faveur de l’«intelligence artificielle» (un syntagme déjà contradictoire dans les termes!) et rêve d’une société administrée par les robots, du bloc de chirurgie aux rédactions journalistiques en passant par les cabinets d’avocats, les librairies ou les écoles?

«Une étrange chrétienne», écrivez-vous, restée «sur le seuil de l’Église». Qu’est-ce qui attire Simone Weil dans le christianisme? et qu’est-ce qui, au contraire, l’en éloigne?

Il faut d’abord préciser que Simone Weil s’est longtemps décrite comme une juive agnostique. Ce n’est qu’après son séjour à l’usine qu’elle se rapproche du christianisme, à la suite de plusieurs expériences mystiques. Ces dernières ont toutes lieu alors que Weil se trouve dans un état de profonde détresse, l’âme en morceaux après l’expérience du malheur de l’usine ou accablée par les souffrances physiques que lui infligent ses nombreuses migraines. Après sa première «rencontre» avec le Christ, au Portugal en 1935, elle estime: «Là j’ai eu soudain la certitude que le christianisme est par excellence la religion des esclaves, que des esclaves ne peuvent pas ne pas y adhérer, et moi parmi les autres.»

Cette omniprésence du malheur lors de l’expérience mystique est prépondérante dans la métaphysique qu’elle développe par la suite. Weil ne se convertira jamais au catholicisme, dont elle se sent le plus proche, en revanche, on peut penser qu’elle s’est convertie à l’amour du Christ, c’est-à-dire à la figure d’un Dieu fait homme, faible, dont la vie entre pauvreté et charité se termine tragiquement sur la Croix.

Chacune des expériences mystiques de Weil lui fait comprendre que c’est dans le malheur seul que l’homme devient capable de surnaturel, que c’est seulement dans ces périodes de profond trouble qu’il est capable d’aimer l’amour divin en retour, et donc qu’aux malheureux qui continuent d’aimer Dieu malgré le malheur (ainsi de Job, par exemple), le Salut est promis.

Weil ne se convertira jamais au catholicisme. En revanche, on peut penser qu’elle s’est convertie à l’amour du Christ.

Dès lors, la métaphysique de Weil s’articule autour du rejet de la force: de la même façon qu’elle rejette viscéralement la figure de Jéhovah, Dieu cruel et tout-puissant de l’Ancien Testament, Weil aime le Jésus faible et agonisant sur la Croix qui hurle: «Mon Père, mon Père, pourquoi m’as-tu abandonné?» C’est pourquoi elle imagine un Dieu «décréateur», qui s’est retiré de la Création pour laisser advenir l’homme: ce faisant, il a renoncé à exercer toute la force et le pouvoir qu’il avait - ainsi a-t-il prouvé son amour des hommes. En subissant la Passion et en étant réduit à du pain lors de l’Eucharistie, Dieu apprend à l’homme que la véritable puissance n’est pas celle des rois ou des tyrans. Voilà qui parle particulièrement à la Simone Weil de la fin des années 1930, dont les réflexions sont tiraillées entre un pacifisme radical et la menace hitlérienne.

Quant à ce qui éloigne Weil du christianisme, je renverrai à sa longue «Lettre à un religieux» qui énumère en 35 points ses griefs contre l’Église. À son rejet viscéral de presque tout l’Ancien Testament, Weil ajoute l’Inquisition et les croisades, démonstration de force au premier degré d’une institution qui se trouve alors selon elle aux antipodes du message du Christ. Elle rejette également l’excommunication, c’est-à-dire la condamnation de ceux qui ne pensent pas tel que l’impose l’Église, allant jusqu’à parler de «malaise de l’intelligence dans le christianisme». Même convertie au Christ, Weil ne peut soumettre sa pensée à un dogme, ainsi s’oppose-t-elle définitivement au concile de Trente, par exemple, qui définit la foi comme «croyance ferme en tout ce qu’enseigne l’Église».

Au départ farouchement pacifiste, Simone Weil développe au contact de la guerre une forme de patriotisme de compassion qui lui fait écrire L’Enracinement, où elle décrit le besoin qu’ont les homme du passé et des traditions pour se construire politiquement. Comment expliquer son évolution? Cela fait-il d’elle, à certains égards, une conservatrice?

Simone Weil tient son pacifisme de son professeur de philosophie Alain, qui a été traumatisé par les massacres de la Grande Guerre. Jusqu’aux accords de Munich qu’elle soutient, et ce, sans faire grand cas des injustices à venir pour les Tchèques juifs, Weil estime donc que toute solution est préférable à la guerre, y compris un accord avec Hitler. Ce n’est qu’après la trahison des accords de Munich que Weil prend conscience de la menace qu’Hitler représente: ce qu’il veut, c’est une domination totale sur l’Europe, avec pour conséquence la disparition de notre culture, de nos traditions, de notre civilisation. Ce qui s’annonce, c’est une domination de type coloniale, qui anéantira jusqu’aux traces de nos valeurs spirituelles. C’est trop pour Simone Weil, qui garde en tête la domination romaine et la condamnation de peuples entiers et de leur civilisation aux limbes de l’histoire.

Lorsque la guerre entre la France et l’Allemagne est déclarée, Weil rejoint donc la Résistance, d’abord à Marseille puis à Londres, en 1942, où elle se lance dans la rédaction de L’Enracinement. Cet ouvrage, inachevé, est pour elle l’occasion de poser les bases morales du monde d’après-guerre, après la victoire des Alliés. Le but de L’Enracinement, plus spécifiquement, est d’appeler au sursaut politique des Français, pour sauver le peu de valeurs spirituelles qui subsistent. Pour Weil, en effet, chacun d’entre nous s’enracine dans différentes collectivités (foyer, famille, corporations professionnelles, patrie…) dont il reçoit la quasi-intégralité de sa vie morale et spirituelle. Ces collectivités, terrestres, temporelles, sont donc les seules garantes d’un trésor spirituel ancestral, qu’elles transmettent de génération en génération, elles en sont les forteresses. C’est à cette fin, et uniquement à cette fin, qu’elles doivent être protégées, et elles ne peuvent l’être que par un biais vil et injuste: la politique.

La dimension conservatrice de la pensée de Weil réside dans sa volonté de protéger des collectivités imparfaites mais dont la disparition aurait des conséquences plus graves encore.

Notons cependant que jamais l’enracinement ne prend chez Weil la forme d’une célébration de nos racines ou de l’exacerbation d’un nationalisme idolâtre: le patriotisme qu’elle défend, vous l’avez dit, est un patriotisme de compassion, empreint de faiblesse, il regarde la France comme quelque chose de beau, mais fragile, qui peut mourir. Si Weil s’est engagée dans la Résistance pour défendre la France, c’est pour empêcher de la voir disparaître, bien qu’elle sache parfaitement que l’organisation sociale y était injuste, qu’elle avait les mains souillées des crimes de la colonisation, que l’oppression y avait lieu dans ses usines et asservissait des milliers d’êtres humains. C’est sûrement au regard de ces dernières considérations qu’on peut parler d’un certain conservatisme chez Weil, dans sa volonté de protéger des collectivités imparfaites mais dont la disparition aurait des conséquences plus graves encore. Mais la notion de conservatisme trouve vite ses limites, eu égard aux bouleversements que Weil attend de son pays: qu’il sache se montrer juste et digne avec les autres nations (une fois la guerre gagnée, il s’agira de respecter les Allemands, non de les humilier comme en 1919 avec le traité de Versailles), de mettre fin au déracinement que produisent nos méthodes coloniales, d’en finir avec l’oppression des ouvriers et des paysans ; en somme, de refuser d’exercer toute la force qu’on détiendra.

Vous évoquez la fin tragique de Simone Weil, récusant la thèse «romantique» du suicide. L’absolue cohérence entre sa vie et son œuvre, cette fin précoce et ses jugements tranchés, parfois péremptoires, font d’elle une personnalité à part, admirable, mais aussi un peu effrayante. Son exigence absolue de pureté n’est-elle pas parfois inhumaine?

Voulez-vous dire que Simone Weil a tout d’une sainte? Vous ne seriez pas la première à le penser, c’est un qualificatif qu’on retrouve à plusieurs reprises la concernant: dans la bouche des marins de Réville qu’elle accompagna en mer durant l’été 1931, ou chez Simone Pétrement, sa principale biographe. Le philosophe paysan Gustave Thibon disait de Weil: «C’est le seul être chez lequel je n’ai vu aucun décalage réel entre l’idéal qu’elle affirmait et la vie qu’elle menait.» Tous ceux qui l’ont côtoyée l’ont vu: l’obsession de la vérité se couplait chez Weil à de larges tendances sacrificielles. Il ne s’agit pas seulement de nourrir ou d’héberger les plus malheureux, elle est connue pour avoir distribué sa paye à qui voulait, pour manger à peine (elle frôlait l’anorexie), pour ne pas se chauffer, pour se vêtir n’importe comment… De la même façon, elle travaillera à l’usine pour sentir dans sa chair le malheur des opprimés, elle s’engagera sur le front espagnol car la position de l’arrière lui est «insupportable», elle rejoindra la Résistance et fera tout pour revenir en France, dans les années 1941-1943, car elle veut se battre, au sens propre, contre les nazis!

L’obsession de la vérité se couplait chez Weil à de larges tendances sacrificielles.

Autant de raisons qui ont fait assurer à certains que Weil se serait suicidée, en se privant de nourriture en solidarité avec les plus malheureux, alors même qu’elle était alitée pour une tuberculose et refusait les soins. Mais si l’on s’en tient aux faits précis, rapportés par son entourage, Weil distribuait effectivement ses tickets de rationnement mais était de toute façon si affaiblie les derniers mois qu’elle était dans l’incapacité de se nourrir, malgré ses tentatives. Surtout, ce qu’il faut retenir, c’est que Weil assure dans son œuvre qu’il ne faut jamais chercher le malheur car il est le fruit de la nécessité (si elle s’en est approchée en usine, c’était dans un désir de connaissance, non de masochisme) ; l’acte de suicide entre donc en parfaite contradiction avec ses écrits - et ce serait une première chez elle! En revanche, il est certain que Weil était au bord du désespoir durant cette période. Comme dit plus haut, elle souhaitait absolument se battre contre les Allemands (elle rêvait d’être parachutée, les armes à la main). Sauf que les forces de la France libre, De Gaulle en tête, lui refusaient toute mission sur le territoire national, la cantonnant à la sécurité de Londres (relative, tout de même, au vu des bombardements). Mais cette situation est pour elle la trahison d’avec tous ses idéaux. Elle vit cette réclusion comme une dérobade, et comme la négation de sa vocation originelle. Si dans les faits, elle meurt d’une crise cardiaque, qu’expliquent une fatigue extrême, la tuberculose et un affaiblissement conséquent, il est impossible de ne pas prendre en compte son désespoir moral, qui a sans doute eu le rôle le plus important dans sa fin tragique.

Chemins d'exil: Simone Weil à Londres, entre mystique et résistance

 

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